Visite dans l’atelier de Susanna Fritscher, façonneuse de lumière

Visite dans l’atelier de Susanna Fritscher, façonneuse de lumière
Susanna Fritscher derrière le prototype de l'oeuvre Frémissements, exposée au Centre Pompidou-Metz, 2020. ©Yves Gellie

Avec Frémissements, l’installation présentée par Susanna Fritscher au Centre Pompidou-Metz, l’artiste autrichienne transforme le lieu en un monde blanc, flottant et diaphane. Nous l'avons rencontrée dans son atelier de Montreuil, où elle élabore projets et maquettes.

Les installations de Susanna Fritscher se coulent dans des espaces au gabarit chaque fois différent. En 2017, il s’agissait du patio du musée des Beaux-Arts de Nantes, lieu immense et baigné d’une lumière zénithale et, en 2019, Louvre Abu Dhabi, dans une salle très en hauteur. Cette fois-ci, elle investit l’immense espace blanc, long de quatre-vingts mètres, du dernier étage du Centre Pompidou-Metz. Son but reste le même : réinventer la perception que le visiteur pense avoir de l’architecture de l’endroit, plongé dans une telle évanescence qu’au premier regard cela ne ressemble à rien de connu.

Susanna Fritscher dans son installation Frémissements au Centre Pompidou-Metz. Photo ©Agathe Hakoun

Susanna Fritscher dans son installation Frémissements au Centre Pompidou-Metz. Photo ©Agathe Hakoun

Bouleversement de notre réalité

L’artiste met donc au point un habitacle à l’allure immatérielle à l’intérieur de l’architecture existante, souvent déjà assez neutre, afin de troubler notre regard, chambouler nos habitudes, transformer nos réactions physiques et mentales… Elle bouleverse notre réalité, jusqu’au rapport à notre propre corps, elle tisse une sorte de gigantesque piège inversé, sans en avoir l’air. Avec une fausse neutralité, elle nous laisse libre d’y pénétrer ou de rester aux marges. Rien de spectaculaire, aucune séduction bonimenteuse, aucune couleur séductrice, pas une once de pittoresque. Aucun repère fourni. Rien que du blanc plus, ou moins transparent et mouvant selon les œuvres.

« Où rien ne fait image… », ainsi que l’écrit Philippe-Alain Michaud dans l’un de ses catalogues. Et pourtant, si la beauté du dispositif fait d’air et de lumière nous attire comme les abeilles sur le miel, c’est que l’œuvre a un fort pouvoir. Son architecture arachnéenne reste mystérieuse tant qu’on n’a pas pénétré son cœur. Alors seulement, on distingue de très longs fils ou des rubans de plastique plus ou moins fins, plus ou moins transparents. Une fois prisonniers de ces rets, on se questionne : pendent-ils d’en haut ou montent-ils d’en bas ? Sont-ils mus par eux-mêmes ou à notre passage uniquement ? Qui les manœuvrent ? Forment-ils des écrans translucides pour nous cacher quelque chose ou seulement pour tromper notre rétine, ou les deux ? On ne s’explique rien. L’air devient vivant, rythmé. Telle une texture, tel un tissage fluide, il flotte ou se gonfle.

Dans cette œuvre de Metz intitulée Frémissements, un étrange souffle sonore semble naître du sol et inciter ces étranges voilures à se mouvoir, à faire frissonner l’ensemble aérien et vaporeux qui se forme et se déforme en un ressac perpétuel. Vacillants dans ce vertige de brume éthérée, créons-nous nous-même nos propres impressions, nos élucubrations visuelles et sensorielles ?

Immersion dans la lumière

La réponse de l’artiste est très claire : « Je construis cette instabilité et ce flottement grâce à un dispositif que je mets au point dans l’espace qui m’est donné. Ma stratégie consiste à mêler œuvre et environnement, à perturber et modifier notre regard et nos sensations, à infuser une incertitude. Je ne veux offrir que la possibilité d’une expérience. Sans proposer d’idée préalable ni d’indication, sans sentimentalité ni pathos, ni message d’aucune sorte. Je n’impose rien et n’offre au spectateur qu’une totale liberté. L’émotion, c’est le spectateur qui la crée, pas moi. Je souhaite que mon installation soit la plus ouverte possible. Certains auront peur d’y entrer, d’autres s’y promèneront en tous sens, d’autres encore s’allongeront à l’intérieur et pourront y rester une demi-heure. Mon œuvre est avant tout réactive ». Ce qui est valable pour toute œuvre d’art, à savoir qu’elle doit être complétée par celui qui la regarde, est encore plus flagrant ici.

S’immerger ou pas dans cette œuvre informe est un voyage dans l’inconnu. Un plongeon dans un visible à peine visible, changeant selon l’humeur de chacun et lorsqu’il y a des sources de lumière, selon les ondulations de l’air et les traits de la lumière. Au visiteur de choisir s’il veut pénétrer dans cet espace respirant, lointain écho des « Pénétrables » de Soto, et accepter de se faufiler dans l’exploration de ces immenses cathédrales fantomatiques où l‘air brouillé et ouaté peut faire apparaître et disparaître d’autres silhouettes vaporeuses de promeneurs égarés. Un univers d’inversion pouvant conduire jusqu’au vertige.

Susanna Fritscher, Für die Luft, 2019, Louvre Abu Dhabi, fils silicone, h. 627 cm, collection du Centre Pompidou, Paris. ©Laurent Tessier

Susanna Fritscher, Für die Luft, 2019, Louvre Abu Dhabi, fils silicone, h. 627 cm, collection du Centre Pompidou, Paris. ©Laurent Tessier

Le mystère de l’immatériel

Si l’installation est sans forme préalable, elle est cependant, dans son élaboration, extrêmement structurée et d’une précision mathématique. Rien n’est improvisé, tout est minutieusement pensé, calculé, analysé, contrôlé. Pour éviter toute tentation de narration, les matériaux doivent apparaître objectifs. Ils doivent désamorcer tout ce qui pourrait conduire à une invitation, à une quelconque velléité de récit ou d’originalité.

Ces fils de silicone, ces filaments en polyester d’un dixième de millimètre, ces tubes, ces tiges si fragiles, sont donc tous industriels, comme les feuilles de Plexiglas qu’il lui est arrivé d’utiliser auparavant. Susanna Fritscher les choisit à la fois pour capter la lumière et pour jouer avec. « Les matériaux que j’utilise – plastiques, films, voiles – sont si volatils qu’ils semblent se confondre avec le volume d’air qu’ils occupent. » Ce sont eux qui créent des vibrations lumineuses ; celles, optiques, imaginées par le regardeur ; et celles, plus objectives et matérielles, produites à la fois par les mouvements réels de l’air ambiant et par les pulsions et les reflets de la lumière lorsqu’elle traverse ces fils.

Pensées, dessinées, maquettées dans son atelier de Montreuil, les créations de l'artiste sont finalisées sur le lieu de l'exposition. ©musée d'arts de Nantes/Mya Roynard

Pensées, dessinées, maquettées dans son atelier de Montreuil, les créations de l’artiste sont finalisées sur le lieu de l’exposition. ©musée d’arts de Nantes/Mya Roynard

Pour mettre au point ces dispositifs complexes, l’artiste se fait conseiller par des scientifiques, ingénieurs des fluides, aéro-acousticiens de l’Ircam, etc. Le son est de plus en plus présent dans son travail. Il participe à tout le dispositif qui se transforme, à force de modulations en tous genres, en un véritable champ magnétique. Les maquettes de l’œuvre sont élaborées dans l’atelier de l’artiste, mais ne prennent vie que sur le lieu de l’exposition grâce au talent des assistants techniques, particulièrement habiles dans le montage de ces environnements. Sans eux rien n’existerait, et Susanna Fritscher ne rate pas une occasion pour louer ces équipes.

Proche de la pensée d’un John Cage, elle est de ces artistes professant la primauté de l’expérience sur la production d’objets et prônant une dématérialisation de l’art. Avec elle, on est loin de l’art « héroïque » qu’elle a bien connu dans sa Vienne natale tel qu’il régnait dans les années 1960-1970 pendant ses années d’études dans la célèbre École viennoise des arts décoratifs : le mouvement des Actionnistes. Leur message de violence, leur langage de pouvoir autoritaire, leurs « actions » corporelles exécutées dans le sang, l’urine et la boue, l’ont probablement éloignée à jamais de telles manifestations hypersubjectives ! Ce que propose Susanna Fritscher est à l’opposé, un art de l’effacement, de l’imperceptible, de la légèreté, un art où rien n’est imposé, où rien ne vous asservit. Un art de la liberté, en somme.

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