Il a passé sa vie à défendre les droits des patients. Quand un cancer l’a frappé, en 2018, Jean-Pierre Ménard a découvert le « système » de santé de l’intérieur. Ce patient pas ordinaire n’en a jamais parlé publiquement avant aujourd’hui, par crainte de donner des munitions à ses adversaires, entre autres au procès sur l’aide médicale à mourir. Une cause qu’il a menée – et gagnée – alors qu’il aurait dû être en convalescence. 

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Me Ménard a affronté la maladie et les difficultés du système de santé avec l’appui indéfectible de sa femme, Me Denise Martin, et de son fils, Me Patrick Martin-Ménard (photo), tous deux avocats spécialisés en droit médical.

« Pas moi. Pas moi. »

Aller se faire soigner aux États-Unis ou pas ?

Printemps 2018. Jean-Pierre Ménard est devant un énorme dilemme.

Au Québec, impossible pour cet avocat spécialisé en droit de la santé de passer incognito dans un corridor d’hôpital.

Tous les médecins connaissent ce pionnier du droit médical et son éternelle moustache. Ceux qu’il a poursuivis pour une erreur médicale depuis 40 ans le craignent, au mieux, ou au pire le détestent.

Et ils sont nombreux.

Pour la première fois depuis son diagnostic de cancer du cerveau, Me Ménard se confie sur son expérience dans un système dont il a vu « le pire » en défendant les droits des patients ces 40 dernières années.

Six mille causes en responsabilité médicale plus tard, c’est devenu lui, le patient. Il est dans une position inhabituelle : celle du malade. Il se sent vulnérable et il n’aime pas cela.

« J’ai toujours pensé – et je le pense encore – que la médecine au Québec offre le meilleur et le pire. J’espérais tomber du bon côté », raconte l’homme d’une voix basse, comme s’il chuchotait – ses cordes vocales ayant été abîmées par la chimiothérapie.

***

Trois mois plus tôt. Fin janvier 2018. À 64 ans, Me Ménard travaille toujours plus de 70 heures par semaine. Il vient de sacrifier une grande partie de son temps des Fêtes plongé dans plusieurs dossiers, dont la contestation des législations sur l’aide médicale à mourir et le recours collectif au nom des victimes de la légionellose, à Québec.

Le cabinet Ménard, Martin a beau compter une vingtaine d’avocats, dont la femme de Me Ménard, Denise Martin, qui a développé la boîte avec lui, les nouveaux clients veulent tous rencontrer Me Ménard « en personne ».

Pour suivre ce rythme effréné, l’avocat s’entraîne trois fois par semaine – chaque fois 90 minutes, précise-t-il fièrement. Parfois, il est 22h lorsqu’il passe la porte du gymnase.

Or, un jour, tandis qu’il jogge sur le tapis roulant, son pied droit « lâche ». Le sportif tombe. Il décide de remonter. Son pied « lâche » à nouveau. Il ne consulte pas un médecin sur-le-champ. Trop occupé. Mais il n’arrive plus à ignorer cette grande fatigue qui ne le quitte pas.

Au début du mois suivant, il se résout à prendre deux jours de congé en pleine semaine ; quelque chose qu’il n’a jamais fait de sa vie. Rien n’y fait : il se sent toujours aussi épuisé.

L’avocat consulte un premier spécialiste – l’interniste René Lecours – qui lui fait passer une batterie de tests. Les premiers examens ne révèlent rien d’anormal.

À la même période, une ophtalmologiste – qui le suivait déjà car Me Ménard souffre de diabète – détecte des taches dans ses deux yeux. La médecin lui prescrit alors un examen d’imagerie en résonance magnétique du cerveau, qu’il passera en mars au CHUM.

***

4 avril 2018. Me Ménard sort du bureau de l’ophtalmologiste-oncologue du CHUM aux côtés de sa femme, profondément secoué. Dans sa tête, il se répète : « Pas moi. Pas moi. »

Le diagnostic est tombé comme une tonne de briques : lymphome du système nerveux central. Le couple pense à son neveu, Frédéric, mort trop jeune d’un cancer du cerveau fulgurant, une douzaine d’années plus tôt.

C’est une tornade qui arrive. Et tu n’es pas prêt. Tu n’es pas préparé. Et tu n’as pas le temps de te préparer.

Me Denise Martin, complice de Jean-Pierre Ménard au travail comme dans la vie depuis 40 ans

Et surtout, le couple pense à son premier petit-enfant à naître en septembre.

Leur fils unique, Patrick, qui pratique au sein du cabinet familial, vient les rejoindre dans un restaurant du Quartier chinois – situé entre le CHUM et le palais de justice de Montréal, d’où il sort tout juste après avoir fini une audition.

« Papa a un cancer », lâche la maman sans ambages à son fils de 32 ans.

Puis son père, d’une nature directe, ajoute : « Ça ne regarde pas très bien. »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Me Ménard et sa conjointe Me Denise Martin, en 2015

Tous trois ne peuvent s’empêcher de consulter « Dr Google » sur leur cellulaire. En tapant CNS Lymphoma prognosis (pronostic d’un lymphome du système nerveux central), ils tombent sur un article scientifique datant de 2004 qui parle d’un pronostic de survie de deux mois.

Nous sommes en avril et le premier enfant de Patrick doit naître six mois plus tard.

« Je ne connaîtrai pas mon petit-fils », laisse tomber Me Ménard.

Ce midi-là, personne ne touche à son assiette. Les serviettes de table placées dans un distributeur au centre de la table servent à essuyer leurs larmes.

Le lendemain, Me Ménard rentre au bureau comme si de rien n’était. Il a de nouveaux clients à rencontrer. De jeunes collègues à encadrer. « En rétrospective, j’étais un peu dans le déni », affirme-t-il aujourd’hui.

***

« Vous n’êtes pas un patient ordinaire », lui diront plusieurs médecins croisés depuis que le diagnostic est tombé.

Il en a d’ailleurs rencontré quelques-uns qu’il avait carrément poursuivis devant les tribunaux.

« Vous m’avez déjà poursuivi, voulez-vous que je vous voie comme patient ou préférez-vous voir un de mes confrères ? », lui a demandé un spécialiste devant qui Me Ménard s’est retrouvé lors d’une de ses hospitalisations.

L’avocat-patient n’a pas demandé à changer de médecin.

Beaucoup de médecins ont pris une approche très défensive. Parce que j’étais Jean-Pierre Ménard, on multipliait les examens. Je l’ai senti tout le long. À toutes les étapes, on vérifiait le consentement éclairé.

Me Jean-Pierre Ménard

L’avocat insiste à plusieurs reprises, il est « un patient ordinaire ».

Reste qu’avec son bagage, Me Ménard est « rentré dans le système avec beaucoup de méfiance » et que la « confiance a mis du temps à s’installer », reconnaît-il lui-même.

Sa femme le confirme : l’avocat-patient avait beaucoup « d’inquiétudes » sur la façon dont il serait soigné. « Il disait tout le temps qu’il était un patient ordinaire », confirme celle qui estime avec le recul que la très grande majorité du temps, son mari a été soigné ainsi.

« C’est vrai qu’il n’a jamais utilisé sa notoriété pour être soigné, indique pour sa part le Dr Lecours – son interniste –, mais c’est certain qu’il ne peut passer incognito dans un hôpital, non plus. En même temps, un patient, ça reste un patient. Je ne l’ai pas traité différemment des autres. »

Le clan Martin-Ménard était connu au CHUM comme une famille qui posait beaucoup de questions, mais des questions « adéquates », ajoute le Dr Lecours, qui a accompagné son patient pour le rassurer et le guider dans le « système » durant toute la durée de son traitement.

Lorsqu’il y a plusieurs options de traitement pour un cancer, qui comportent toutes de nombreux effets secondaires, « c’est normal de poser des questions », poursuit le médecin spécialiste.

À toutes les étapes du traitement, Me Ménard et son fils Patrick ont mené leurs propres recherches – et demandé plusieurs avis – pour s’assurer du meilleur plan.

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Me Patrick Martin-Ménard et son père, Jean-Pierre Ménard

Notre pratique du droit fait en sorte qu’on a anticipé les choses qui pouvaient mal tourner et, à quelques reprises, on a sauvé les meubles. C’est une déformation professionnelle.

Me Patrick Martin-Ménard, fils de Jean-Pierre Ménard

« J’ai eu des mauvaises expériences en cours de route, mais j’en ai eu d’excellentes aussi », dit Me Ménard.

Avec le recul, il ne regrette pas son choix d’être resté au Québec. « Au final, je peux dire que j’ai été bien traité. »

Mauvais départ

Sauf que le 11 avril commence bien mal. À son premier rendez-vous au CHUM pour planifier son traitement de chimiothérapie, il se retrouve devant une oncologue qui semble banaliser leurs préoccupations. L’homme de loi méticuleux n’arrive pas à obtenir des réponses claires à ses questions.

La médecin répond au téléphone devant lui alors que ce dernier – accompagné de son fils, de sa belle-fille et de sa femme – s’attend à un plan de match détaillé pour s’attaquer à son cancer. Le genre de plan qu’il avait l’habitude d’établir pour déstabiliser un adversaire en contre-interrogatoire.

Me Ménard a le couteau entre les dents. Mais il a l’impression que ce n’est pas le cas de sa médecin.

Le neurochirurgien aussi consulté ce jour-là décèle tout de suite l’inconfort de la famille avec cette spécialiste. Résultat : un autre oncologue se chargera de son traitement, le Dr Karl Bélanger.

Cette fois-ci, le courant passe.

« Le Dr Bélanger est un excellent médecin qui a été à l’écoute de nos préoccupations et de nos suggestions durant tout le traitement, souligne l’avocat-patient. On a senti qu’on avait une véritable alliance thérapeutique. »

À peine quelques jours plus tard, Me Ménard découvre avec horreur que sa jambe droite est complètement paralysée.

Le 16 avril, le patient rencontre Dr Bélanger, qui devance la biopsie prévue à la fin du mois en raison de la dégradation très rapide du patient.

Me Ménard est hospitalisé dès le lendemain : « OK, là je suis dans la machine, se dit-il soulagé. Il va se passer quelque chose, vite. Et si je suis dû pour y passer, eh bien j’y passerai, c’est tout. »

Personne ne peut lui garantir qu’il ne restera pas paralysé. Il est confiné à un fauteuil roulant.

« Dr Bélanger a gagné ma confiance. Mais quand vous êtes admis à l’hôpital, ce n’est plus votre médecin traitant qui s’occupe de vous. C’est l’oncologue de garde qui change chaque semaine, explique Me Ménard. Je suis tombé sur un oncologue qui ne connaissait pas les lymphomes. Un autre qui était spécialisé en pédiatrie. Là, il y a eu des difficultés. »

Le consentement éclairé

En général, un patient a le droit d’accepter ou de refuser de recevoir des soins de santé. Le personnel médical doit donc s’assurer que le patient consent avant de lui donner de tels soins. Le consentement est « éclairé » lorsqu’il est donné en pleine connaissance de cause. En effet, le patient doit avoir les informations médicales nécessaires pour que sa décision soit éclairée. Le médecin doit donc informer son patient sur son état de santé, les risques et les conséquences habituellement associés aux soins proposés avant que le patient y consente ou non, selon le site educaloi.qc.ca.

Les difficultés

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Me Jean-Pierre Ménard : « J’ai toujours pensé – et je le pense encore – que la médecine au Québec offre le meilleur et le pire. J’espérais tomber du bon côté... »

Au lendemain de la biopsie dont il conservera une cicatrice encore bien visible sur le dessus de la tête, Jean-Pierre Ménard se réveille presque entièrement paralysé du côté droit.

Un examen en imagerie par résonance magnétique (IRM) confirme ses craintes : l’intervention délicate a provoqué un saignement de la taille d’une pièce de 25 cents dans le cerveau de l’éminent avocat.

Sa femme et son fils éprouvent un mélange de colère et de peur puisque dès le début, ils remettaient en question cette intervention risquée qui servait à confirmer un diagnostic déjà quasi certain. « L’organe le plus important de mon père, c’est son cerveau. Il faut à tout prix le préserver », martèle son fils Patrick à tous les médecins.

Femme et fils se relaient durant les 20 jours suivants pour dormir à l’hôpital et ainsi surveiller l’évolution du patient, mais aussi les faits et gestes du personnel soignant.

Plusieurs fois pendant le séjour de Me Ménard à l’hôpital, le personnel suggère à sa femme, Me Denise Martin, de retourner à la maison se reposer. Mais elle reste au chevet de son mari. « Depuis des années, on est une équipe. C’est comme ça qu’on a vécu ça », souligne-t-elle, encore émue par les événements.

C’était à peu près sûr que c’était un lymphome, mais les médecins voulaient être certains. Quand on vous parle de médecine défensive, ils étaient sûrs à 95-97 %, mais ils voulaient être sûrs à 100 %.

Me Jean-Pierre Ménard

La famille a fini par s’en remettre au Dr Karl Bélanger – l’oncologue traitant – qui lui a patiemment expliqué que le traitement proposé était de la « très grosse chimio » et qu’il « ne fallait pas se tromper ».

Le patient reprend de la mobilité petit à petit. Faire quelques pas, puis franchir un demi-corridor à l’aide d’une « marchette », devient une victoire.

« Personne ne pouvait rien nous dire. On nous disait que le saignement allait se résorber. Mais on ne savait pas quand et à quel point », se souvient son fils.

Traitement immédiat

Pas le temps d’attendre que le saignement se résorbe. Deux jours après la biopsie, la chimiothérapie agressive commence, soit le premier traitement au méthotrexate à forte dose.

Dans le plan établi par le Dr Bélanger, Me Ménard doit recevoir cinq traitements de cette chimio agressive, suivis de deux traitements de cytarabine (Ara-C) à forte dose et ensuite un traitement de consolidation de radiothérapie. En d’autres mots, la bataille s’annonce longue, imprévisible et pénible.

Un peu plus tard ce printemps-là, Me Ménard – accompagné de son fils – réussit à se rendre au stade Saputo pour assister à un match de l’Impact, dont il est un grand fan. Muni d’une canne, il monte péniblement les nombreux escaliers pour atteindre son siège. Une autre petite victoire sur la maladie.

Mais après les deux premiers traitements de chimiothérapie, les médecins se rendent compte que les reins du patient sont endommagés par le « poison » chargé de faire fondre la tumeur. Rien ne va plus.

Des IRM de contrôle démontrent que la tumeur rétrécit, mais le patient risque d’être exclu du protocole de traitement si ses reins ne répondent plus au traitement.

L’oncologue de garde – un collègue du Dr Bélanger – conclut que « le traitement est un échec et il m’envoie aux soins palliatifs », se souvient MMénard.

Fret, net, sec. Le chemin vers la mort.

Me Jean-Pierre Ménard

Sauf que le patient – avec son fils et sa femme toujours à ses côtés – interroge l’oncologue plus en profondeur et se rend compte que le protocole d’administration du méthotrexate ne lui est pas familier.

« On se serait cru dans un contre-interrogatoire de mon père », se souvient Patrick.

« On a fait des recherches et on a découvert qu’il y avait un médicament qui pouvait aider à éliminer le méthotrexate dont il ne connaissait pas l’existence », poursuit le fils. « Je l’ai très mal pris. Comment ça qu’il lâche après deux traitements ? », s’est demandé l’avocat reconnu pour sa combativité au tribunal.

Me Ménard a contacté son oncologue traitant, le Dr Bélanger, insistant sur le fait qu’il voulait continuer à se battre.

Le médecin spécialiste a été très réceptif. Il lui a proposé de donner une pause à ses reins et de passer tout de suite aux deux traitements d’Ara-C.

***

À ce moment-là, comme tout bon avocat, le fils qui suit les traces de son père fait deux coups à l’avance.

Après d’autres recherches sur l’internet, la famille tombe sur un article sur l’autogreffe de cellules souches. Ce n’est pas le plan de traitement standard suivi par l’oncologue, mais la famille voit cela d’un meilleur œil qu’une radiothérapie qui risque d’irradier le cerveau de l’avocat et causer des troubles du système nerveux.

Mais encore fallait-il convaincre le CHUM, se souvient son fils. Me Ménard a 65 ans, soit l’âge maximal limite dans le protocole de traitement d’autogreffe, et d’autres facteurs de risque viennent s’ajouter (diabète et atteinte rénale).

Le patient et son médecin s’entendent pour d’abord tenter un troisième traitement de méthotrexate avec une dose réduite cette fois-ci. Nous sommes en juillet 2018. « Là, le ciel nous tombe sur la tête », lâche son fils Patrick.

Tout le monde a les yeux rivés sur son taux de créatinine. C’est qu’un niveau de créatinine trop élevé indique que les reins sont dans un mauvais état.

Or, le taux grimpe sans cesse. Le patient est sur le point d’être placé sous hémodialyse quand le taux se stabilise enfin. « On m’a dit que j’ai battu le taux record au CHUM », décrit Me Ménard, qui arrive à en rire avec le recul.

Mais à l’époque, personne ne trouve cela drôle. « Tu te demandes toujours : demain ça va être quoi  ? Puis demain, je vais ressembler à quoi  ? Puis demain, serai-je encore en vie ? » souligne-t-il.

Me Ménard se sent pris dans un cul-de-sac : « L’insuffisance rénale devient sévère. Ce n’est pas évident que j’ai le droit à quoi que ce soit de la suite du traitement. »

Puis, sans qu’on sache pourquoi, la créatinine se met tranquillement à baisser vers un niveau s’approchant de la normale. C’est assez encourageant pour qu’il puisse obtenir son congé après 20 jours d’hospitalisation.

New York

Le clan Martin-Ménard souffle un peu, mais redoute toujours autant la suite des choses. Le Dr Bélanger, comprenant ses inquiétudes, réussit à le mettre en contact avec une connaissance qui lui obtient une consultation auprès de la sommité mondiale de ce type de cancer, la Dre Lisa DeAngelis, à New York.

Toute la famille fait alors le voyage pour aller la rencontrer au Memorial Sloan Kettering Cancer Center, dans la Grosse Pomme.

« C’était la chose à faire », croit le clan en rétrospective. « La Dre DeAngelis a recadré ce qu’on avait fait et ce qu’on devait faire, lance le fils. En gros, cette grande spécialiste a dit : vous devez commencer votre autogreffe PC – “start yesterday”, en anglais. »

À son retour de sa visite éclair aux États-Unis, le clan Martin-Ménard rencontre le Dr Bélanger, qui est en accord avec la recommandation de sa consœur américaine. L’autogreffe de cellules souches aura lieu le plus tôt possible.

C’est une chose d’obtenir un diagnostic, mais c’en est une autre d’avoir le bon traitement en temps utile, retient cette famille tissée serré. « [Pour cela], il faut qu’une chaîne de personnes soit alignée, illustre Me Ménard. Il y en a toujours une quelque part qui est en retard ou pas alignée, il faut juste s’assurer que tout le monde se parle pour réaligner le tout. »

Me Martin ajoute qu’avec son fils Patrick et son mari, s’ils questionnaient les équipes soignantes, « ce n’était jamais fait dans la confrontation. […] C’était fait dans l’échange et les gens avaient une belle ouverture d’esprit par rapport à ça ».

« Vous n’avez pas le choix de faire confiance, conclut Me Ménard. Mais c’est une confiance encadrée. »

Le jour J

PHOTO FOURNIE PAR PATRICK MARTIN-MÉNARD

Me Ménard et son petit-fils, Raphaël

17 septembre 2018. Jean-Pierre Ménard est enfermé dans une chambre à pression négative du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). Après avoir subi trois jours de chimiothérapie agressive, il est prêt à recevoir sa greffe de cellules souches.

À quelques kilomètres de là, au Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine, le petit Raphaël Martin-Ménard voit le jour. Grand-père pour la première fois, MMénard reçoit la nouvelle par le téléphone cellulaire de sa femme, qui est à ses côtés. En voyant la photo de son petit-fils, Me Ménard est ému aux larmes. 

Je pense que… Il y a un lien là. Mon petit-fils, moi, j’ai l’impression de lui devoir quelque chose. D’avoir un point en commun.

Me Jean-Pierre Ménard

La rencontre avec le petit Raphaël, prénom qui signifie « guérir » en hébreu, doit toutefois attendre. Car en prévision de la greffe, le système immunitaire de MMénard est à plat. Et tout contact avec le poupon pourrait mettre sa vie en danger.

Traitement agressif

La route qui a mené Me Ménard à la greffe de cellules souches n’a pas été de tout repos. Fin août 2018, les médecins prélèvent par plasmaphérèse plus de 2 millions de cellules souches dans son sang afin de pouvoir ultérieurement lui en greffer.

À travers ces traitements, Me Ménard ne laisse jamais totalement tomber le travail. Depuis le début de sa maladie, il poursuit la rédaction d’un ouvrage juridique sur l’aide médicale à mourir. Il mène aussi certains dossiers à distance.

« Jean-Pierre, si vous lui demandez ce qu’il a fait de sa vie, il vous dira qu’il n’a jamais travaillé, affirme sa femme et associée au cabinet Ménard Martin et Associés, Me Denise Martin. Vous savez ce que c’est, une passion ? C’est ça. C’est un sens à ce que tu fais. Non, il n’a jamais arrêté de travailler et je n’ai pas essayé de l’arrêter. »

Quand quelqu’un est malade, tu essayes de le soutenir pour qu’il soit capable de vivre le mieux possible. Si tu enlèves le sens à sa vie en le gardant assis à ne rien faire, ça ne facilite pas la remise sur pied.

Me Denise Martin, femme de Me Ménard

Le 10 septembre, Me Ménard se rend à Québec pour une audition dans le dossier de la légionellose. Ce jour-là, il donne même une entrevue à la radio. Aucune information ne filtre sur son état de santé. Mais les rumeurs vont bon train. « À cette époque-là, c’était rendu un secret de polichinelle, affirme son fils, Me Patrick Martin-Ménard. Si tu entrais dans Google “Jean-Pierre Ménard”, la première chose qui sortait c’était “Jean-Pierre Ménard malade” ou “Jean-Pierre Ménard cancer”. »

Au lendemain de son passage à Québec, Me Ménard entre au CHUM pour entamer sa greffe de cellules souches. La procédure est risquée : de 15 % à 20 % des patients en meurent. Les risques de complications, comme de fortes fièvres et des vomissements, sont aussi très élevés. « J’ai été averti. J’ai donné un consentement éclairé », précise Me Ménard, un sourire en coin.

Dès son arrivée à l’hôpital, l’avocat est placé dans une chambre à pression négative. On lui explique que les visites seront limitées, car son système immunitaire sera mis à zéro. Durant les trois premiers jours, Me Ménard reçoit de fortes doses de chimiothérapie. « Les cheveux sont tombés, la moustache est tombée. C’était de la grosse chimio. Mais il a extrêmement bien réagi », se souvient son fils.

Dans les moments plus difficiles, Me Ménard et sa femme discutent de certains de leurs anciens clients. « On disait : “Te rappelles-tu Madame Unetelle, Monsieur Untel, se souvient Me Martin.” […] On a vu tellement de cas terribles. Ça nous a aidés à relativiser. »

Suivent trois jours d’attente. Puis vient le jour J, celui de la greffe et de la naissance de Raphaël. La procédure se déroule bien.

Une fois les cellules souches injectées à MMénard, ce dernier n’a d’autre choix que d’attendre. Sur le calendrier qu’il a dans sa chambre d’isolement, il regarde les jours passer avec impatience. « Tous les jours, je cochais », rapporte l’avocat.

Une semaine après la greffe, MMénard reçoit la nouvelle tant attendue : sa production de globules blancs a recommencé. Il est sur la voie de la guérison.

Le 1er octobre, au terme d’un séjour sans aucune complication, Me Ménard obtient son congé du CHUM et retourne à la maison. Quelques semaines plus tard, il apprend qu’il est en rémission complète. Mais l’épreuve n’est pas encore terminée. Des traitements de radiothérapie doivent maintenant être entrepris. Des traitements puissants qui risquent de le rendre aveugle.

Retour au bureau

En novembre, entre ses traitements de radiothérapie, Me Ménard rattrape le temps perdu avec Raphaël qui déménage temporairement chez lui avec ses parents pour deux mois. « Mon fils adore son grand-père », relate Me Martin-Ménard.

Le 27 novembre, la radiothérapie prend fin. La vue de Me Ménard baisse, mais ne semble pas vouloir disparaître complètement.

Le 3 décembre, sans avertir, Me Ménard fait un retour au bureau. « La convalescence était supposée être de neuf mois à un an, mais bon… Mon père a décidé […] de faire sa convalescence parallèlement au travail », note son fils.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Jean-Pierre Ménard le 28 novembre 2018, entouré des parents de Blessing Claudevy Moukoko, cet adolescent mort noyé dans la piscine du centre Père-Marquette, événement pour lequel la Ville de Montréal et la CSDM sont poursuivies pour négligence. La veille, Me Ménard avait terminé ses traitements de radiothérapie.

À peine de retour au boulot, Me Ménard doit plonger dans la préparation du procès sur l’aide médicale à mourir. Le procès a été devancé de six mois et doit débuter en janvier. C’est dans un mois ! « Là… Je me suis dit que j’étais assez guéri pour faire la cause », raconte Me Ménard.

Le procès

L’avocat le reconnaît : il est particulièrement attaché à la cause qui visait à permettre à deux Québécois malades et souffrants, mais pas en fin de vie, d’avoir recours à l’aide médicale à mourir.

Impliqué depuis 2009 dans le débat sur l’aide médicale à mourir au pays, MMénard veut mener ce procès à terme. Mais grandement hypothéqué par la maladie et les nombreux traitements auxquels il s’est soumis dans la dernière année, le défi est immense. « J’ai pris tout mon petit change », affirme-t-il.

Il était en pleine possession de ses moyens. Mais il était fatigué. S’il n’avait pas été capable, il se serait fait remplacer […] Ce dossier-là, ce n’était pas une tuile pour lui d’aller plaider ça. C’était un privilège.

Me Denise Martin

D’emblée, Me Ménard refuse de trop parler de son état de santé. « J’étais assez discret là-dessus parce que je ne voulais pas que mes adversaires le sachent », affirme-t-il. Son entourage se contente d’affirmer que Me Ménard a eu un cancer, mais qu’il est en rémission complète.

PHOTO PAUL CHIASSON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Me Ménard et Nicole Gladu dans les couloirs du palais de justice de Montréal où leur cause était entendue, en janvier dernier. Mme Gladu ainsi que Jean Truchon ont contesté – avec succès – certaines dispositions limitant l’accès à l’aide médicale à mourir.

Mais au palais de justice, ceux qui le connaissent remarquent qu’il semble affaibli. Sa voix est faible.

« Parce que la chimiothérapie a touché mes cordes vocales […] Ça a été difficile pendant le procès. Je parlais moins fort », dit-il. « C’était un enjeu constant. Que la juge entende. Que l’enregistrement pogne », ajoute son fils.

Parce que sa vision a baissé, Me Ménard doit se faire remettre des notes imprimées en caractères immenses. « Je n’étais pas capable de lire. Pour un avocat, c’est difficile », souligne Me Ménard, qui a retrouvé sa vision depuis.

La fatigue n’est aussi jamais loin. « Quand je fais un interrogatoire et que je reste debout, une demi-heure, ça va bien. Mais quand ça fait deux heures, deux heures et demie, trois heures que je suis debout […], dit MMénard. Quand j’ai fait le procès, à 16h30, je sortais du palais et j’allais me coucher chez nous. J’étais vidé jusqu’au lendemain. »

J’ai fini le procès à moitié mort.

Me Jean-Pierre Ménard

Ne pas avoir l’air faible

Quand on lui demande pourquoi il n’a pas demandé à la juge une permission spéciale pour s’asseoir durant les interrogatoires, Me Ménard hausse les épaules : « J’ai pensé le faire, mais je ne l’ai pas fait […] Pour l’impression que ça donne. »

« Déjà, au départ, le rapport de force qu’on avait avec les procureurs généraux était tellement inégal, ajoute MMartin-Ménard. On représentait des clients qui vivaient avec des souffrances intolérables. Ils avaient des ressources limitées […] Alors que de leur côté, ils avaient des ressources pratiquement illimitées pour aller chercher autant d’expertise qu’ils voulaient. »

La dernière chose qu’on voulait, c’était de projeter une image de faiblesse.

MPatrick Martin-Ménard

Avec le recul, Me Ménard estime que d’avoir travaillé durant sa convalescence a été bénéfique pour lui. Selon lui, ne rien faire l’aurait « tué ». « J’aurais eu l’impression de tourner en rond », dit-il.

Aujourd’hui, il affirme avoir adopté une nouvelle philosophie de vie : « Je vis au jour le jour. Aujourd’hui, je suis bien, je suis heureux. »

Jeudi dernier, Me Ménard a reçu le prix du Conseil pour la protection des malades. Demain, il sera honoré par le gouvernement du Québec en recevant le prix de la Justice qui vise à « rendre hommage à une personne dont l’action a permis de rendre la justice plus accessible et de meilleure qualité ».

Des honneurs qui le flattent. Et surtout, qui l’incitent à continuer. « J’ai encore du fun. J’ai encore des affaires à faire ».

MMénard dit avoir hésité longtemps avant d’accorder une entrevue pour raconter son histoire, dont il doutait de l’intérêt public. « Mais après coup, je pense que ça vaut la peine, ne serait-ce que pour donner de l’espoir à ceux qui vivent ce que je vis. Tu peux le vivre, et tu peux t’en sortir. Je ne dis pas que je m’en suis sorti pour de bon. Mais tu peux t’en sortir. Et tu peux bien vivre aussi », dit-il.