Récit d’une vie : El Greco, le Byzantin moderne et expressionniste avant l’heure

Récit d’une vie : El Greco, le Byzantin moderne et expressionniste avant l’heure
Greco, Pietà, 1580-1590, huile sur toile, 121 x 155,8 x 2,5 cm, collection particulière © collection particulière

Domínikos Theotokópoulos, dit El Greco (1541-1614), est sans doute l’artiste le plus atypique, le plus inclassable, le plus « extravagant », de tout l’art ancien occidental.

El Greco, c’est ainsi que les Espagnols nomment ce Grec natif de Candie, en Crète, qui vient s’établir chez eux pour y mûrir son génie et jeter les bases d’un siècle d’or pictural. La Crète a fait partie de l’Empire byzantin jusqu’à la prise de Constantinople par les Croisés, en 1204. Puis elle est passée aux mains des Vénitiens. Lorsque le jeune Domínikos y reçoit sa formation, c’est la tradition byzantine de l’icône qui prévaut, et c’est dans cette tradition qu’il peint ses premières œuvres : figures géométrisées, aux teintes plates, sur fond d’or, telles que fixées de façon immuable depuis des siècles.

Reconnu maître peintre en 1566, il quitte pourtant son île, deux ans plus tard, pour se rendre à Venise. La Sérénissime est alors à l’apogée de son rayonnement artistique : le vieux Titien, admiré dans toute l’Europe, domine toujours une scène où brillent aussi Jacopo Bassano et les étoiles montantes que sont Véronèse et Tintoret. D’après Giulio Clovio, peintre et ami du Greco, celui-ci fut le « disciple de Titien ».

Parcours d’un météore

Nourrie d’influences variées – les icônes byzantines de sa Crète natale, les maîtres de la Renaissance italienne, la doctrine post-tridentine et un sentiment religieux très espagnol –, l’œuvre de Greco procède d’un syncrétisme tout à fait unique. Son maniérisme aux accents expressionnistes a abouti à une conception rénovée de l’art.

Son œuvre fascina l’intelligentsia de l’Espagne de Philippe II avant de sombrer dans un oubli immérité jusqu’à̀ sa redécouverte au XIXe siècle. Il convient d’expliciter ce parcours singulier en rappelant que la connaissance de Greco demeure indissociable des recherches biographiques que lui consacrèrent Manuel B. Cossío et Francisco de Borja de San Román au début du XXe siècle.

La vie de Greco nous est connue de façon fragmentaire et c’est essentiellement par ses œuvres que nous pouvons accéder à l’âme de l’artiste qui, bien qu’étranger exilé à Tolède à partir de l’année 1577, incarna de la façon la plus absolue l’âme espagnole des années de transition entre le XVIe siècle triomphant et le premier XVIIe siècle. Emblème de la révolution picturale propre à la modernité selon les artistes romantiques et impressionnistes, incarnation du mysticisme espagnol selon ses admirateurs contemporains lettrés, peintre irrespectueux du canon classique occidental selon ses détracteurs : la personnalité polymorphe de l’artiste a donné lieu à des interprétations contradictoires qui ont conduit au dénigrement de son œuvre durant plus d’un siècle.

Les chefs-d’œuvre que son génie a légués à la postérité, loin de manquer d’unité, nous montrent aujourd’hui combien seul l’artiste qui ose interroger les moyens de son art est naturellement conduit, à l’image d’un Joyce ou d’un Borges, à une déconstruction méthodique de son langage propre pour accéder à l’expression de ses plus hautes aspirations spirituelles. Ainsi la peinture de Greco, née de la rencontre entre la Grèce et l’Occident, a pour la première fois au cours de l’histoire de l’art occidental épuisé la fragilité de la représentation réaliste pour accéder aux prémices de l’expressionnisme de l’âme, en suivant un parcours d’une linéarité exemplaire.

El Greco, L’Enterrement du comte d’Orgaz, 1586-1588, huile sur toile, 480 x 360 cm, Tolède, église Santo Tomé

El Greco, L’Enterrement du comte d’Orgaz, 1586-1588, huile sur toile, 480 x 360 cm, Tolède, église Santo Tomé

La peinture in forma greca

L’artiste naquit en 1541 en Crète, à Jándaka, città di Candia, ou Candie, l’actuelle Héraklion. La Crète était sous domination vénitienne depuis le xiiie siècle. La rencontre des traditions artistiques et intellectuelles de l’Orient grec et de l’Occident y avait favorisé la formation d’une culture originale dont la littérature et la peinture furent des modes d’expression majeurs. Un voyageur français, Jacques Le Saige, en témoignait dès 1518, fasciné par la quantité de « belles ymaiges de Nostre Dame encloses de tableaux de Chipres, et des tables et des coffres grants et petits » qui se faisaient à Candie.

De fait, les archives recensent jusqu’à 150 peintres travaillant dans la capitale insulaire et sa région durant le XVIe siècle. Dès le XVe siècle, ces peintres pratiquaient deux manières : soit in forma greca (à la grecque), soit a la latina, selon la mode occidentale. C’est dans ce brassage culturel que se forma le jeune Theotokópoulos, dont l’œuvre la plus ancienne conservée est La Dormition de la Vierge (Ermoupolis, Syros, église de la Dormition de la Vierge). Il s’agit d’une modeste icône peinte a tempera à l’œuf sur panneau épousant l’esthétique byzantine et incluant, dans la partie supérieure, sur un fond d’or, une Assomption de la Vierge, dont le Christ enfant vient élever l’âme aux cieux. Ce motif iconographique singulier, l’enlèvement de l’âme, constituera d’ailleurs l’élément central du chef-d’œuvre le plus connu de la période tolédane de GrecoL’Enterrement du comte d’Orgaz.

El Greco, Laocoon, vers 1610, huile sur toile, 137,5 x 172,5 cm, Washington, National Gallery of Art

El Greco, Laocoon, vers 1610, huile sur toile, 137,5 x 172,5 cm, Washington, National Gallery of Art

Le tournant italien

Quelles sont les raisons qui poussèrent Greco à s’exiler à Venise dès le printemps 1567 ? L’envie d’échapper au milieu artistique marginal de la Crète ? L’attrait de la colonie grecque de Venise où résidaient, vers 1550, 4 000 Grecs et qui offrait un marché attrayant ? Le désir d’approfondir sans réserve la manière italienne ? On est tenté d’opter pour ce dernier argument au regard des deux premières œuvres réalisées par le jeune artiste à Venise : les polyptyques de Ferrare (vers 1567, Fondation Cassa di Risparmio di Ferrara) et de Modène (1569, Galleria Estense). Les aspirations humanistes de Greco y sont éclatantes. Les quatre tables conservées du triptyque de Ferrare, réalisé a tempera et à l’huile sur panneau, montrent une acceptation de la perspective géométrique, évidente dans le Lavement des pieds où la forme cintrée du support renforce la rigueur de la composition. L’Ecce Homo, le Christ au jardin des Oliviers et la Crucifixion témoignent encore, en plus d’une construction spatiale complexe, d’un art de la couleur saisissant.

El Greco, Triptyque de Modène, ensemble ouvert et détail du panneau central (le Jugement dernier) 1567-1569, tempera sur panneau, 37 x 23,8 cm (fermé), Modène, Galleria Estense.

El Greco, Triptyque de Modène, ensemble ouvert et détail du panneau central (le Jugement dernier) 1567-1569, tempera sur panneau, 37 x 23,8 cm (fermé), Modène, Galleria Estense.

Le Triptyque de Modène, peint a tempera sur panneau, est particulièrement éblouissant. On y perçoit l’essentiel des caractéristiques que le maître développera tout au long de sa carrière : force de l’expression, triomphe de la couleur et rigueur de la composition. On ne saurait douter que la métamorphose stylistique du jeune artiste en Italie soit le fruit de l’émulation provoquée par la découverte de l’art de Tintoret, Titien, Véronèse ou Bassano.

Le talent de Theotokópoulos lui ouvrit la porte de l’atelier de Titien qui, dans une lettre adressée au roi Philippe II d’Espagne et relative à l’ensemble de la Vie de saint Laurent commandé pour l’Escorial, mentionne le 2 décembre 1567 la présence d’un jeune disciple, grec et « de grande valeur ». Sa formation vénitienne accomplie, Greco quittait Venise à l’automne 1570 pour tenter sa chance à Rome, se plaçant sous la protection du miniaturiste Giulio Clovio dont il peignit le portrait (Naples, musée de Capodimonte). Clovio, ami de Titien et proche d’Alexandre Farnèse, recommanda l’artiste au cardinal dans une lettre datée du 16 novembre 1570. Le pittore greco travaillait en 1572 à la décoration du salon d’Hercule de la villa Farnèse à Caprarola.

Le choix du maniérisme

Les œuvres réalisées en Italie montrent une assimilation extrêmement aisée des techniques et des principes de la peinture italienne, avec un goût certain pour la sensualité de la touche de Titien ou de Tintoret. Le séjour italien de Greco révéla aussi ses talents de portraitiste. L’artiste, à l’image de ses maîtres, apprit à pénétrer la psychologie de ses modèles. Peintre attentif à l’âme, il chercha à traduire, dans ses compositions religieuses, avec une maîtrise absolue du mouvement, la scène théâtrale sur laquelle prend vie la représentation du sacré.

El Greco, Le Christ chassant les marchands du Temple, vers 1570, huile sur panneau, 65,4 x 83,2 cm, Washington, National Gallery of Art

El Greco, Le Christ chassant les marchands du Temple, vers 1570, huile sur panneau, 65,4 x 83,2 cm, Washington, National Gallery of Art

Les deux premières versions du Christ chassant les marchands du Temple l’attestent. Dans le petit tableau de Washington, l’accent est mis sur le mouvement, la sinuosité des lignes, la somptuosité de la couleur. La monumentale toile de Minneapolis abandonne progressivement tout lien avec le canon classique pour exprimer la violence de l’irruption du sacré dans le monde profane. C’est précisément dans ce tableau que Greco a jugé opportun de loger un quadruple portrait dans la partie inférieure droite : Titien, Michel-Ange, Giulio Clovio et un quatrième personnage sont représentés. L’identité de ce dernier n’est pas établie avec certitude. D’aucuns y voient un autoportrait, nous préférons y reconnaître, à l’instar d’une fortune critique abondante, la figure de Raphaël, peut-être celle de Corrège. Par-delà la référence mondaine envers les maîtres vénérés de la peinture italienne, l’artiste exprime dans ce quadruple portrait son choix stylistique : celui du maniérisme.

Le séjour italien, brillamment initié, fut cependant de courte durée. Selon le médecin pontifical Mancini, le départ de Greco pour l’Espagne fut la conséquence des inimitiés qu’il avait éveillées à Rome. Ce récit peu précis qui fait force de loi depuis le XVIIe siècle mérite certainement d’être nuancé. Toujours est-il que Greco repassa par Venise, séjournant à Sienne, Florence et Parme, avant de s’embarquer pour l’Espagne.

On ne connaîtra donc jamais les raisons exactes qui motivèrent le départ de Greco en 1576. Peut-être les amitiés contractées à Rome et la recommandation de Don Juan de Austria furent-elles déterminantes. Après un bref séjour à Madrid, la présence de Theotokópoulos est documentée à Tolède dès le 2 juillet 1577, date à laquelle il perçut un acompte pour la commande d’un retable peint et sculpté destiné à la sacristie de la cathédrale, retable dont ne subsiste, in situ, que la composition peinte, El Expolio, représentant le moment de la Passion où le Christ est dépouillé de ses vêtements.

El Greco, Le Partage de la tunique du Christ (El Expolio), vers 1579-1580, huile sur panneau, 55,7 x 34,7 cm, Upton House, National Trust Collections.

El Greco, Le Partage de la tunique du Christ (El Expolio), vers 1579-1580, huile sur panneau, 55,7 x 34,7 cm, Upton House, National Trust Collections.

 

Par-delà les apparences du réel

À Tolède, l’artiste inaugurait la période la plus féconde de sa carrière, tout en se tenant à l’écart de la commande royale dont il ne connut jamais les honneurs après le cuisant échec du Saint Maurice, qui ne plut pas à Philippe II. Qu’importe. Greco initiait à Tolède une nouvelle conception de la mimèsis, pure synthèse entre son profond mysticisme et ses recherches plastiques sur l’expressionnisme de la couleur et du mouvement. C’est dans les portraits et les paysages que l’artiste parvint à transcrire la nature vivante, en mouvement. Dans ses compositions religieuses, par-delà les apparences du réel, Greco recherchait la plus pure expression du sentiment du sacré. S’érigeant contre les principes géométriques et statiques de la représentation renaissante, Greco réformait en profondeur le langage pictural. C’est ce que démontre de façon incontestable L’Enterrement du comte d’Orgaz, peinture-manifeste représentant l’union entre le profane et le sacré : dans la partie inférieure du tableau, nul élément statique, tout est regard, tout est mouvement, tout est suspension du temps. Saint Étienne et saint Augustin descendent du ciel pour déposer le comte d’Orgaz au tombeau alors que son âme est enlevée par un ange. Dans la partie supérieure de la composition, le Christ, entouré de la Vierge, des saints et des anges portés par un tourbillon sans fin, reçoit l’âme du comte. C’est cependant un unique mouvement qui anime l’ensemble du tableau, la nature participant au mouvement du sacré.

La liste des œuvres tolédanes est dense et variée mais l’évolution stylistique du maître, dans la profusion de sa production, connaît une direction ignorant tout détour. Ainsi, le Laocoon peut bien nous apparaître comme l’œuvre testamentaire de Greco : le mouvement y est infini, la nature y épouse la permanence du mythe, la Grèce homérique trouve refuge dans Tolède sous des cieux habités d’une présence mystique. On se plaît à imaginer Greco logeant dans l’un de ses derniers chefs-d’œuvre une conception rénovée de l’art où le sacré rejoint le mythe, ultime concession d’un artiste de génie.


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publié en collaboration avec « La Croix »

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