Du nu au déshabillé, les femmes modernes à leur toilette de Degas

Du nu au déshabillé, les femmes modernes à leur toilette de Degas
Edgar Degas, Baigneuse allongée sur le sol, 1886, pastel, 48 x 87 cm, Paris, musée d’Orsay.

Degas présente en 1886, lors de la dernière exposition impressionniste, un ensemble de pastels représentant des femmes occupées à leur toilette. Fruit d’une observation longue et attentive, ces scènes offrent, à travers l’extrême audace des points de vue, une vision du corps de la femme profondément originale pour son époque.

En 1873, Edgar Degas est de retour à Paris après un séjour de plusieurs mois passé dans sa famille à la Nouvelle-Orléans. S’ouvre alors pour lui une période décisive : celle de la reconnaissance et de la réussite, qui est aussi celle de l’affirmation du réalisme, soutenu par les écrits d’Edmond Duranty (« La Nouvelle peinture », 1876) et par lequel il fait sécession au sein de l’impressionnisme.

Nu et modernité

La huitième et dernière exposition du groupe, en mai 1886, scelle cette évolution et met en lumière les expériences radicalement novatrices menées à l’époque par le peintre sur le genre, ô combien classique du nu ; il en présente dix, des pastels, ainsi décrits dans le catalogue : « Suite de nus de femmes se baignant, se lavant, se séchant, s’essuyant ou se faisant peigner. » Cette énumération renferme, ainsi que les titres des œuvres – Femme nue s’essuyant les pieds, Femme dans son bain se lavant la jambe, Femme nue se coiffant –, toute la spécificité de l’approche de Degas : aussi éloigné de la tradition académique du nu idéal que des Baigneuses de son contemporain Paul Cézanne, il représente en effet des femmes génériques quoiqu’individualisées par leur chevelure ou leur morphologie, absorbées dans des gestes simples et des occupations quotidiennes, dans des intérieurs tout aussi familiers.

Femmes déshabillées

Si elles sont nues, ce n’est pour incarner ni la beauté ni l’innocence des premiers temps, mais c’est très trivialement qu’elles sont occupées à leur toilette et surtout qu’elles se sont dans ce but déshabillées – en témoignent souvent, laissés à proximité, des tissus qui semblent des vêtements, promptement ôtés et bientôt revêtus. Il s’agit donc de « femmes déshabillées », selon l’expression employée d’abord par Théophile Thoré à propos de la Femme au perroquet de Gustave Courbet, c’est-à-dire des femmes qui se déshabillent, sous-entendu pour des hommes, ou qui du moins ont renoncé à la pudeur, à la bienséance et se livrent dans leur intimité. L’ajout des vêtements au pied du lit que Degas aurait conseillé à son cadet Henri Gervex pour son fameux Rolla n’a donc rien d’anecdotique – et l’on comprend mieux qu’il ait scandalisé la critique. On voit aussi plus précisément se dessiner les lignes de partage séparant Degas de ses contemporains.

C’est de Henri de Toulouse-Lautrec et de Gustave Caillebotte qu’il est à n’en pas douter le plus proche tant par le cadre où se situent leurs scènes, à la fois dépouillé et ordinaire, que par les corps qu’ils dépeignent : sans fard et sans grâce particulière, tendus et secs, vrais parce que faits d’os et de muscles. Si Édouard Manet a été précurseur dans l’art du « déshabillé », il n’en produit pas moins ici une version domestique de la Vénus anadyomène qui l’apparente, malgré le cadre contemporain, aux nus de Pierre Puvis de Chavannes et d’Auguste Renoir : hiératique pour l’un, vaporeux pour l’autre, ils ne sont pas de chair, mais plutôt de marbre ou de lumière.

Edgar Degas, Femme nue, de dos, se coiffant (Femme se peignant), 1886-1888, pastel sur papier, 70,8 x 59 cm.

Edgar Degas, Femme nue, de dos, se coiffant (Femme se peignant), 1886-1888, pastel sur papier, 70,8 x 59 cm.

D’après des propos rapportés par Gustave Coquiot, ce que Degas cherchait alors à représenter choquait jusqu’aux modèles ; l’une d’elles se serait ainsi exclamée : « Tu sais ce qu’on pose chez Degas ! Eh bien, des femmes qui se f… dans des baignoires et qui se lavent le c… ! » Et pourtant, une fois que la justification par la peinture de l’idéal n’a plus cours, quelle raison plus naturelle que le bain peut-il bien y avoir de se retrouver nue ? Tel est donc le contexte que le peintre assigne à ses figures, anonymes à l’extrême puisque leur visage, tourné, incliné, caché, toujours se dérobe à la vue ; à ses figures au statut social indécis, prostituées, danseuses ou bourgeoises ; à ses figures enfin si indifférentes à une quelconque présence, qu’elles nous placent immanquablement en position de voyeur.

« Des corps vivants, en accord avec leurs alentours »

Parfaitement naturelles, elles semblent presque avoir été croquées à leur insu, tandis que la précision anatomique et la complexité de certaines poses suggèrent une observation longue et attentive. Félix Fénéon a résumé l’ambivalence qui caractérise de telles œuvres : « Art de réalisme et qui cependant ne procède pas d’une vision directe : dès qu’un être se sait observé, il perd sa naïve spontanéité de fonctionnement; Degas ne copie donc pas d’après nature : il accumule sur un même sujet une multitude de croquis, où il puisera l’irréfragable véracité qu’il confère à son œuvre ; jamais tableaux n’ont moins évoqué la pénible image du ‘modèle’ qui ‘pose’. » Voilà l’un des traits caractéristiques du réalisme selon Joris-Karl Huysmans, grand admirateur de l’art de Degas, qui pointe ainsi l’importance du cadre dans l’impression créée par ces pastels et ces monotypes. Ils sont en effet très étroitement resserrés sur la figure féminine ; éléments de mobilier et accessoires sont en nombre fort limité, lesquels se résument même parfois à des masses plus ou moins informes de couleurs, tandis que les murs aux papiers peints grossièrement ébauchés ne font souvent qu’encadrer la vision en indiquant un plan dans l’espace.

Edgar Degas, Le Tub, 1886, pastel, 70 x 70 cm, musée d'Orsay

Edgar Degas, Le Tub, 1886, pastel, 70 x 70 cm, musée d’Orsay

Composition, dessin, couleur, texture

Avec eux, Degas ne vise à aucune caractérisation pittoresque des scènes, mais bien davantage à leur composition, par des jeux de rimes ou de contrastes plastiques et chromatiques : tel accoudoir de fauteuil souligne l’aplatissement du corps, replié en deux, dont le fouillis relâché des étoffes exacerbe la tension (Après le bain, une femme s’essuyant les pieds) ; la nature morte à droite du Tub renvoie tant aux courbes qu’aux couleurs de la femme accroupie. Les points de vue choisis par l’artiste participent de cette focalisation : toujours rapprochés, ils sont pour beaucoup dans l’impression d’intimité que dégagent ces œuvres ; et quand il peint ses modèles en plongée, l’on ne peut que percevoir l’intensité de son regard, fixant l’objet de son étude, comme sous la lentille d’un microscope. L’effet d’un tel point de vue est particulièrement frappant dans la sculpture Le Tub où s’affirme, à la faveur de ce basculement, ce que Huysmans a qualifié de « sensation de l’étrange exact, de l’invu si juste ».

Dessin et couleurs concourent à faire de ces formes de réelles présences, la ligne en les détachant du fond et les traits parallèles, visibles, en les modelant par les jeux de la lumière sur la peau et dans l’espace. Le pastel, par sa texture, est en effet particulièrement propice à la diffusion de la lumière qui rebondit des corps au décor et rend l’atmosphère ou l’air palpables. Au contact de cet air, comme de l’eau, la chair réagit, s’anime. Il faut lire la description emphatique qu’en a livrée Huysmans : « c’est la couleur ardente et sourde, le ton mystérieux et opulent de ces scènes ; c’est la suprême beauté des chairs bleuies ou rosées par l’eau, éclairées par des fenêtres closes vêtues de mousselines, dans des chambres sombres où apparaissent, en un jour voilé de cour, des murs tapissés de cretonnes de Jouy, des lavabos et des cuvettes, des flacons et des peignes, des brosses à couvertes de buis, des bouillottes de cuivre rose ! » « Ce n’est plus la chair plane et glissante, toujours nue des déesses […], mais c’est de la chair déshabillée, réelle, vive, de la chair saisie par les ablutions et dont la froide grenaille va s’amortir. »

Dans les monotypes, Degas orchestre les plus violents contrastes pour mieux mettre en valeur les corps : des fenêtres éclairent les scènes où les silhouettes se dessinent parfois à contre-jour, profondément ambivalentes, nimbées de l’éblouissant éclat du jour et lestées de tout le poids de l’ombre. Là s’imposent à nos yeux ces poses que Huysmans qualifia d’« impitoyables » et dans lesquelles l’artiste poursuivait un mouvement, comme il le nota dans un carnet de 1879-1880 : « faire des opérations simples / comme dessiner un profil qui ne bougerait pas, bougeant soi, montant ou descendant / de même pour une figure entière / un meuble, un salon tout entier… » Pour Femme nue se coiffant, toute l’énergie du corps, projeté vers l’avant et fermement appuyé sur un genou, se concentre dans la chevelure, à la fois retenue et éparse. Quant à Femme s’essuyant les pieds près de sa baignoire qui nous met, sans esquive possible, face à cet imposant postérieur s’épanouissant encore tandis que le buste qui le surplombe disparaît, elle constitue le meilleur exemple de la cruauté que les commentateurs ont relevée dans ces nus, de l’animalité dans laquelle l’artiste y fait basculer la représentation de la femme.

Edgar Degas, Le Tub, 1888-1889, bronze, Norton Simon Museum, photo ©Wikimedia Commons/Wmpearl

Edgar Degas, Le Tub, 1888-1889, bronze, Norton Simon Museum, photo ©Wikimedia Commons/Wmpearl

Un défi lancé aux regards

« C’est la bête qui s’occupe d’elle-même […] c’est comme si vous regardiez à travers le trou de la serrure », déclarait Degas à George Moore au sujet de ses baigneuses. Nombre de critiques se sont fait l’écho d’une telle vision, par exemple Gustave Geffroy qui écrivit en 1894 : « C’est bien la femme qui est là, mais une certaine femme, sans l’expression du visage, sans le jeu de l’œil, sans le décor de la toilette, la femme réduite à la gesticulation de ses membres, à l’aspect de son corps, la femme considérée en femelle, exprimée dans sa seule animalité, comme s’il s’agissait d’un traité de zoologie réclamant une illustration supérieure. » Les poses choisies sont en effet peu flatteuses, les soins du corps impliquant une gymnastique que l’on n’a guère l’habitude de voir représentée avec une attention qui a pu être, à l’époque, qualifiée de misogyne. Huysmans, dans les lignes qu’il consacre aux nus de Degas, ne manque pas d’accuser le trait : « Il semblait qu’excédé par la bassesse de ses voisinages, il eût voulu user de représailles et jeter à la face de son siècle le plus excessif outrage, en culbutant l’idole constamment ménagée, la femme qu’il avilit lorsqu’il la représente, en plein tub, dans les humiliantes poses des soins intimes. » 

Mais il semble bien projeter pour partie ses propres vues sur l’univers de l’artiste, plus ambigu qu’il s’efforce de le voir. Moins homogène en tous les cas, ce que révèle la diversité des commentaires qu’ont pu en faire ses contemporains ; si Gustave Geffroy s’arrête sur les « allures de batracien » qu’adopte l’une des figures, Octave Mirbeau attribue à une autre « la beauté et la force d’une statue gothique », tandis que Maurice Hermel s’enthousiasme : « la pose est admirable de vérité, la ligne du dos, la courbe de la cuisse est superbe, le pied gauche d’une valeur exquise ; le modelé robuste et souple exprime le corps dans sa plénitude, le coloris rompu suit toutes les nuances de l’épiderme dans l’ombre et la lumière ; les accessoires, toilette, draperies, reflets d’eau sur le métal tout cela indiqué le plus finement du monde. » De tels écarts ne pouvaient qu’exister, tant la position de l’artiste dans ces œuvres est difficile à définir : l’on ne saurait assurément la réduire à la « patiente haine » ou au « dédain de la chair » qu’y a lus Huysmans, au filtre des siens propres.

Il semble raisonnable de pondérer ceux-ci par une certaine attirance, une forme de séduction, certes crue pour l’époque et qui, à ce titre, a pu choquer, affirmant là l’incontestable modernité de cette œuvre. Pour l’œil d’aujourd’hui, elle tend un miroir à la société de la fin du XIXe siècle, mettant en scène la condition de la femme et le regard masculin, dont les audaces ne pouvaient alors être perçues qu’à la lumière de jugements moraux. Plus d’un siècle après, maintenant que le réalisme a fait ses preuves, on peut pleinement apprécier la douceur des coloris, la délicatesse des textures et l’étonnante sensualité qui se dégage de ces corps offerts au regard.

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