Valéry Giscard d’Estaing : la création du musée d’Orsay racontée par l’ancien président

Valéry Giscard d’Estaing : la création du musée d’Orsay racontée par l’ancien président
Le musée d'Orsay en 2020 ©Wikimedia Commons/Pierre Blaché

Dans une interview exclusive, Valéry Giscard d'Estaing nous décrivait le projet du musée du 19e siècle, futur musée d'Orsay. Pour rendre hommage à l'ancien président de la République, Connaissance des Arts repartage avec vous cet entretien exceptionnel de février 1980.

En février 1980, Connaissance des Arts a rencontré Valéry Giscard d’Estaing, alors président de la République, pour raconter en exclusivité le projet de la transformation de la gare d’Orsay en musée du 19e siècle. Le Président de la République analysait les raisons qui ont inspiré cette réalisation d’envergure et les objectifs auxquels répondait son aménagement.

Connaissance des Arts : Pourquoi un musée du 19e siècle à Orsay ?

Valéry Giscard d’Estaing : L’année 1980, consacrée au patrimoine, sera, parallèlement, l’année de lancement effectif des travaux d’aménagement de l’ancienne gare d’Orsay, étape importante dans la création du nouveau musée du 19e siècle. Patrimoine et création : comme dans les autres domaines de l’action culturelle, ces deux préoccupations, en apparente contradiction, sont liées. Cela est évident à Orsay. La conception d’un nouveau musée dans une gare classée monument historique, entièrement « reconvertie » et « réhabilitée », est une entreprise difficile. Elle implique un équilibre entre le respect du patrimoine monumental et les nécessités de la présentation muséographique.

La gare d'Orsay avant sa transformation en musée, carte postale ancienne

La gare d’Orsay avant sa transformation en musée, carte postale ancienne

Ce nouveau musée occupera une place essentielle dans la politique d’organisation des musées nationaux. C’est en fait le prolongement du musée du Louvre, décidée pour la première fois depuis cent cinquante ans. La vraie raison de cette création, à laquelle je pense depuis dix ans, alors que le sort des attributions ministérielles me faisait résider dans une partie du Louvre, est le besoin d’une organisation continue des musées nationaux, accompagnée du relogement du Jeu de Paume. Cette idée s’est développée pour donner naissance au projet de musée du 19e siècle. Cela tient à la richesse exceptionnelle de cette période de l’histoire de l’art et de la civilisation en France. En Europe et dans le monde entier —cela ressortirait, par exemple, d’une exposition sur le thème France-États-Unis au 19e siècle— le rayonnement et l’influence de la France ont été prépondérants.

Le musée du 19e siècle exprimera ces courants artistiques qui traversent l’Europe, depuis le romantisme jusqu’au mouvement de l’Art Nouveau. Les collections nationales regroupées à Orsay sont constituées, pour l’essentiel, de la production artistique française. Il sera également intéressant de montrer les influences subies et exercées. L’exposition du Second Empire et l’exposition sur le post-impressionnisme actuellement présentée à Londres, ont mis en lumière l’extrême diversité des courants artistiques au 19e siècle. Cette richesse et cette diversité se retrouveront dans la conception du musée du 19e siècle. Ce musée va modifier l’image que nous nous faisons de ce siècle. Il entraînera de nouvelles appréciations et comparaisons.

Édouard Manet, Le Déjeuner sur l'herbe, 1863, huile sur toile, 208 x 264 cm, musée d'Orsay

Édouard Manet, Le Déjeuner sur l’herbe, 1863, huile sur toile, 208 x 264 cm, musée d’Orsay

Il permettra de sensibiliser à cette tension permanente, tout au long du siècle, entre l’art officiel et l’art en rupture de Manet à Cézanne. Il permettra de déceler des convergences trop longtemps ignorées, qui se révèlent par exemple dans la période symboliste. Pour la première fois, apparaîtront au grand public les « correspondances » entre la peinture, la littérature et la musique, entre Monet, Mallarmé, Proust et Debussy, par exemple. L’idée d’une présentation complète de l’art, dans ses diverses manifestations, est particulièrement significative au 19e siècle.

Paul Cezanne Cinq baigneurs 1900-1904 Huile sur toile 42 x 55 cm Paris, Musée d’Orsay. Donation de Philippe Meyer, 2000 © RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Adrien Didierjean

Paul Cezanne, Cinq baigneurs, 1900-1904, Huile sur toile, 42 x 55 cm, Paris, Musée d’Orsay. Donation de Philippe Meyer, 2000 © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Adrien Didierjean

La conception muséographique présentera de nombreux éléments d’originalité, le principal étant la volonté de présenter simultanément les différentes formes d’expression artistiques. Pour la première fois, il ne s’agit pas de concevoir seulement un musée de peinture, mais de présenter aussi les arts décoratifs, la sculpture, si brillante, l’architecture, la littérature, notamment l’admirable œuvre romanesque, la musique, et d’évoquer ainsi l’évolution de la culture en France au 19e siècle. La photographie, qui y prit naissance, y trouvera une place privilégiée. De même, l’architecture — difficile à présenter — est exceptionnellement riche dans le 19e siècle français. Je pense à l’Opéra de Garnier, aux recherches de Viollet-le-Duc, mais aussi à l’architecture des ingénieurs (Eiffel), et aux audacieuses constructions de Labrouste ou de Guimard.

CDA : Vous avez exprimé le souhait que le musée d’Orsay soit un « beau musée ». Qu’entendez-vous par là ?

Valéry Giscard d’Estaing : J’ai souhaité une qualité exceptionnelle dans la présentation muséographique. Il faut chercher un accord intime entre le bâtiment, monument historique, la décoration intérieure, et certaines des collections présentées. La nouvelle aile du Metropolitan Museum présentera prochainement une collection exceptionnelle de l’art français au 19e siècle dans un vaste hall uniforme doté d’un éclairage zénithal continu. À Orsay, le visiteur devra traverser successivement les salles de l’art officiel de la IIIe République, le grand salon de l’hôtel, les salles d’Art Nouveau, puis le restaurant de l’hôtel réaménagé… J’ai souvent exprimé le souhait que le musée du 19e siècle soit un « beau musée », je dirai au sens traditionnel et permanent de ce terme. Un « beau musée », c’est tout d’abord un musée qui laisse au visiteur une impression globale, forte, et inoubliable, comme le Prado, le Louvre, l’Ermitage, la National Gallery, ou le Rijksmuseum. Un musée qui présente de grandes œuvres, d’un exceptionnel intérêt, et cela sera le cas à Orsay avec Delacroix, Corot, Courbet, Manet, Cézanne… C’est aussi un musée où il est clair et affirmé que les fonctions de conservation et de présentation des œuvres sont prioritaires et constituent la raison d’être essentielle du musée.

Henri Fantin-Latour, Hommage à Delacroix, 1864, huile sur toile, 160 x 250 cm, Paris, musée d’Orsay

Henri Fantin-Latour, Hommage à Delacroix, 1864, huile sur toile, 160 x 250 cm, Paris, musée d’Orsay

À cet objectif, tout doit être subordonné. Au stade de la conception et de l’exécution, c’est à la qualité de la présentation des œuvres (éclairage, accrochage), qu’il faut s’attacher en priorité. Lorsque le musée sera ouvert, les activités d’accueil et de services devront être organisées en fonction de la vocation fondamentale du musée. Un beau musée, cela signifie aussi une harmonie entre les œuvres et le bâtiment-musée. Une évolution récente et heureuse de la muséographie conduit à retrouver le charme de salles de musée structurées et présentant des caractères spécifiques. Tel sera le cas à Orsay. Il est souhaitable d’éviter la banalité des formes et des volumes, qui est souvent le résultat d’une volonté excessive de flexibilité. Un beau musée, c’est aussi un musée où les matériaux utilisés pour les sols, les murs, présentent une grande qualité et une valeur permanente, comme c’est le cas dans la nouvelle aile de la National Gallery de Washington ou le musée de Yale à New Haven.

Concevoir et réaliser un « beau musée » : l’objectif est clairement défini. Mais la réussite dépendra de la sensibilité de la conception et de la qualité dans l’exécution. Dans ce type d’architecture, le soin du détail est essentiel. Le musée du 19e siècle doit être à la fois un musée accueillant, répondant pleinement aux exigences contemporaines et faisant appel, lorsque cela est nécessaire, aux techniques modernes de présentation. De même, les techniques contemporaines du son et de l’image trouveront leur place pour rendre plus attractive, plus vivante et plus sensible, la présentation de l’architecture, de la littérature, de la photographie et de la musique.

CDA : Que pensez-vous du projet retenu à l’issue de la consultation des architectes ?

Valéry Giscard d’Estaing : En transformant l’ancienne gare d’Orsay et l’hôtel en musée, l’État donne l’exemple de la bonne utilisation de bâtiments anciens, particulièrement des monuments historiques. La protection, au titre des Monuments Historiques, de l’oeuvre de Laloux a été discutée. L’ensemble de la gare et de l’hôtel d’Orsay est pourtant représentatif de l’architecture industrielle de la fin du 19e siècle. On y retrouve la grande nef longitudinale et la symbolique des gares. On perçoit aussi le mélange d’audace dans la conception métallique du grand hall et de conformisme dans le lourd décor de pierre sur le quai Anatole France. La réalisation de Laloux — comme d’ailleurs les autres projets qui ont été écartés à l’issue du concours de 1898 — répond à une volonté d’insertion harmonieuse dans l’environnement et de réponse au Palais du Louvre qui lui fait face.

C’est pourquoi, les éléments majeurs de l’architecture devront être respectés. Cet impératif était affirmé dans le règlement de la consultation des architectes, qui s’est déroulée d’octobre 1978 à mars 1979, pour choisir le parti d’aménagement du musée et l’équipe d’architectes. Cependant, le programme impliquait aussi le dégagement de surfaces muséographiques supplémentaires et une transformation profonde des espaces intérieurs, accompagnée d’une réhabilitation complète. Le projet retenu correspond — selon la formule de l’équipe Colboc-Bardon-Philippon — à une « réinterprétation » du bâtiment, pour l’adapter à ses nouvelles fonctions muséographiques.

Face à l'évolution de la pandémie liée au Covid-19, Roselyne Bachelot-Narquin a tenu à rassurer ses concitoyens sur les aides exceptionnelles mises en place ©@timwildsmith/Unsplash

La nef du musée d’Orsay abrite aujourd’hui les différentes galeries ©@timwildsmith/Unsplash

À l’extérieur, la gare restaurée retrouvera sa splendeur. À l’intérieur, le volume exceptionnel de la grande nef sera aménagé en une « rue-musée ». La grande nef sera ainsi mise en valeur et constituera l’élément original du musée du 19e siècle. Au quatrième étage, les volumes autrefois inutilisés sous les verrières des combles, et inconnus du public, abriteront la grande galerie réservée au prodigieux ensemble impressionniste. La dialectique « conservation » et « transformation » soulève des problèmes difficiles, qui ont été étudiés lors du colloque organisé à Avignon, sur le thème de la réutilisation des monuments historiques. Les aménagements proposés dans le projet de l’équipe Colboc-Bardon-Philippon me paraissent donner une réponse appropriée au problème sans doute unique de transformation d’une gare en musée !

CDA : Comment se déroule le processus de création du musée ? Quelles dispositions ont été prises par l’État pour assurer la qualité du projet et en maîtriser l’évolution ?

Valéry Giscard d’Estaing : L’État a mis en place les moyens administratifs et financiers nécessaires pour mener à bien le grand projet d’aménagement du musée du 19e siècle. À plusieurs égards, des solutions nouvelles ont été adoptées lors du conseil des ministres de mars 1978. La réalisation du musée du 19e siècle s’inscrit dans la loi-programme pour les musées, votée par le Parlement au mois de mai 1978 et présentée par Jean-Philippe Lecat la loi individualise les crédits affectés à l’opération d’Orsay et garantit l’échelonnement des crédits nécessaires sur les années 1979 à 1983. L’enveloppe financière prévue (363 millions de francs), qui peut apparaître à certains comme excessive, doit être mise en rapport avec l’importance des surfaces à aménager (55 000 m2), la complexité technique de l’ouvrage, et la nécessaire qualité de la présentation de ce qui doit être un des plus beaux musées du monde.

Le programme de conception et de réalisation du musée prend la forme d’un dialogue organisé entre trois partenaires : le maître d’ouvrage, l’équipe de conception, et l’équipe scientifique. Le rôle du maître d’ouvrage a été affirmé et renforcé par la création d’un établissement public spécifique. L’Établissement Public du Musée du 19e siècle, présidé avec compétence par M. Lachenaud, restera un organisme léger et opérationnel. Il exerce la mission de coordination de la conception et de la réalisation du musée en assurant la responsabilité administrative, technique et financière. Son existence est limitée dans le temps jusqu’à l’ouverture du musée, prévue en 1983, où le musée du 19e siècle sera complètement intégré au Louvre.

Gustave Courbet, L’Atelier du peintre, 1854-1855, huile sur toile, 359 x 598 cm, Paris, musée d’Orsay.

Gustave Courbet, L’Atelier du peintre, 1854-1855, huile sur toile, 359 x 598 cm, Paris, musée d’Orsay.

Une équipe scientifique, composée de conservateurs de musées, et animée par M. Michel Laclotte, conservateur en chef du Département des Peintures du Louvre, regroupe et complète les collections, conçoit les circuits de visite du futur musée, s’assure de la qualité des condtions de présentation des œuvres. L’équipe de conception regroupe les architectes (équipe ACT-Colboc, Bardon, Philippon), et les bureaux d’études ; elle a été choisie selon des modalités qui sont exemplaires, à bien des égards, par rapport aux pratiques actuelles des consultations d’ingénierie : l’équipe des architectes a reçu une mission très complète de conception et de réalisation. Après six mois de travail, on peut affirmer que l’équipe des concepteurs, avec toute leur jeunesse, a développé ce projet avec intelligence, énergie et sensibilité. Trop souvent les projets de construction ou d’aménagement sont lancés sans études préparatoires suffisantes, et sans que le maître d’ouvrage se dote des moyens de mener à bien sa mission.

Pour le projet d’Orsay, la consultation des architectes a été précédée par une longue phase d’études pour l’élaboration du programme, menées par la Direction des Musées de France, avec le concours de l’équipe O’Byrne et Pecquet. Pendant les phases d’études et de travaux, l’Établissement Public poursuivra et adaptera les études de programmation : il recevra l’assistance d’organismes spécialisés pour le contrôle des coûts et des délais ; il conduira et développera les études de préfiguration de la gestion et d’évaluation des coûts de fonctionnement. Aux différentes phases de conception et de réalisation, le ministre de la Culture et de la Communication prend les dispositions nécessaires pour conduire le processus de création du musée. Il vient périodiquement m’en rendre compte, car c’est une grande œuvre nationale.

Jean-Baptiste Carpeaux, La danse, 1868, conservée au Musée d'Orsay ©Wikimedia Commons/Sailko

Jean-Baptiste Carpeaux, La danse, 1868, conservée au Musée d’Orsay ©Wikimedia Commons/Sailko

Grâce à l’initiative de Connaissance des Arts, et à l’article de M. Kjellberg, les lecteurs vont imaginer leur prochaine visite au musée du 19e siècle : après l’accueil rue de Bellechasse, ils descendront le grand escalier, remonteront le « cours », visitant les salles de part et d’autre de la place où s’élèvera la Danse de Carpeaux ; après Delacroix, Courbet, l’art officiel du Second Empire, Manet, ils retrouveront, au 4e étage, sous les combles et avec un éclairage naturel, les collections impressionnistes actuellement présentées au Jeu de Paume. Redescendant au niveau du grand salon et du restaurant, les visiteurs parcourront les galeries côté rue de Lille et côté quai Anatole France, consacrées à la période post-impressionniste et à la fin du siècle… Ils y rencontreront aussi les reconstitutions de chambres ou d’ateliers d’écrivains, de musiciens, là où s’est forgé dans la peine, et souvent avec d’infimes moyens, l’immense message artistique du 19e siècle. Pour cela, il leur faudra attendre 1983. Mais en longeant la Seine, ils observeront à partir de la fin de cette année le début des travaux. Et, pour tromper leur attente, ils vont pouvoir lire votre article.

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