Ed et Nancy Kienholz, l’art en plein visage

Ed et Nancy Kienholz, l’art en plein visage
Ed et Nancy Kienholz, Jody, Jody, Jody, 1993-1994, tech. mixte, 243,8 x 274,3 x 121,9 cm ©Courtesy Templon, Paris-Brussels.

Née dans les années 1950 et contestataire, l’œuvre des Kienholz n’a pas pris une ride. Pour la première fois depuis 1977, elle est montrée à Paris, non par une institution publique, mais par une galerie privée, celle de Daniel Templon. À découvrir à partir du 5 septembre.

« Ils ont pointé du doigt les fissures de notre société occidentale. » Rien de plus juste que ce mot de la conservatrice allemande Martina Weinhart pour servir de préambule à l’œuvre de Edward Kienholz et Nancy Reddin Kienholz. Mais ce constat ne suffit pas. Prolifique, incisive, voire corrosive, leur production déborde toute tentative de synthèse : leur travail réclame d’être vu, encore et encore. Et tant pis ou tant mieux s’il hante ensuite nos rêves, bouscule nos spéculations, démolit nos illusions.

Ed et Nancy Kienholz, The Model, 1984-1985, tech. mixte ©Courtesy Templon, Paris-Brussels.

Ed et Nancy Kienholz, The Model, 1984-1985, tech. mixte ©Courtesy Templon, Paris-Brussels.

Genèse d’un art puissant et impensable

L’histoire commence en solo et se termine en famille. Edward Kienholz (1927-1994) naît dans une famille de fermiers du comté de Spokane, État de Washington. C’est l’Amérique de Steinbeck, apple pie et pick-up, qui se débat contre la récession puis propulse ses enfants dans des conflits lointains, l’Europe, la Corée, le Vietnam… Après le lycée, Ed prend la route et enchaîne les boulots : charpentier, vendeur d’aspirateurs, impresario d’orchestre de danse. Dès 1951, ses premières œuvres naissent à Los Angeles. Un de ses proches amis, le collectionneur Monte Factor, dira bien plus tard : « Trente-cinq ans après je suis toujours incapable de dire comment tout cela a commencé. Il sentait à plein nez le fermier, […] son art ne ressemblait pas à de l’art, ne prétendait pas en être, n’était pas considéré comme tel. […] Et pourtant quelque chose de puissant et impensable émanait de ces repoussantes productions et vous poursuivait. Quelque chose qui a tenu le coup ». Ed Kienholz commence avec des peintures abstraites (définitivement abandonnées en 1960) et poursuit en 1954 avec des reliefs faits de morceaux de bois récupérés peints avec un balai.

Ed & Nancy Kienholz ©Marsha Burns

Ed & Nancy Kienholz ©Marsha Burns

Les sculpteurs font les poubelles

C’est la naissance du mouvement californien de l’assemblage. Pour le faire connaître, Edward Kienholz ouvre avec Walter Hopps en 1957 la Ferus Gallery, à Los Angeles, la première galerie qui montrera sur la Côte Ouest, jusqu’en 1966, des artistes tels qu’Andy Warhol, Jasper Johns, Roy Lichtenstein, Frank Stella. Kienholz revend ses parts en 1958 pour se consacrer entièrement à ses « tableaux » en trois dimensions : des installations de plus en plus vastes, faites de matériaux de récupération, ferrailles en tous genres et objets trouvés dans les vide-greniers, du sèche-cheveux à la voiture, déchets laissés pour compte dans les ruines de la consommation, scènes expressionnistes où il incorpore des personnages moulés. Le contenu critique ne fait aucun doute mais la poésie et l’émotion sont toujours au rendez-vous. « C’est une rage imprégnée d’adrénaline qui m’a poussé dans mon travail », dira-t-il. Il passe l’Amérique foutraque au crible de son regard sans concession. Comme un archéologue, il fouille dans son passé et en extirpe des « oublis » : L’Incident de Little Eagle Rock (1958) et une foule de questions dérangeantes, comme la peu reluisante Conquête de l’Ouest, la destruction de la culture Indienne, le racisme, les luttes sociales et, bien sûr, les guerres pourries. En 1961, il monte Roxy’s, réplique d’un célèbre bordel de Las Vegas, et théâtre ouvert à la déambulation des visiteurs. En 1962, au moment où la bataille pour le droit à l’avortement est engagée, il produit The Illegal Operation (acheté par le Los Angeles County Museum of Art en 2008) et l’Amérique puritaine reçoit en plein visage le sordide spectacle d’une femme-sac informe, de linges souillés et d’instruments rouillés. En 1968, le Portable War Memorial pulvérise la Guerre du Vietnam.

En 1972, il rencontre Nancy Reddin (1943-2019), sa cinquième épouse. Elle est photographe et va apprendre, avec lui, à construire. « On parlait des projets et on se mettait en route, sans étude préalable », racontera-t-elle. Ils mettent en commun leur travail et toute œuvre produite à partir de 1972 l’est sous leurs deux noms. Obscène, violente, trash… La société des bien-pensants, regard rivé sur la bannière étoilée, ne lui pardonnera pas l’image qu’il lui renvoie. Des institutions culturelles refusent de l’exposer. Edward, Nancy et leurs enfants s’installent à Berlin-Ouest en 1973 et l’Europe les célèbre. Ils feront désormais des allers-retours entre l’Allemagne et Hope, dans l’Idaho, où ils ont construit un studio. Edward y sera enterré dans une vieille Packard en 1994. La terre continue de tourner et l’Histoire, souvent, ressemble à s’y méprendre à un de ses « environnements ».

Une question demeure : pourquoi la France s’est-elle si peu intéressée à cette œuvre gigantesque, plus brutale que celle d’un Rauschenberg mais aussi importante ? Au pays de Duchamp, a-t-on si peu d’affinités avec le Pop Art et l’expressionnisme ? Il a fallu attendre que le galeriste Daniel Templon, qui se rappelle avoir été fasciné, en 1967, par la découverte de The Beanery, nous rappelle l’existence d’une œuvre dont les anticipations donnent le vertige. Et pourtant, comme aimait le dire son ami Richard Jackson : « Pas besoin d’avoir un doctorat pour comprendre ce qu’ils montrent. C’est un art démocratique ».

@ newsletters

La sélection expo
Chaque semaine découvrez nos expositions coup de cœur, nos décryptages exclusifs et toutes les infos pratiques.

S'inscrire à la newsletter
newsletters

Retrouvez toute la Connaissance des arts dans vos mails

Découvrir nos newsletters