Quand la peste ravageait Marseille : étude de l’oeuvre La Vue du Cours par Michel Serre

Quand la peste ravageait Marseille : étude de l’oeuvre La Vue du Cours par Michel Serre
Michel Serre, Vue du Cours pendant la peste de 1720, 1721, huile sur toile, 317 x 440 cm MARSEILLE, MUSÉE DES BEAUX-ARTS. ©VILLE DE MARSEILLE/RMN-GP

Trois siècles avant la propagation du Covid-19, la peste décima la moitié de la population de Marseille. Le peintre Michel Serre, établi dans la capitale phocéenne, immortalisa ses ravages dans trois toiles, dont cette époustouflante Vue du Cours.

Le 25 mai 1720, le Grand-Saint-Antoine, navire revenant du Levant avec une cargaison d’étoffes précieuses et de balles de coton, entre au port de Marseille. Il transporte aussi dans ses cales des puces porteuses du bacille de la peste. Malgré les précautions d’usage, il semble que certaines négligences aient eu lieu et que les intérêts des propriétaires de la cargaison aient prévalu sur les mesures de sûreté sanitaire. Résultat : les étoffes contaminées se répandent et la maladie se propage dans la cité.

La moitié de la population de Marseille emportée par la peste

D’abord dans la vieille ville, insalubre et surpeuplée, puis dans tous les quartiers. En août, les Marseillais sont confinés. Il meurt cent, puis trois cents, puis mille personnes par jour. Les infirmeries sont débordées, on jette les cadavres dans la rue. Leur évacuation, en plein été, devient un problème crucial. On réquisitionne les forçats de l’arsenal des galères pour dégager les corps qui sont ensuite jetés dans des fosses communes et recouverts de chaux vive. Presque tous ces forçats en mourront.

Michel Serre, Vue du Cours pendant la peste de 1720 (détail), 1721, huile sur toile, 317 x 440 cm MARSEILLE, MUSÉE DES BEAUX-ARTS. ©VILLE DE MARSEILLE/RMN-GP

Michel Serre, Vue du Cours pendant la peste de 1720 (détail), 1721, huile sur toile, 317 x 440 cm Marseille, Marseille, musée des beaux-arts ©VILLE DE MARSEILLE/RMN-GP

Madame Leprince de Beaumont, dans ses Mémoires de madame la baronne de Batteville, décrit : « Les rues, les devants des portes étaient couverts de malades qui confondus avec les mourants, étaient abandonnés de tout le monde, les hôpitaux ne pouvant plus les contenir. On y rencontrait peu de monde, personne n’osant paraître dans les rues sans un besoin absolu. […] Heureusement l’évêque de Marseille, accompagné de quelques ecclésiastiques, portait des secours spirituels et corporels à tous les malades sans distinction de rang ». Monseigneur de Belsunce s’illustra en effet par ses bienfaits durant l’épidémie. Celle-ci emporte près de la moitié de la population marseillaise, et le tiers de la population provençale. L’État intervient pour tenter d’empêcher la propagation du fléau dans tout le royaume. C’est ainsi qu’un « mur de la peste » est construit dans les monts du Vaucluse. L’épidémie ne s’éteindra qu’en septembre 1722, pour connaître une brève résurgence six mois plus tard.

Michel Serre, Vue du Cours pendant la peste de 1720 (détail), 1721 ©VILLE DE MARSEILLE/RMN-GP

Michel Serre, Vue du Cours pendant la peste de 1720 (détail), 1721 ©VILLE DE MARSEILLE/RMN-GP

Michel Serre témoin de la désolation

Les trois toiles que le peintre Michel Serre (1658-1733) réalise à cette occasion constituent sans doute les plus importants témoignages visuels de l’événement. Né à Tarragone, en Espagne, formé dans différents ateliers en Italie, Serre s’installe à Marseille en 1675. Il devient le principal peintre baroque de la région, peint de grands tableaux d’autel pour de nombreuses églises, se fait admettre au sein de l’Académie royale de peinture et se voit gratifié de différentes charges par Louis XIV. Durant l’épidémie de peste, il endosse la responsabilité de commissaire général de son quartier et dirige les opérations de déblaiement, se montrant généreux de sa fortune pour secourir les malheureux. Ses toiles sont donc bien des témoignages, car l’artiste, au cœur de la lutte contre la maladie, a pu voir de ses propres yeux les scènes de désolation qu’il a dépeintes.

Ordre et désordres

La Vue du Cours est la plus importante de ces toiles, par le format comme par l’ampleur de sa perspective et de sa composition. Il s’agit bien d’une vue, dans le sens des « vedute » du XVIIIe siècle, véritables portraits de villes, où l’exactitude topographique prévaut. Avec le nouvel hôtel de ville, le Cours était la principale création urbanistique des dernières décennies à Marseille, conférant à la cité phocéenne à la fois majesté et modernité. La magnificence des bâtiments, l’ordre et la géométrie de la perspective, par contraste, accusent le chaos et les désordres sans nombre occasionnés par le fléau.

Michel Serre, Vue du Cours pendant la peste de 1720, 1721, huile sur toile, 317 x 440 cm MARSEILLE, MUSÉE DES BEAUX-ARTS. ©VILLE DE MARSEILLE/RMN-GP

Michel Serre, Vue du Cours pendant la peste de 1720, 1721, huile sur toile, 317 x 440 cm MARSEILLE, MUSÉE DES BEAUX-ARTS. ©VILLE DE MARSEILLE/RMN-GP

Au premier plan, au centre, se tient un groupe avec Monseigneur de Belsunce bénissant les malades et agonisants. Par la suite, la ville rendra hommage à son évêque en donnant son nom au Cours. On retrouve ici ce que rapportent les témoignages écrits, les malades réfugiés à l’ombre des arbres pour se protéger des morsures du soleil, les cadavres jonchant les rues, entassés, mêlés aux moribonds, dans toutes les attitudes de la douleur et du désespoir, les corps évacués par les fenêtres, les charrettes emplies de victimes… La force du tableau est de tresser, en une même « vue », deux univers antagonistes : l’ordre, la noblesse de l’architecture, magnifiée par la perspective centrale, et symbole de la volonté et de la raison royales, d’une part ; et de l’autre, la puissance destructrice de la maladie. La perspective, si ostentatoire, a une fonction double. À la fois elle ouvre l’espace où l’action, tragique et lamentable, se déroule, à l’infini, et en même temps elle dresse les façades lumineuses de la ville moderne, tels des remparts contre le chaos.

Michel Serre, La Vue de l’hôtel de Ville pendant la peste de 1720, 1721, musée des beaux-arts de Marseille

Michel Serre, La Vue de l’hôtel de Ville pendant la peste de 1720, 1721, MARSEILLE, MUSÉE DES BEAUX-ARTS ©Wikimedia Commons

Deux autres tableaux

Si la Vue du cours glorifie la charité chrétienne, les deux autres tableaux honorent les vertus de la Ville et de l’État. La Vue de l’hôtel de Ville pendant la peste de 1720, elle aussi au musée des Beaux-Arts de Marseille, obéit au même souci topographique que le précédent. On assiste au déblaiement des cadavres par les forçats dûment encadrés. Tout en bas, sur une barque à l’aplomb du quai, Serre s’est peint lui-même en train de travailler à son tableau, façon de dire « j’y étais, j’ai vu cela ». Le tableau de Montpellier, quant à lui, représente Le Chevalier Roze à La Tourette. Ce personnage s’illustra en effet par sa vaillance et son efficacité lors des opérations d’assainissement de ce quartier.

Michel Serre, Scène de la peste à la Tourette en 1720, 1721, Montpellier, musée Atger

Michel Serre, Scène de la peste à la Tourette en 1720, 1721, Montpellier, musée Atger


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