Man Ray joue avec la mode au musée du Luxembourg

Man Ray joue avec la mode au musée du Luxembourg
Man Ray Lee Miller, le visage peint 1930 circa - 1980 épreuve gélatino argentique, tirage tardif 30,9 x 22,1 cm Milan, Fondazione Marconi © collection particulière, courtesy Fondazione Marconi © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2020

Dès son arrivée à Paris en 1921, Man Ray devient photographe de mode et portraitiste. Pendant vingt ans, il a mis sa liberté de ton et son inventivité au service de son activité de photographe professionnel. Courtisé par le Tout-Paris et le monde de la mode, il renouvelle le genre et contribue à la naissance de photographies emblématiques du surréalisme. À découvrir au musée du Luxembourg à Paris jusqu'au 17 janvier 2021.

Man Ray prétendait vouloir « lier l’art et la mode ». Coquetterie de dadaïste qui aspirait au statut de génie, mais vivait grand train en vendant ses épreuves aux revues Vogue ou Harper’s Bazaar. Habileté d’un virtuose du « Klapp Reflex » qui, en sélectionnant dans son corpus d’images quelques clichés de mode sublissimes, les a promus chefs-d’oeuvre de la photographie avant-gardiste. Il en est ainsi de Noire et Blanche, l’une des plus célèbres qui, avant de rejoindre le catalogue de l’artiste, a été publiée en 1926 dans l’édition française de Vogue. Même tour de passe-passe avec Les Larmes, si emblématique du travail de Man Ray, surréaliste qui, en 1932, fut une publicité pour le mascara Cosmecil, assortie du slogan : « Madame, pleurez au cinéma, pleurez au théâtre, riez aux larmes, sans crainte pour vos beaux yeux ».

Rencontre avec Paul Poiret

Man Ray, artiste et photographe de mode, telle sera sa carte de visite durant près de vingt ans, dans le Tout-Paris de l’entre-deux-guerres. C’est sur les conseils de son mentor, Marcel Duchamp rencontré à New York, que Man Ray, 31 ans, débarque en France à l’été 1921 pour rejoindre la bande Dada : Aragon, Breton, Éluard… Grâce à l’entregent du dandy Tristan Tzara, l’Américain alors fauché réalise les portraits des avant-gardistes : Hemingway, Cocteau, Joyce. En 1922, Gabrielle Buffet, l’épouse de Francis Picabia, le présente à Paul Poiret, célèbre couturier, qui a délivré la femme du corset et organise, dans son hôtel particulier, des fêtes mondaines rythmant les nuits parisiennes.

Man Ray Sans titre 1925 épreuve platine, tirage d’exposition réalisé en 2003 d’après le négatif sur plaque de verre 18 x 13 cm Paris, Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne/ Centre de création industrielle, achat par commande, tirage Jean-Luc Piété © Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou, MNAM-CCI © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2020

Man Ray Sans titre 1925 épreuve platine, tirage d’exposition réalisé en 2003 d’après le négatif sur plaque de verre 18 x 13 cm Paris, Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne/ Centre de création industrielle, achat par commande, tirage Jean-Luc Piété © Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou, MNAM-CCI © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2020

Poiret souhaite illustrer ses toilettes audacieuses par des images nouvelles. Il veut, dit-il, « des photos originales. Quelque chose de différent des trucs que fournissaient habituellement les photographes de mode ». À Man Ray, ce dieu de la mode explique en substance : « Tous les clichés que l’on me présente n’ont aucun intérêt. Toi, tu es un artiste, montre-moi ce que tu peux faire d’intéressant et rigolo ». Man Ray qui n’y voit qu’un bon moyen de financer son atelier, ses pinceaux et sa peinture, s’empresse de répondre : « J’aimerais essayer. » Poiret passe commande. Lui fournit le matériel qu’il n’a pas, projecteur et chambre noire, mais refuse de le payer.

Soirées chics, muses et maîtresses

Son premier mannequin, Man Ray le met en scène sur un fatras de tissus. Image banale. Mais dont se vantera l’apprenti photographe. « Il y avait des lignes, de la couleur, de la matière et par-dessus tout du sex-appeal ; d’instinct je sentais que c’était cela que Poiret désirait », se réjouit-il. Lors de ces premières séances, il se frotte au gratin, à commencer par la riche et sulfureuse Peggy Guggenheim qu’il photographie drapée dans une robe scintillante signée Poiret. Rien d’exceptionnel : Peggy, statique, tient un interminable fume-cigarette de la main gauche, conformément aux codes photographiques de l’époque. Mais Man Ray a frappé à la bonne porte : celle qui ouvre sur l’univers de la haute couture et de la publicité.

Man Ray Peggy Guggenheim dans une robe de Poiret 1924 épreuve contact gélatino argentique 10,8 x 8 cm Paris, Centre Pompidou, Musée national d'Art moderne/Centre de création industrielle, dation en 1994 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. Rmn-Grand Palais / Guy Carrard © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2020

Man Ray Peggy Guggenheim dans une robe de Poiret 1924 épreuve contact gélatino argentique 10,8 x 8 cm Paris, Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne/Centre de création industrielle, dation en 1994 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. Rmn-Grand Palais / Guy Carrard © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2020

Il écume les soirées chics et publie dans les prestigieux Vanity Fair, Vogue, Femina où les comtesses, marquises, duchesses et courtisanes apparaissent sur papier glacé dans des poses « naturelles ». Le gotha se presse dans son studio, rue Campagne-Première. Un défilé cosmopolite d’artistes. Des peintres, des sculpteurs, des créateurs en vogue : Pablo Picasso, Alberto Giacometti. Coco Chanel, dont il fait un somptueux portrait ainsi que de sa rivale, Elsa Schiaparelli, la créatrice qui a convaincu la duchesse de Windsor de porter sa robe homard… Et bien sûr la muse des artistes, Kiki de Montparnasse, qui deviendra son modèle. Et sa maîtresse. En 1924, cette liaison inspirera à Man Ray l’allégorie du Violon d’Ingres : Kiki nue, coiffée d’un turban à la turque, le dos marqué des deux ouïes peinte à l’encre noire.

Man Ray Bal au château des Noailles vers 1929 épreuve gélatino argentique 8,5 x 11,4 cm Paris, Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne/Centre de création industrielle, dation en 1994 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. Rmn-Grand Palais / Guy Carrard © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2020

Man Ray Bal au château des Noailles vers 1929 épreuve gélatino argentique 8,5 x 11,4 cm Paris, Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne/Centre de création industrielle, dation en 1994 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. Rmn-Grand Palais / Guy Carrard © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2020

Inventer la photo de mode

La focale de ce faux ingénu provocateur dévoile les plus belles femmes, ce qui n’est pas sans déplaire à ce grand séducteur. Worth, Patou, Alix, Augusta Bernard… les grands de la couture se l’arrachent. Parmi ses amis surréalistes, il mène grand train, commande ses costumes à Londres, possède une voiture, deux ateliers et une maison de campagne. Man Ray suit les tendances. Épouse un double mouvement – celui d’une mode en pleine effervescence et d’une photographie emblématique de la modernité –, en même temps qu’il les symbolise. En ce début du XXe siècle, l’Américain perce sur un terrain en friche. La photo de mode n’a pas encore grand intérêt. Les clichés sont mal éclairés, les mannequins figés.

Man Ray Robe de petit soir en crêpe noir imprimé, Elsa Schiaparelli, collection février 1936 n°104. Publié dans Harper’s Bazaar, mars 1936, p.72d. 1936 épreuve gélatino argentique 27.8 x 22 cm Paris, Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris © Galliera / Parisienne de Photographie © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2020

Man Ray Robe de petit soir en crêpe noir imprimé, Elsa Schiaparelli, collection février 1936 n°104. Publié dans Harper’s Bazaar, mars 1936, p.72d. 1936 épreuve gélatino argentique 27.8 x 22 cm Paris, Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris © Galliera / Parisienne de Photographie © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2020

Dans les revues comme la Gazette du bon ton, on préfère les dessins, auxquels l’on joint les signes extérieurs des riches pour faire rêver la couturière du dimanche, qui reproduit le patron. L’image doit être précise, technique pour mettre en exergue tous les éléments du vêtement. Exercice impossible à partir d’une photo.
Trop floue, pas assez de relief. Quelques couturiers excentriques et férus d’art, tel Paul Poiret, ambitionnent mieux. Ils veulent transcender la mode, l’ouvrir au grand public qui n’attend que cela. Ne plus vendre une tenue mais faire fantasmer les masses en exposant une attitude, la manière d’être des femmes chics, aristocrates et mondaines, en tenue d’apparat.

Surréalisme et érotisme

À travers ses clichés, Man Ray incarne tout cela. Il photographie son mannequin comme on imposerait un langage, surréaliste, provocateur et érotique. Un parfum de scandale… « Son oeuvre s’inscrit aussi bien dans les mouvements d’avant-garde de son temps que dans la culture de masse qui émerge alors » remarquent Alain Sayag et Emmanuelle de L’Écotais. Pas étonnant qu’il soit repéré par les boss de Harper’s Baazar. Au tournant des années 1930, le magazine américain, institution planétaire dans l’univers de la mode, happe l’air du temps. Carmel Snow et son directeur artistique, Alexey Brodovitch, veulent en finir avec ces Une datées et ces illustrations vieillottes.
Place nette à la photographie. Ils cherchent du sang neuf, des artistes. Du moderne. Du Man Ray. « L’homme à tête de lanterne magique » comme le surnomme Breton, coqueluche des revues parisiennes, est engagé sous contrat durant cinq ans et sera entre 1934 et 1939 l’un des photographes de mode les mieux payés au monde.

Man Ray La chevelure 1929 épreuve gélatino argentique, tirage tardif 28,7 x 19,5 Milan, Fondazione Marconi © collection particulière, courtesy Fondazione Marconi © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2020

Man Ray La chevelure 1929 épreuve gélatino argentique, tirage tardif 28,7 x 19,5 Milan, Fondazione Marconi © collection particulière, courtesy Fondazione Marconi © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2020

Man Ray est au zénith. Dans son atelier, il compose avec les œuvres incongrues de ses amis artistes – Denise Poiret posant devant une sculpture de Brancusi ou l’actrice russe Lili Brik portant, tel un nouveau-né, l’Objet désagréable de Giacometti, une sculpture en forme de pénis – ; quand ce n’est pas avec ses œuvres… Le cliché des lèvres de Lee Miller, d’abord motif d’un imposant tableau À l’heure de l’Observatoire – Les Amoureux (1932) deviendra en 1936 la toile de fond d’une photo publiée par Harper’s Baazar.
Mais il ne perd pas de vue ses classiques, en accentuant l’albâtre des corps nus, inspiré des bustes antiques. Ses mannequins sont des statues vivantes. Têtes de Vénus pour le Femina à l’automne 1932 ; décors de colonnes pour souligner les silhouettes longilignes. De tous les modèles c’est l’Américaine, et photographe Lee Miller qui embrasse le langage de Man Ray en incarnant « la Fantaisie mariée à l’esprit classique » dans « une esthétique justement moderne ».

Man Ray Tête de Vénus maquillée 1932 épreuve gélatino argentique 11 x 8 cm Collection particulière © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2020

Man Ray Tête de Vénus maquillée 1932 épreuve gélatino argentique 11 x 8 cm Collection particulière © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2020

L’équivoque au quotidien

Sous ces allures de mondain qui, en dilettante, fait dandy dans les fêtes, Man Ray était un travailleur forcené qui dans son atelier, a appris sur le tas et trimait dur. En 1921, son expérience se résumait à quelques reproductions de ses peintures, et de celles de ses amis surréalistes. Lorsqu’il a relevé le défi de Paul Poiret, c’est un bleu. Ses premiers clichés épousent les canons de l’après Grande Guerre : images figées dans un décor artificiel. Il prend ce qui lui passe par la main. Un fer forgé pour illustrer un sujet et pour éclairer le modèle, il bidouille un projecteur qui n’éclaire rien et fait sauter les plombs. Et peu à peu se révèle formidable technicien.

Man Ray Anatomies 1930 épreuve gélatino-argentique 29 x 22,55 cm Paris, Bibliothèque Nationale de France, Département des Estampes et de la Photographie © BnF © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2020

Man Ray Anatomies 1930 épreuve gélatino-argentique 29 x 22,55 cm Paris, Bibliothèque Nationale de France, Département des Estampes et de la Photographie © BnF © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2020

Man Ray, c’est l’équivoque au quotidien. L’artiste qui refuse l’étiquette banale de photographe de mode : il se décrit « fautographe ». L’artiste qui triture ses clichés jusqu’aux confins du réel. « Avec un peu de pratique, la photo de mode n’aura bientôt plus de mystère pour moi », annonce l’orgueilleux. Alors il duplique, démarque, dénature. Écrit sur les planches contact, marque du feutre une partie du visage, inverse les négatifs, retouche au crayon les corps et les visages pour masquer les imperfections, colorise, joue avec l’ombre et la lumière.
En ouvrant par inadvertance la porte de sa chambre noire lors d’un développement, il racontera, selon cette légende, avoir inventé la solarisation dont il usera pour accentuer le contour des visages. Man Ray est un bricoleur, qui tord, plie, découpe, compile, expérimente sans fin jusqu’en 1940. Paris est occupé par les nazis : il rentre aux États-Unis. Alors que chez Harper’s Baazar, on l’attend à New York, il préfère Los Angeles. Riche et célèbre, il ne veut plus entendre parler de photographie. Cet art mineur… Man Ray veut peindre et déclare après en avoir fait son miel : « La photographie n’est pas de l’art. »

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