De plus en plus d’observateurs s’inquiètent du spectaculaire renforcement de la marine chinoise. Pourrait-elle devenir un jour plus puissante que celle des Etats-Unis ?

Alexandre Sheldon-Duplaix : On n’en est pas encore là, mais la possibilité d’une parité existe. Cela fait deux décennies que les autorités de Pékin renforcent leur flotte et réduisent l’écart, et elles ont déjà comblé une bonne partie de leur retard. Dans les années 1980, la marine chinoise était déjà numériquement la quatrième du monde, mais ses bâtiments étaient anciens et pas du tout au niveau. Les sous-marins, par exemple, étaient de vieilles unités diesel-électriques copiées sur des modèles soviétiques des années 1950 et les navires de surface étaient dépourvus de missiles antiaériens : ils ne pouvaient combattre que près des côtes, sous la protection de l’aviation basée à terre. Face aux marines américaine et soviétique, cette flotte était obsolète. Le pouvoir chinois n’y voyait pas une priorité, malgré les efforts d’un petit clan au sein de la marine, conduit par le général-amiral Liu Huaqing.

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Elle possède pourtant une immense façade maritime !

Oui, mais la seule mission que Pékin assignait alors à ses navires était de défendre son littoral, notamment contre les éventuelles velléités de débarquement des nationalistes de Taïwan qui prétendaient reprendre le pouvoir à Pékin. Ce n’est qu’à partir des années 1980 que plusieurs événements ont peu à peu convaincu les dirigeants du pays de revoir leurs conceptions. D’abord la signature de la Convention internationale de Montego Bay, en 1982, qui a permis à chaque Etat de revendiquer une zone de souveraineté économique exclusive pouvant aller jusqu’à 200 milles nautiques de ses côtes.

Comme les mers de Chine sont disputées, Pékin avait besoin de bâtiments pour protéger ce nouveau périmètre. Ensuite, Pékin a redouté que les indépendantistes ne remportent le scrutin de 1996 à Taïwan. Pour essayer d’intimider les électeurs de l’île rebelle, les Chinois ont tiré un missile devant un port taïwanais, mais les Américains ont réagi en déployant deux porte-avions dans le détroit de Taïwan.

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Le spectacle de l’armée irakienne, écrasée par la puissance aéronavale des Etats-Unis en 1991 et de nouveau en 2003, a achevé de convaincre les dirigeants communistes de l’intérêt stratégique de posséder une marine puissante pour dissuader les Américains de mener une intervention en soutien à Taïwan ; d’autant qu’au même moment le pays s’apprêtait à engager un grand programme de développement de son "économie bleue" (ports, tourisme, pêche, marine de commerce, construction navale…), qui s'est avéré couronné de succès puisque ces secteurs représentent aujourd’hui 15% du PIB. Sous l’impulsion du général-amiral Liu Huaqing, la montée en puissance de la flotte a donc été lancée à partir de 1995. Et il y a dix ans, tout s’est accéléré.

A quel rythme les Chinois construisent-ils des bateaux ?

A un rythme absolument effréné, nettement supérieur à ce qu’anticipaient les experts américains. Pour en avoir une idée, il suffit de se figurer qu’en seulement trois ans, entre 2015 et 2018, ils ont mis à l’eau un tonnage équivalent à celui de toute la flotte de guerre française ou britannique! Ces quatre dernières années, ils ont sorti un destroyer ou une frégate par mois, et un sous-marin par an. Ils construisent aussi des bâtiments plus petits en grand nombre, notamment des corvettes et des garde-côtes. En une seule journée, le 24 avril dernier, ils ont mis en service un grand destroyer, un sous-marin nucléaire lance-engins, et le premier d’une série de porte-hélicoptères géants de 40.000 tonnes.

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Ces navires sont-ils technologiquement au niveau de ceux des Occidentaux ?

La Chine a longtemps été présentée comme une copieuse. Et de fait, au gré de ses alliances ou partenariats, avec les Soviétiques, avec les Occidentaux, puis avec les Russes de nouveau, elle a profité de transferts de technologies. Mais elle ne se contentait pas d’utiliser les matériels importés : elle les désossait pour essayer de comprendre comment ils fonctionnaient, et elle cherchait à les adapter à ses besoins. Grâce à quoi, ses ingénieurs volent aujourd’hui de leurs propres ailes dans la plupart des technologies. Tant par leur tonnage que par leurs capacités opérationnelles, les nouvelles frégates et les destroyers de Pékin peuvent désormais rivaliser avec les bâtiments américains – ils disposent même de missiles à plus long rayon d’action. La Chine construit aussi d’excellents submersibles conventionnels, qu’elle exporte d’ailleurs, notamment au Pakistan et en Thaïlande.

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Ses 10 sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) restent certes moins performants que les classes Virginia et Los Angeles américains, et ses SNLE (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, vecteurs de la force nucléaire stratégique) sont encore trop bruyants et donc trop facilement repérables. Mais dans l’ensemble, on peut dire que la marine chinoise a largement rattrapé son retard technologique.

Le fait qu’elle ne dispose que de deux porte-avions constitue-t-il un handicap ?

Sans aucun doute, oui. D’autant que ces porte-avions sont à peu près six fois moins puissants que les 11 unités géantes américaines de la classe Ford ou Nimitz ! L’histoire du Liaoning, le premier d’entre eux, est d’ailleurs assez savoureuse. Après la victoire britannique dans la guerre des Malouines, les autorités de Pékin ont essayé d’acquérir de vieux porte-aéronefs désarmés, mais les rares pays qui en possédaient se méfiaient. Elles lorgnaient notamment le Varyag, un ex-porte-avions soviétique de 67.500 tonnes, dont la construction avait été stoppée faute de moyens, et qui n’était pas encore pourvu de ses systèmes d’armes.

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Pour l’obtenir, la marine chinoise a demandé à un milliardaire de Hong Kong de le racheter à titre privé, en faisant croire qu’il serait ancré à Macao et transformé en casino. L’Ukraine l’a cru et a vendu le bateau trois fois sa valeur au prix de la ferraille, face à des enchères américaine et japonaise. Le navire a ensuite été terminé, modernisé, et il est entré en service en 2012. Un sister-ship (navire jumeau), le Shandong, a rallié la flotte en 2019, et une unité dotée, elle, de catapultes est en construction. Une autre suivra, et les Chinois ont lancé les études pour la construction de deux porte-avions géants analogues aux porte-avions géants américains.

Autant dire qu’il faudra des années avant qu’ils ne rattrapent l’Oncle Sam sur ce terrain…

Oui, mais le porte-avions n’est peut-être plus l’arme absolue que l’on pensait. Les Chinois ont en effet mis au point une gamme de missiles de croisière et balistiques antinavires, et ils ont développé un concept défensif de plus en plus crédible : le blocage des points de passage qui commandent l’accès aux mers de Chine orientale et méridionale. Sauf à prendre le risque d’être coulés dans ces détroits, les porte-avions américains seraient contraints, en cas de conflit, d’opérer à au moins 2.000 kilomètres du théâtre des opérations, ce qui limiterait considérablement les capacités du groupe aérien. Pékin a par ailleurs investi plusieurs îlots inhabités situés en mer de Chine du Sud, et en a transformé cinq en bases aéronavales potentielles.

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Face au renforcement de la puissance chinoise, Washington a-t-il pris les mesures qui s’imposaient pour maintenir sa suprématie ?

L’administration Trump a lancé un vaste plan de réarmement naval, visant à porter à 355 le nombre de ses bâtiments en activité. La construction de destroyers Aegis ou de sous-marins classe Virginia se poursuit, et deux nouveaux porte-avions sont en chantier. Mais la grande nouveauté, c’est que l’US Navy envisage désormais de se doter d’une flotte de navires de surface et de sous-marins sans équipage. Ces drones, qui pourraient porter des missiles, des armes anti-sous-marines ou des torpilles, opéreraient en réseau, ce qui permettrait aux Etats-Unis de compenser leur infériorité numérique face aux Chinois. Joe Biden a repris cette priorité. Mais il doit faire face aux réticences d’une partie du Congrès, qui fait valoir que la technologie des drones maritimes n’est pas encore au point, et qui se pose la question du rapport coût-efficacité des porte-avions en raison de leur vulnérabilité face aux missiles balistiques chinois dans des points de passage obligés. A 15 milliards de dollars l’unité, cet argent pourrait être mieux investi dans des sous-marins lance-missiles de croisière.

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Quel est l’objectif de Pékin dans cette course aux armements navals ? S’assurer le contrôle de toutes les mers du globe, afin d’étendre partout son influence ?

Le premier objectif de Pékin, c’est le retour de Taïwan, par la persuasion politique, par l’intimidation ou par l’invasion. Le renforcement de sa flotte vise à percer les défenses de l’île, mais surtout à dissuader les Etats-Unis d’intervenir. Les dirigeants chinois cherchent aussi à desserrer l’étau dans lequel ils se sentent prisonniers. L’accès au Pacifique de la Chine est en effet entravé par deux chaînes de pays insulaires (Japon, Taïwan, Philippines, Malaisie) qui appartiennent à la sphère d’influence américaine. Pékin considère que, pour assurer sa sécurité, elle doit dominer l’espace jusqu’à et au-delà de la première chaîne d’îles afin de repousser le plus loin possible la menace aéronavale que les Etats-Unis pourraient représenter en cas d’intervention à Taïwan.

Pour le reste et depuis le 18e congrès du Parti communiste chinois, l’objectif du pays est de devenir l’égal des Etats-Unis en 2049 (centenaire de la création de la Chine communiste, NDLR), c’est-à-dire une puissance globale. La Chine s’interdit d’intervenir dans les affaires intérieures d’autres pays et s’est opposée aux opérations américaines et occidentales en Irak en 2003 et en Libye en 2011. Il paraît donc peu probable qu’elle utilise sa puissance navale dans cette direction. On peut imaginer en revanche qu’elle cherche à dissuader de futures interventions occidentales. Son exercice en décembre 2019 avec les marines russe et iranienne va clairement dans ce sens.

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Le développement des "nouvelles routes de la soie", ces dernières années, ne laisse-t-il pas penser qu’elle a des visées plus directes ?

Certains craignent en effet que les ports dans lesquels elle investit un peu partout sur la planète, y compris en Europe, ne deviennent un jour des points d’appui militaires. C’est le spectre du collier de perles. Je ne le pense pas. On ne peut pas convertir d’un claquement de doigts un port de commerce en base navale ! La seule vraie base militaire que loue aujourd’hui la Chine se situe à Djibouti. Elle répond à des besoins légitimes dans le cadre des patrouilles antipiraterie et elle sera sans doute appelée à jouer un rôle pour protéger les ressortissants chinois en Afrique. Je n’exclus pas que les autorités de Pékin recherchent d’autres bases. On a évoqué Gwadar au Pakistan, mais à ce jour elles ne paraissent toujours pas franchir ce pas. A mon sens, je le répète, les véritables intentions de la Chine sont juste de peser face aux Occidentaux, pour, peut-être dans l’avenir, les empêcher de mener des interventions qui lui déplaisent.

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Dans ce bras de fer naval entre les deux premières puissances mondiales, l’Europe a-t-elle un rôle à jouer ?

Bien sûr, tout comme d’ailleurs le Japon, les Philippines, l’Australie et tous les pays d’Asie du Sud-Est, pour dissuader d’une attaque contre Taïwan. Les flottes européennes sont certes numériquement inférieures à celle de la Chine, mais elles jouent un rôle d’autant plus important que les Etats-Unis risquent de se retrouver engagés en cas d’invasion de Taïwan. Dans une telle hypothèse, Washington voudrait qu’elles puissent assurer à elles seules la sécurité du Vieux Continent. Le partenariat russo-chinois, largement suscité par l’inquiétude de Moscou face à l’entrée possible dans l’Otan des voisins ukrainien et géorgien, fait naître le fantasme d’une opération chinoise contre Taïwan qui serait combinée avec une opération russe contre des intérêts européens. Je n’y crois pas, mais ce scénario invite les pays européens à disposer de forces navales mieux coordonnées et mieux armées.

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* Historien spécialiste de la marine, coauteur de "Flottes de combat".

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