Le rêve américain : dans l’envers du décor avec Gregory Crewdson

Le rêve américain : dans l’envers du décor avec Gregory Crewdson
Gregory Crewdson, Alone Street, 2018-2019, photographie numérique, 127 x 225,7 cm ©GREGORY CREWDSON

Avec ses compositions immenses et ultra-léchées, Gregory Crewdson prend depuis quarante ans le rêve américain à revers. An Eclipse of Moths, son nouvel opus, capture les paysages désolés de la Nouvelle-Angleterre, et ajoute à la somme de ses énigmes irrésolues. L'exposition éponyme à la galerie Templon à Paris devait ouvrir ses portes cette semaine.

De toute évidence, il a plu à verse. Égarée sur l’asphalte encore maculé de flaques, une vieille Buick stationne sur un carrefour désert. Depuis le porche de son immeuble, un homme tatoué contemple la scène une bière à la main, indifférent au landeau abandonné sur le trottoir. En face, clouées aux fenêtres, des planches de bois protègent une maison en brique d’un danger passé ou imminent. Au fond, une bande de nuages roses traverse le ciel rayé de fils électriques. Le temps s’est figé sur Alone Street, l’une des seize pièces à conviction d’An Eclipse of Moths, dernière série à suspens de Gregory Crewdson.

Scènes ambiguës

Fruit de plus de deux ans de travail, An Eclipse of Moths emprunte son nom au piège que tend la pollution lumineuse aux papillons de nuit : « J’ai vu dans ce phénomène naturel une métaphore poétique de mes personnages qui semblent tous chercher leur voie, aimantés par les lampadaires comme ils le seraient par des phares », commente la superstar d’une Staged Photography aux frissons garantis, dont il enseigne la science (fiction) à Yale. Ce très grand format (127 x 228 cm) trône dans le bureau d’Anne-Claudie Coric, directrice de la galerie Templon, qui lui consacre cet automne sa sixième exposition personnelle : « Ce qu’on y voit varie selon l’humeur : si tout va bien, on trouve la nature superbe, on se dit que les personnages viennent d’échapper au pire. À l’inverse, on peut s’imaginer une scène parfaitement déprimante ».

Gregory Crewdson, The Cobra, 2018-2019, photographie numérique, 127 x 225,7 cm ©GREGORY CREWDSON

Gregory Crewdson, The Cobra, 2018-2019, photographie numérique, 127 x 225,7 cm ©GREGORY CREWDSON

Des personnages à la Hopper

Mieux vaut avoir un moral d’acier pour affronter les images à sensation de ce fils de psychanalyste, forcément névrosé, qui nous conte la folie ordinaire de l’Amérique middle-class. Il ne fait pas bon vivre dans les intérieurs de Beneath the Roses (2003-2008), pas plus que dans les sous-bois de Cathedral of the Pines (2013-2014). Peuplées d’âmes solitaires aux mines blafardes, semblables à celles qui hantent les toiles d’Edward Hopper, ces actions suspendues se déroulent dans les environs de Becket, dans le Massachusetts, où Crewdson, enfant, passait ses vacances. C’est là ou presque, à Great Barrington, loin de la fureur de Manhattan, qu’il trouve refuge en 2011 après un divorce éprouvant, dans une église méthodiste désaffectée.

Gregory Crewdson, Redemption Center, 2019, tirage pigmentaire, 127 x 228 cm ©GREGORY CREWDSON

Gregory Crewdson, Redemption Center, 2019, tirage pigmentaire, 127 x 228 cm ©GREGORY CREWDSON

Les codes du cinéma

Randonnées méditatives dans les Appalaches et baignades revigorantes dans le lac Upper Goose le décident à reprendre le fil des scénarios catastrophes faisant, depuis Twilight (1998-2002) – album paranormal façon Stranger Things – sa signature. Un peu comme s’il reprenait le chemin des studios, tant ses prises de vue superproduites copient les rites des plateaux de cinéma. « À ses débuts, beaucoup décelaient des citations de Hitchcock, Lynch, Spielberg, Cronenberg ou De Palma. Aujourd’hui, c’est plutôt lui qui inspire le cinéma : certaines productions Netflix semblent tout droit sorties de son imagerie. Je le pense du reste beaucoup plus proche de la peinture, comme en témoigne Alone Street, dont la composition rappelle celle d’une Annonciation », analyse Anne-Claudie Coric. Il y a tant à voir dans ces pastorales américaines désenchantées, patiemment mises au point durant des semaines de retouches : « L’œil est incapable d’obtenir ce degré de netteté. Il suffit qu’il se focalise sur un détail pour que le reste devienne flou. Chez Crewdson, tout est absolument au même plan : une expérience aussi physique que mentale ».

De la science-fiction au drame familial

Absorbé par le vortex de ce puzzle d’images, le regard circule, scrute, furète, balaie le lieu du crime en quête d’indices. Et Crewdson ne lui simplifie pas la tâche : « Alors que ses séries précédentes concentraient l’attention sur une scène principale, An Eclipse of Moths éclate l’action et déploie de façon rhizomatique une infinité d’histoires possibles. C’est la première fois qu’il convoque autant de genres différents, de la science-fiction au drame familial, social ou policier ». Suspectes, ses images duveteuses séduisent tant et si bien qu’on les présumerait innocentes. « Depuis Cathedral of Pines, il est passé à l’impression jet d’encre : les pigments sont directement projetés sur le papier, sans aucun processus chimique, ce qui donne à l’image ce rendu velouté si particulier, proche du dessin ou de la peinture. Un choix motivé par des raisons esthétiques, qui optimise en prime la durée de conservation du tirage. »

Gregory Crewdson, Red Star Express, 2018- 2019, photographie numérique, 127 x 225,7 cm ©GREGORY CREWDSON

Gregory Crewdson, Red Star Express, 2018- 2019, photographie numérique, 127 x 225,7 cm ©GREGORY CREWDSON

Microclimats d’Amérique

Prudent, Crewdson se tient à la pointe, à distance de l’artificiel : « On n’est pas chez Andreas Gursky ou Thomas Struth, il n’y a pas de “truc” mais au contraire ce qu’il faut d’arbre, de ciel, d’architecture… les décors sont suffisamment ancrés dans le réel pour que l’ensemble soit authentique. C’est un travail sur la puissance de l’image, la complicité qui nous lie à elle et nous chamboule, infiniment et lentement ». Que ses microclimats anxiogènes aient inondé Instagram durant le confinement n’est pas un hasard. Que le calendrier de sortie de cette nouvelle intrigue épouse celui des élections américaines, non plus : ici et là, renaître ou sombrer, le mystère reste entier.


À VOIR 
(dès que possible)

« Gregory Crewdson, An Eclipse of Moths »
Galerie Templon – Grenier-Saint-Lazare, Paris

« Le Mauvais Œil »
Frac-Auvergne, Clermont-Ferrand

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