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Crèches : l’enfer du décor

La mort d'une petite fille de 11 mois dans une crèche People&Baby de Lyon, après qu'une auxiliaire de puériculture l'eut contrainte à boire du Destop, délie les langues des professionnels de la petite enfance. Sous-effectifs constants, surbooking d'enfants, burn-out, économies de bouts de ficelle, gestes frôlant la maltraitance… Enquête sur ces crèches privées comme publiques qui font rimer vulnérabilité avec rentabilité, parfois au péril de nos enfants.
Derrière les jeux d'enfants et les sourires, des conditions de travail toujours plus difficiles © PIERRE BESSARD/REA

Émilie*, 28 ans, aura tenu quatre mois comme directrice d’une crèche privée de 35 berceaux. Son diplôme d’éducatrice de jeunes enfants (EJE) en poche depuis un peu plus d’un an, elle ne s’est pas méfiée d’être embauchée pour remplacer une directrice pourtant aguerrie partie pour cause de burn-out. Bien vite, Émilie commence à comprendre ce qui a pu pousser sa devancière à bout : malgré ses relances auprès du gestionnaire pour la peinture qui s’écaille, les clous saillant des garde-corps pouvant blesser les enfants et le crépi qui râpe les genoux des bambins, rien n’est fait. Elle se voit répondre que cela peut attendre, le gestionnaire ayant d’autres préoccupations : l’ouverture de crèches en Russie et à Dubaï.

Ouverture des crèches et écoles : impossible n’est pas français

Puis, il y eut les pressions pour le TO. Comprendre : le taux d’occupation des berceaux. Si la législation impose l’encadrement d’un professionnel pour 5 bébés ou 8 enfants qui marchent, il arrive que les structures privées comme publiques fassent fi de ces normes afin d’accueillir le plus d’enfants possible et d’ainsi empocher le maximum de prestations de la caisse d’allocations familiales. « Outre le surbooking qui m’était imposé, on me demandait de comptabiliser les enfants même s’ils étaient absents afin d’obtenir le meilleur taux de facturation, en échange de belles promesses de primes pour l’équipe », raconte Émilie à Valeurs actuelles.

Un matin, trois de ses employées, sur les neuf qui faisaient tourner la boutique, sont venues tour à tour dans son bureau lui déposer leur démission. Quelques jours auparavant, Émilie, jonglant avec les appels aux parents, les tâches administratives et les coups de main à son équipe, n’avait pu se retenir de hurler contre un enfant qui avait mordu son camarade, le bambin redoublant alors de larmes. En sous-effectif constant, impossible d’aller souffler dehors. La coupe est pleine. « J’avais perdu le sens de mon métier. J’ai alors décidé de suivre la petite voix intérieure qui me soufflait de m’enfuir », nous confie Émilie, qui, à son tour, rend son tablier malgré la culpabilité d’abandonner les enfants comme les parents.

Le secteur de la petite enfance au bord du précipice

Effectifs réduits, bébés en surnombre, épuisement professionnel, arrêts maladie en cascade et absences non remplacées, personnels qui claquent la porte, turnover incessant, risque de maltraitance… : comme l’hôpital, le secteur de la petite enfance est à l’os et manque cruellement de bras. Mi-juillet, la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) a publié une photographie inédite de la pénurie. Sur plus de 16 000 établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE) interrogés, la moitié fait état de postes vacants : 10 000 de professionnels de la petite enfance sont à pourvoir sur l’ensemble du territoire et 9 512 places ont dû être fermées faute de candidats à l’embauche. Le secteur est « à bout de souffle », selon les mots d’Emmanuel Macron. Lors de son précédent quinquennat, 30 000 places supplémentaires de crèches devaient être créées, mais seulement 15 000 ont vu le jour. « Aujourd’hui, il promet 200 000 places d’accueil mais qui va les faire tourner puisqu’il n’y a pas de personnels ? Tout ça n’est que fausses promesses ! », s’agace Julie Marty-Pichon, EJE et représentante du collectif “Pas de bébés à la consigne”.

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Le bateau prend l’eau de toutes parts. Alors il faut écoper. Face à la pénurie de professionnels, le gouvernement s’apprête, d’une part, à élargir le nombre de diplômes autorisés à exercer en crèche et, d’autre part, à favoriser l’insertion dans le secteur de la petite enfance des personnes éloignées de l’emploi via un parcours d’intégration et de formation. « Ces dérogations existent déjà mais nous les encadrerons davantage via des contrôles de la PMI [Protection maternelle infantile] et des temps de formation », assure David Blin, chef du pôle petite enfance, familles et solidarités du ministre Jean-Christophe Combe. Loin d’être rassurés, les acteurs de terrain s’inquiètent de voir leurs diplômes dévalorisés et la qualité de l’accueil sans cesse revue à la baisse. « C’est méprisant, on nous prend pour de simples torcheuses de cul. Tout cela est rendu possible parce que les enfants sont vulnérables, ne parlent pas et surtout ne votent pas », se désole Jeanne*, EJE.

Comment en est-on arrivé là ? Pour comprendre les mécanismes qui ont poussé peu à peu le secteur au bord du précipice, il faut revenir une vingtaine d’années en arrière. Au début des années 2000, Ségolène Royal, alors ministre déléguée à la Famille et à l’Enfance, crée la PSU (prestation de service unique), une subvention versée par les Caf aux crèches à chaque enfant accueilli en leur sein. Pour coller aux besoins de flexibilité des parents et s’assurer que les places tant recherchées soient bien pourvues tout au long de la journée, le forfait jour initialement proposé par les crèches aux familles est remplacé par une tarification à l’heure près, base sur laquelle les structures d’accueil perçoivent les subventions de la Caf. Malgré ces réformes, la disette de berceaux mais surtout de personnels devient peu à peu structurelle, alors il faut coller des rustines pour pallier l’urgence : les successeurs de Royal, Nadine Morano en 2010, puis Adrien Taquet en 2021, autorisent tour à tour par décret d’augmenter à 110 puis 115 % les capacités d’accueil des crèches de manière exceptionnelle, à condition que le taux d’occupation hebdomadaire n’excède pas 100 %.

« On est sans cesse le nez plongé dans les plannings. Si un enfant est malade, on pioche dans notre liste de bébés tampons pour le remplacer. Il faut maximiser sans cesse le taux de remplissage, à défaut, notre budget peut être rogné. La logique est perverse puisqu’elle pousse au surbooking, couplé au sous-effectif de salariés. Plusieurs fois je me suis dit que je mettais les enfants en danger », confie Christelle*, EJE, directrice d’une microcrèche privée. « C’est peu ou prou le même système de tarification à l’acte que l’on retrouve à l’hôpital », conclut Julie Marty-Pichon.

“Une logique de rentabilité complètement déconnectée”

Face à un service public à la peine, le privé s’est engouffré dans la brèche dès 2004. En créant son propre réseau de crèches ou en se voyant confier par certaines mairies la gestion de leurs structures. Une place en crèche coûtant environ 18 000 euros, charge au gestionnaire d’optimiser les coûts afin de maximiser ses marges. Et pour ce faire, chaque dépense est scrutée au « centime près », explique Christelle*, qui liste pour nous : « Dans ma structure, il est prévu un repas en moins par section. On fait le pari des absents et, si tous les enfants inscrits sont présents, on répartit les parts en donnant moins aux petits mangeurs. Comme le budget des couches est ric-rac, on attend le dernier moment, plusieurs pipis ou l’approche de la venue des parents pour les changer. On calcule un Ebitda [résultat avant impôts et amortissements, NDLR] tous les mois et, si les chiffres sont mauvais, alors il faut remplir toujours plus les berceaux. »

Pour s’assurer un rendement plus stable, les crèches privées misent sur la vente de berceaux aux entreprises. Ces dernières fidélisent leurs salariés tout en bénéficiant d’un crédit d’impôt famille et d’une réduction de leur impôt sur les sociétés. Le deal est gagnant-gagnant. Sauf pour l’enfant qu’il faut alors sortir de la structure pour laisser la place au nouveau petit privilégié. Catherine*, détentrice d’un CAP AEPE (accompagnant éducatif petite enfance) en région parisienne, est « dégoûtée » de ces pratiques. Quand elle est arrivée, une des petites filles dont elle avait la charge pleurait sans cesse au départ de ses parents et, très “sauvage”, ne prenait pas part aux jeux. « Avec l’équipe, nous avons fait un travail formidable, au fil des mois son comportement a changé du tout au tout. Mais il a fallu annoncer un beau jour à ses parents que le mois suivant la place de sa fille serait occupée par un contrat d’entreprise. C’était déchirant. Cette logique de rentabilité est complètement déconnectée des besoins de l’enfant ! Où est la bienveillance tant prônée ? », questionne-t-elle.

Derrière les stickers arc-en-ciel et les nuages tremplins pour les moutons invitant aux doux rêves, peints sur les façades de ces établissements, que savent précisément les parents de ce qui se joue entre ces murs ? « Nous leur cachons au maximum l’envers du décor. C’est important de garder un lien de confiance avec les familles, cela fait partie de notre job », nous explique Adélia*, directrice d’une crèche privée ayant un agrément de 25 enfants mais en accueillant le plus souvent 32. Adélia nous raconte ce balcon menaçant de s’effondrer au sein de la copropriété où est nichée la crèche. Pendant deux ans, ses courriers adressés à la Mairie comme au responsable de secteur sont restés lettre morte jusqu’au déménagement temporaire récent. Consigne était donnée de ne pas en toucher mot aux parents. Puis, ces repas, il y a quelques mois, qui n’ont pu être livrés car la chaîne du froid avait été rompue par un réfrigérateur défectueux. « Prévenue la veille par mail, je suis partie acheter en catastrophe des petits pots : 500 euros de ma poche jusqu’ici jamais remboursés… », nous confie-t-elle, amère.

« Les parents préfèrent garder des œillères sur ces dysfonctionnements tant ils ont dû batailler pour obtenir une place et ils n’ont pas d’autre choix », analyse Frédéric Groux, psychologue clinicien, ancien EJE. Pour lui, les morsures comme les griffures à répétition sont loin d’être une phase normale du développement de l’enfant, comme on l’assure souvent aux parents. Il s’inquiète de certaines affiches placardées sur les structures enjoignant aux parents de couper les ongles de leurs petits, « comme s’ils étaient des poulets en batterie ». D’un lieu vanté comme étant celui des premières sociabilisations, les crèches dysfonctionnelles au contraire rendent l’enfant féroce, lui apprennent que, pour survivre, il faut crier le plus fort, mordre et griffer. La loi de la jungle en somme.

Dans ces crèches en sous-effectif constant et à bébés en surnombre, difficile de répondre aux besoins essentiels de l’enfant. Alors on le fait patienter pour sa sieste malgré les signes évidents de fatigue parce qu’on est déjà occupé à faire déjeuner un enfant ou à changer une couche, sans un regard pour le bambin. On garde le sourire tant bien que mal, mais parfois on se met à crier parce que les nerfs lâchent, ou à racler avec la cuillère la bouche d’un enfant grognon avec plus d’insistance qu’à l’accoutumée, nous raconte-t-on. Tous ces petits gestes anodins confiés par des personnels essorés sont ce qu’on appelle dans le milieu de la petite enfance les “douces violences”.

Dès lors, on peut s’interroger : l’accueil collectif est-il adapté à tous les enfants, et ce dès 2 mois ? Marie-Laure Gagey-des Brosses, présidente de l’ONG Make Mothers Matter France, s’agace de ces politiques qui n’ont que le mot “crèche” à la bouche. Et de citer, pêle-mêle, d’autres modes de garde : les assistantes maternelles, dont la moitié partira à la retraite d’ici à dix ans et l’urgence d’accorder de nouveaux agréments. Puis le congé parental, sans cesse détricoté depuis François Hollande et aux revenus si faibles (400 euros par mois) que seulement 200 000 familles contre 600 000 avant 2014 y ont aujourd’hui recours. Sa revalorisation à 70 % du salaire pendant un an comme cela se fait dans certains pays scandinaves était justement une des préconisations comme tant d’autres du neuropsychiatre Boris Cyrulnik à la tête de la commission pour les “1 000 premiers jours” de l’enfant. Un rapport rendu en 2020 et jusqu’ici tombé dans l’oubli.

* Les prénoms ont été changés par souci d’anonymat.

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