Joan Miró, une vie de peinture et de poésie

Joan Miró, une vie de peinture et de poésie
Vue de l'exposition « Miro, la couleur de mes rêves » au Grand Palais en 2018 ©ASLM

Le 25 décembre 1983 disparaissait Joan Miró. Retour sur le parcours d'une vie pleine de peinture, de poésie et de rencontres artistiques.

« Je suis d’un naturel taciturne et tragique », disait de lui-même Joan Miró (1893-1983) en 1959 et c’était sûrement vrai, puisque tous ceux qui l’ont connu ont évoqué ses silences légendaires. Pour parler de sa vie, il faut donc prendre le chemin de ses œuvres.

Un chemin qui débute en Catalogne, où naît en avril 1893 ce fils d’orfèvre, petit-fils d’ébéniste, élevé dans la discipline des artisans. Il voit le jour à Barcelone mais le monde s’impose à lui dans la campagne de Cornudella et à Majorque, d’où sa mère est originaire, puis à Mont-roig, au sud de Barcelone, dans la ferme de ses parents, à partir de 1911. Le reste de l’Espagne ? Un pays étranger qu’il visite « comme s’il voyageait en Hollande ». Sur cette terre de Mont-roig, en revanche, il a ses racines et il se sent « comme un végétal ». « C’est la terre, la terre. Quelque chose de plus fort que moi. Les montagnes fantastiques jouent un rôle dans ma vie et le ciel aussi. Pas dans le sens du romantisme allemand, c’est le choc de ces formes sur mon esprit, plus que la vision. Mont-roig, c’est le choc préliminaire, primitif, où je reviens toujours. Ailleurs, tout se mesure par rapport à Mont-roig. » Dès le départ, voici les oiseaux, la terre rouge, les arbres, voire les insectes, que l’on retrouvera tout au long de son œuvre. La campagne catalane est comme « une plante qui aurait poussé sur lui ».

Joan Miro, La Ferme, 1921-1922, huile sur toile, National Gallery of Art, Washington, présentée dans l’exposition « Miro, la couleur de mes rêves » au Grand Palais en 2018 ©ASLM

Côté formation académique, les choses ne sont pas si simples. Quoiqu’inscrit à l’école des Beaux-Arts de la Llotja (celle-là même que fréquenta douze ans plus tôt un certain Pablo Picasso), Joan doit affronter le « barrage absolu » de son père. Pas question d’être un artiste ! Premier combat, première victoire, et première ébauche d’une nouvelle vie, Joan suit finalement les cours de l’académie Galí, découvre Cézanne et Van Gogh, se lie avec des amis pour la vie, comme Llorens Artigas et aussi un certain Antonio Gaudí, s’initie à la musique et à la poésie.
Talentueux, remarquable coloriste, le jeune Miró n’est pourtant pas un enfant précoce, comparé à la virtuosité diabolique du jeune Picasso. Ce dont il se félicitera plus tard : « Cela m’a poussé à avoir de la révolte pour m’exprimer. La facilité aurait peut-être amoindri cette violence. […] je suis arrivé à cette virtuosité après une grande souffrance technique et physique. »

Des premières fréquentations artistiques à Barcelone

Barcelone est plus proche de Paris que de Madrid, les idées voyagent vite, d’autant que c’est la guerre, la capitale catalane sert de refuge à Robert et Sonia Delaunay, Gleyzes ou encore Picabia – « un choc » –, rallié au tout jeune dadaïsme. Miró les fréquente à travers la galerie Dalmau où il a déjà vu, en 1912, des expositions fauve et cubiste. En février 1918, lui-même y montre soixante-quatre œuvres : paysages montagneux tout en formes ondulantes, couleurs puissantes, cernes épais, l’inspiration, très expressive, est à chercher autant du côté des fauves que de Van Gogh. Le public, lui, s’indigne. C’est un échec.

Joan Miro, Portrait de Vincens Nubiola (Homme à la pipe), 1917, présenté dans l’exposition « Miro, la couleur de mes rêves » au Grand Palais en 2018 ©CL

Le repli qui suit est celui de la période « détailliste ». Miró a repris le chemin de Mont-roig et propose désormais une réalité qui n’appartient qu’à lui : comme dans les fresques romanes du musée de Montjuic qu’il aime tant, Miró privilégie l’infiniment petit. « Pour moi un brin d’herbe a plus d’importance qu’un grand arbre, un petit caillou qu’une montagne, une libellule qu’un aigle », écrit-il. En 1918, Le Potager à l’âne ou encore La Maison du palmier témoignent d’une vision éminemment poétique. Miró cherche à sentir « la musique qui émane des fleurs minuscules », et éprouve une sorte de jubilation à rendre hommage, tel un pointilleux miniaturiste, à des sujets aussi humbles qu’un rang de laitues. La réalité peut-elle résister à un tel amour ? Cette passion du détail, il va la transférer à la figure humaine avec, en 1919, un extraordinaire Autoportrait, figure hiératique et magique, ronde et cubiste à la fois, qui fit – encore – scandale à Barcelone. Miró, las de ne pouvoir être compris, rejoint Paris.
« Il faut partir ! Si tu restes en Catalogne, tu meurs ! Il faut devenir Catalan international ! », déclare-t-il. Il s’esquive en mars 1920, quelques mois. Cela suffit pour qu’il s’écrie : « Décidément, plus jamais Barcelone. Paris et la campagne et cela jusqu’à ma mort. » Il tiendra parole. Paris en hiver, Mont-roig l’été. La Ville lumière est un tel choc, l’émotion si forte, qu’à peine arrivé, il est paralysé des mains. Peu importe, il parcourt le Louvre et les galeries d’art. Il perçoit les limites du cubisme, s’en inspire pourtant pour quelques toiles de l’été 1920 – La Table (nature morte au lapin) – empreintes d’un humour rustique parfaitement catalan.

Joan Miro, La Cheval, la pipe et la fleur rouge, 1920, Philadelphie Museum of Art, présenté dans l’exposition « Miro, la couleur de mes rêves » au Grand Palais en 2018 ©SR

Leçons esthétiques à Paris

En février 1921, il est de nouveau à Paris et s’installe au 45 rue Blomet, dans l’atelier du sculpteur Gargallo. Sa vie bascule. « C’est à Paris que je me suis réellement formé intellectuellement. Aussi le français est pour moi la langue du travail, de la réflexion. » Rue Blomet, il a pour voisin André Masson, et bientôt pour amis Robert Desnos, Michel Leiris, Antonin Artaud, Raymond Queneau… Montparnasse lui ouvre ses cafés, ses ateliers, ses bals, ses galeries ; il y découvre les premiers Klee, une leçon essentielle : il faut aller au-delà de la « peinture-peinture » pour investir les hauts-fonds.
La fréquentation quotidienne des poètes va lui donner les moyens d’atteindre ce monde qu’il pressent. Le surréalisme en tête, qui le délivre des pesanteurs d’une réalité contraignante. Miró est celui pour lequel une « cigarette, une boîte d’allumettes contiennent une vie secrète beaucoup plus intense que certains humains ». Les arbres de Miró parlent et plongent Breton, qui publie en 1924 le Manifeste du surréalisme, dans le ravissement. Miró, lui, communie avec Chirico, Klee ou Picabia. Si les insectes, les escargots, les lézards sont toujours là – Leiris parle d’un « surréalisme paysan » –, les signes et les mots entrent dans la danse et font naître un monde nouveau, sur des fonds monochromes, bleus souvent, ou ocre.

Joan Miro, Peinture-poème (Photo : Ceci est la couleurs de mes rêves), 1925, Metropolitan Museum of Art, New York, présenté dans l’exposition « Miro, la couleur de mes rêves » au Grand Palais en 2018 ©SR

Un vocabulaire de formes lentement s’élabore. En 1925, Photo : ceci est la couleur de mes rêves marque le début du cycle des peintures oniriques. Le Carnaval d’Arlequin (1924-1925) déploie un univers halluciné, en rupture complète avec toute la peinture figurative qu’il a pu donner jusque-là. Pendant deux ans, Miró va frôler les limites de l’abstraction, comme le montre le très épuré Paysage bleu à l’araignée. « Je peignais comme en rêve, dans la plus totale liberté. » Un rêve qui prend des allures cosmiques sans pour autant sombrer dans la gravité : l’été 1926 il rapporte de Mont-roig Chien aboyant à la lune, plein d’humour, et qui témoigne de son farouche sens de l’indépendance.

Vue de l’exposition « Miro, la couleur de mes rêves » au Grand Palais en 2018 ©ASLM

Miró ne sera jamais prisonnier d’un mouvement. Si le surréalisme l’a aidé à s’affranchir d’un réel pesant, il le quitte lorsqu’on lui reproche de collaborer aux décors d’un ballet. Pas question pour le peintre de renoncer à une quelconque forme d’expression. « Miró est sans cesse passé d’une phase à l’autre, chaque fois en remettant en jeu son art, toujours en gardant la mémoire des moment précédents, souligne Jean-Louis Prat, qui l’a longuement côtoyé et exposé à la Fondation Maeght. Il y a une grammaire Miró, celle des signes qui nous entourent, nous interrogent, le ciel, le soleil, la lune, la fertilité, le mystère de la naissance. Il a questionné ces mystères à travers tous les supports. » Comme la céramique, fruit de sa collaboration avec son ami Artigas, élaborée dans les montagnes catalanes à partir de 1953, cette « sorcellerie du feu » qui va conquérir les murs du monde entier, à commencer par ceux de l’Unesco à Paris, en 1955 et donner naissance à des objets uniques. Ou le bronze des sculptures, qui deviendra pour lui un autre pinceau, livré à des équilibres audacieux, testant la gravité.

Vue de l’exposition « Miro, la couleur de mes rêves » au Grand Palais en 2018 ©CL

Engagé dans le travail, Miró l’est aussi dans le monde. La montée des fascismes dans les années 1930 l’épouvante. Avant tous les autres artistes, il perçoit les monstres. Les peintures sauvages de 1934-1935 (Femme Tête d’homme) lancent, avec leurs grimaces hurlantes, un avertissement au public : la tragédie approche, ces temps de cruauté et d’incompréhension où sombre la dignité humaine. En Espagne, la guerre civile a éclaté, Guernica est bombardée en avril 1937. Au pavillon de la République espagnole de l’Exposition universelle de 1937, Miró bouleverse les visiteurs avec une fresque monumentale, Le Faucheur, paysan catalan révolté brandissant une faucille. Il appelle à lutter contre les forces franquistes par une affiche d’une force terrible, « Aidez l’Espagne ». Cette détresse et cette violence, déjà, ont éclaté sur ses peintures sur masonite de l’été 1936, mélange de caséine et matières carbonisées, goudron, cailloux. Miró a commencé à assassiner la mesquine peinture de chevalet en y incorporant des objets dès les années 1930. Cette insolente plastique rejoint sa rage d’humain bafoué. Sa résistance au franquisme ne faiblira jamais, même lorsqu’il revient en Catalogne en 1940, fuyant l’invasion allemande. En 1974, lorsque le gouvernement espagnol condamne au garrot le jeune militant anarchiste Salvador Puig Antich, Miró termine un triptyque, L’Espoir du condamné à mort. Une ligne qui se brise… Un peu plus tard, dégoûté par la spéculation financière sur l’art, il brûle des toiles qu’il expose au Grand Palais.

Vue de l’exposition « Miro, la couleur de mes rêves » au Grand Palais en 2018 ©ASLM

Merveilleuse manière de vivre

Mais l’horrible n’aura jamais le dernier mot. En 1940, réfugié à Varengeville-sur-Mer, il peint vingt-trois gouaches, les Constellations. Au cœur de la débâcle et des massacres, elles montrent un foisonnement de légers personnages lumineux, qui tous vont dansant vers L’Étoile matinale. L’espoir n’a pas fui et c’est lui qu’on retrouve, par-delà les années, dans les sublimes Bleu I, Bleu II, Bleu III de 1961, chefs-d’œuvre de dépouillement et de présence. Les jeunes générations entendront-elles ce message, quelle place accorderont-elles à l’œuvre de Joan Miró ? « Une place majeure, assure Jean-Louis Prat, l’avenir est fait pour lui parce que son langage est celui de notre temps, en divulguant des vérités qui ne sont pas doctrinales. » De fait, Tzara, déjà, en 1948, évoquant la « merveilleuse manière de vivre dont Miró nous livre la clé », concluait : « Elle est à portée de nos mains. Déjà, elle s’impose à nos désirs. Elle est vérité, authentique vérité. Elle réveille les endormis. Elle fait mieux apparaître la veulerie d’un monde empêtré dans de faux problèmes. »

Vue de l’exposition « Miro, la couleur de mes rêves » au Grand Palais en 2018 ©SR


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