Comment construire un monde meilleur

Publié le

La pandémie due au coronavirus a plongé le monde entier dans une profonde crise économique. Comment la dépasser ? Est-il possible de lutter en même temps contre la pauvreté et le réchauffement climatique ? Esther Duflo, prix Nobel d’économie, nous a livré ses idées.

Obtenir une interview de l’économiste Esther Duflo est un défi : la prix Nobel est une star ! Il faut dire qu’elle est la plus jeune à avoir reçu cette distinction et seulement la deuxième femme. C’est pour ses travaux sur la pauvreté que cette Française a été récompensée en 2019, aux côtés de deux chercheurs américains, Michael Kremer et Abhijit Banerjee. Depuis sa thèse d’économie au prestigieux MIT (Massachussets Institute of Technology) à Boston, où elle est par la suite devenue professeure, Esther Duflo n’a pas perdu de vue son objectif : trouver les moyens les plus efficaces de changer le monde. Fille d’une pédiatre et d’un mathématicien, ancienne éclaireuse (scoute) et fière de l’être, elle a toujours eu a cœur que ses recherches soient utiles aux plus défavorisés. Elle a évoqué pour Phosphore sa vision de la crise et ses pistes pour demain.

Comment un virus a-t-il pu avoir de telles conséquences ?

Esther Duflo : le coronavirus a déclenché une crise inédite, l’économie n’avait jamais été arrêtée de cette manière. D’habitude, les crises sont déclenchées par un dysfonctionnement du système. Là c’est nous qui avons choisi de le stopper pour protéger des vies. La France a dépensé beaucoup d’argent pour payer les salaires de ceux qui ne pouvaient plus aller travailler. Cela a permis aux Français de continuer à acheter des produits après le confinement. Pour un pays comme le nôtre, s’endetter n’est pas si grave, ce n’est pas comme pour une famille : les banques prêtent aux gouvernements car elles savent qu’elles seront remboursées. Dans beaucoup de pays, les choses ne se sont pas passées comme en France. Aux Etats-Unis, la crise a mis 6,6 millions de personnes aux chômage, du jour au lendemain.

L’europe à-t-elle su faire face ?

Esther Duflo : les pays européens ont réalisé l’importance d’être unis pour gérer une crise comme cette pandémie. Ils le comprennent d’autant plus en voyant les Etats Unis et la Chine qui renoncent à coopérer. L’accord passé en juillet entre les pays de l’Union européenne est tout à fait nouveau. Il prévoit, à travers deux « fonds de relance » importants, que la Commission prête et même donne de l’argent aux Etats et régions les plus touchés par la pandémie. Le fait que l’Allemagne accepte de de dépenser autant au niveau européen et de se porter garant pour d’autres pays est une première. Maintenant que nous avons appris a coopérer, il faudrait profiter de cette crise pour repenser différents manques européens, comme la coordination fiscale : le fait d’harmoniser les impôts entre les pays, pour les ces derniers mènent plus facilement des projets ensemble.

Quelle leçon tirer de cette crise ?

Esther Duflo : n’oublions pas le rôle que la cohésion sociale (ou son absence) joue dans le succès ou l’échec des pays dans leur lutte contre la pandémie. Nous avons besoin d’avoir confiance dans ceux qui nous gouvernent pour pouvoir suivre leurs décisions (comme porter un masque). Et il faut qu’ils soient dignes de notre confiance, à la fois dans la réponse du système de santé et dans la protection des personnes touchées de plein fouet par la crise.

Autre point, les pays riches sont préoccupés par leurs problème qu’ils ne s’intéressent pas aux autres. Erreur ! Les pays riches vont s’en sortir, je le sais. Mais dans les pays pauvres, une bonne partie de la population risque de tomber ou retomber dans des trappes de pauvreté. Enfin, soignons notre rapport à la nature, cessons de croire que nous vivrons toujours comme aujourd’hui. Prenons l’expérience du coronavirus comme un plaidoyer pour un consensus en faveur de la transition écologique. Je suis optimiste sur le fait que ce virus va nous amener vers une prise de conscience.

Quelles sont les priorités pour lutter contre le changement climatique?

Esther Duflo : il faudrait que chacun accepte de changer ses comportements. Par différentes expériences, j’ai pu observer que les habitudes de consommation sont malléables. Profitons-en ! On peut décider, comme je l’ai fait, de moins chauffer le bureau où l’on travaille et de mettre un pull !

Et inversement avons-nous besoin de mettre un pull au restaurant en été comme c’est le cas au Texas, car l’air conditionné est au maximum ? Les jeunes mobilisés pour le climat nous montrent le chemin. Mais cela ne suffira pas. Les gouvernements doivent prendre de décisions courageuses. Il faut déjà interdire les produits les plus polluants. Je suis aussi favorable à une « fiscalité verte », comme la taxe carbone : il s’agit de faire payer des impôts sur les produits responsables de l’émission de CO2. Mais une taxe sur l’essence n’a aucune chance d’être acceptée par les populations sans un gros effort pour redistribuer les richesses, car elles touchent de plein fouet les plus pauvres qui n’ont pas accès aux transports publics et n’ont pas de quoi acheter une nouvelle voiture moins consommatrice. Par ailleurs, je pense qu’il faudrait changer d’indicateurs économiques, la façon dont on mesure les richesses d’un pays.

Pourquoi mesurer les richesses autrement ?

Esther Duflo : le système économique mondial se base exclusivement sur la consommation et la croissance, ce qui n’est profitable ni au climat, ni au bien être des populations. Pour l’instant, pour classer les pays, on utilise le Produit intérieur brut (PIB). Il mesure la richesse créée par un pays pendant une période donnée, notamment les biens et les services produits. Quand on parle de croissance, il s’agit de croissance de ce fameux PIB. Les gouvernements ont l’habitude de mesurer leur succès exclusivement en terme de croissance. Mais ce qui compte, ce n’est pas la croissance, c’est le bien être : être en vie, en bonne santé, heureux dans son travail. Il est évidemment faux que les gens veulent juste dépenser de l’argent. Par exemple, les Européens consomment moins que les Américains et ils ne sont pas les plus malheureux. Il faut arrêter de chercher la croissance à tout prix. La dignité est bien plus importante, et elle ne se mesure pas par le PIB.

Pour résoudre un problème, rien de vaut l’expérimentation y compris quand il s’agit de questions économiques et sociales ! Voilà ce que pense et met en œuvre Esther Duflo. Avec Abhijit Banerjee, son binôme (et mari !), elle reprend une méthode scientifique : l’essai randomisé. Cette méthode est utilisée en médecine pour élaborer des vaccins ou des médicaments. Pour évaluer l’efficacité d’une mesure, on divise une population donnée en deux et on la teste sur l’un des deux groupes. Puis, on observe ce qui se passe pendant une certaine période. On voit ainsi si le mesure est efficace. Cette méthode qui a inspiré de nombreux chercheurs en sciences sociales, est parfois critiquée, car les résultats trouvés à un endroit précis ne peuvent pas forcement être généralisés. Mais pour Esther Duflo, ils permettent de savoir ce qu’il y a de mieux à faire dans un contexte donnée, et on peut vérifier s’ils ne se généralisent en répétant expérience ailleurs. Voici 5 expériences, menées par Esther Duflo, Abhijit Banerjee. Ou leurs collègues et étudiants : les deux chercheurs aiment répéter que le prix Nobel a récompensé le travail de tout un « mouvement » de chercheurs et d’activistes contre la pauvreté !

Lutter contre le racisme dans les facs (aux Etats-Unis)

Dans une université américaine, une étude d’une équipe de chercheurs dont Michael Kremer (prix nobel avec Abhijit Banerjee et Esther Duflo) a montré que les étudiants blancs qui se retrouvaient, en première année, dans une chambre avec des étudiants afro-américains, étaient plus ouverts socialement les années suivantes. Ils avaient aussi tendance à être plus favorables à la discrimination positive (le système de quota qui vise à réduire les inégalités en accordant des privilèges à ceux qui mont le moins au départ).

Combattre le paludisme (en Afrique)

Pascaline Dupas, une ancienne étudiante d’Esther Duflo qui travaille aujourd’hui à Standford, aux Etats-Unis, a démontré il y a quelques années que si les moustiquaires étaient distribuées gratuitement, la population serait globalement mieux protégée. Les résultats ont fini pas convaincre les acteurs internationaux que la distribution massive était le meilleur moyen pour lutter contre le paludisme. Ente 2014 et 2016, plus de 400 millions de moustiquaires traitées à l’insecticide ont été distribuées en Afrique. Selon le magazine Nature, cela a permis d’éviter des centaines de millions de cas de paludisme entre 2000 et 2015.

Former des étudiants plus adaptables (au Pérou)

Roman Zarate, un autre étudiant d’Esther Duflo, a mené une expérience dans un internat au Pérou. Des élèves ont été installés pour certains dans des chambres à côté d’élèves sociables, d’autres à côté d’élèves brillants, et d’autres au hasard. Ceux qui étaient près des élèves sociables ont vu leurs résultats scolaires s’améliorer, alors que ça n’a pas été le cas pour ceux qui ont été placés près des élèves brillants.

Aider des jeunes à trouver du travail (en France)

Esther Duflo a étudié l’efficacité de différents programmes contre le chômage. Parmi eux, le programme « Groupement de Créateurs » évalué de la Mission locale des jeunes de Sénart (77), évalué avec une équipe de chercheurs français. L’idée est de partir d’un projet de création d’entreprise que chaque jeune aurait en tête. L’assistant social travaille ensuite avec lui ou elle sur l’estime de soi, en s’appuyant par exemple sur des techniques théâtrales. L’évaluation du programme a montré que les jeunes ayant suivi ce programme trouvaient plus facilement du travail après.

Aider des femmes à sortir de la pauvreté (au Ghana)

Au Ghana, Abhijit Banerjee a mené une expérience avec d’autres chercheurs. Ils ont proposé à un groupe de femmes très pauvres de fabriquer des sacs, et ils leur achetaient à un bon prix. En plus, la moitié des femmes du groupe ont reçu une chèvre, une formation sur la manière de l’exploiter et un soutien psychologique pour renforcer la confiance en elles. Les femmes qui ont reçu les aides réussissaient à produire plus de sacs et gagnaient plus d’argent.

Illustrations – Texte : Laure Salamon – Rocco