Peut-on être écolo sans être triste, anxieux ou déprimé ?

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S’ils ont des parcours diamétralement différents, ils arrivent aux mêmes conclusions. Dans leurs ouvrages écrits sous forme d’introspection, sur un ton personnel et accessible, Laure Noualhat (journaliste et réalisatrice) et Gregory Pouy (marketeur et auteur du podcast Vlan) offrent de quoi saisir les cheminements à effectuer pour « entrer en écologie » sans déprimer.

Lost paradise

« J’ai écrit un bouquin sur le monde d’après, mais avant » plaisante Gregory Pouy en début d’entretien, par téléphone, à la mi-mai. L’auteur du podcast Vlan vient de signer Insoutenable Paradis (Dunod Ed.) mais le confinement a tout bonnement reporté à plus tard le lancement prévu dans un lieu branché en plein cœur de Paris. A 43 ans, ce spécialiste des stratégies marketing reconnaît fort sincèrement avoir cheminé et compris, en cours de route, que ses rêves de confort matériel et financier l’avaient certes porté à bon port, mais sans délivrer pour autant de promesses de bonheur. Riche de son succès, il réalise qu’il ne peut plus continuer comme il l’a toujours fait : « mon activité est de moins en moins alignée avec ma compréhension du monde. A la fin de ma vie, pourrais-je être fier d’avoir permis à des marques d’obtenir plus de followers sur Instagram ou de vendre plus de produits ? Je grossis le trait mais si, comme moi, vous avez les deux pieds dans le business, cette contradiction vient probablement vous gratter le cœur de plus en plus régulièrement » déclarait-t-il d’ailleurs dans un post publié sur Linkedin fin 2019.

Touchant, ce témoignage l’est tant il semble sincère et déconstruit un certain nombre de croyances libérales sur le fonctionnement du monde actuel. Reconnaissant avoir grandi dans un discours qui considère que « tout le monde reste oisif et « profite du système » », Grégory Pouy admet que cela « est empiriquement faux ». « Il n’est pas simple de faire bouger les mentalités, les réflexes, les manières de penser, et pourtant nous n’avons plus le choix » ajoute-t-il en partageant l’histoire de son alignement. Et s’il n’est pas le premier à faire son « coming out écologique », son témoignage a ceci d’intéressant qu’il nous plonge dans la tête de quelqu’un qui a mis du temps à réagir : « Se protéger est une réaction naturelle. Alors je doute, forcément : est-ce que je me suis trompé pendant tant d’années ? Je viens d’une famille où l’on votait à droite et l’écologie n’était absolument pas une préoccupation durant ma jeunesse. Fort de mon éducation et de la pression sociétale, je ne faisais pas attention. J’étais bien trop occupé par ma réussite sociale, par mon confort de vie. Aujourd’hui encore, j’ai des questionnements nombreux. Je n’ai pris conscience des choses que petit à petit, comme beaucoup de gens. » Conscient de courir après quelque chose qui n’arrive jamais, il interroge cette insatiable quête : « Nous sommes des hamsters qui courons dans une roue sans trop savoir après quoi, mais simplement parce qu’on nous a dit qu’il fallait courir pour en avoir le plus possible. Le plus de quoi ? »

En creux, on lit le vide de sens, la vacuité de la consommation permanente et l’inutilité des doudous numériques dont on ne cesse de s’entourer. « Posséder pour posséder, acheter pour acheter, cela ne me porte plus vraiment, même si je suis encore bloqué dans ce mode de construction. Se justifier en se convainquant que de cette manière on se protège, trouve vite une limite. Alors vient souvent l’héritage aux enfants, mais je crois qu’ils ont plus besoin d’amour, d’empathie et d’intelligence émotionnelle que de monnaies sonnantes et trébuchantes pour réussir leur vie. En particulier dans un monde qui sera demain dominé par l’intelligence artificielle. » Dans sa prise de conscience nourrie par une bonne dose de curiosité et de nombreuses conversations menées dans le cadre de son podcast, Grégory Pouy dissémine ses réflexions acquises ça et là tout en étant lucide : il ne sera jamais l’écolo « à la Nadal » qui-joue-tellement-bien-que-jamais-de-ta-vie-tu-iras-te-confronter-à-lui. « Trop loin pour le prendre en exemple ». Aussi regrette-il chez les militants « cette conviction de détenir la vérité, car elle implique que d’autres ont nécessairement tort, et alors commence un combat. Or, quand on est attaqué, on a d’abord tendance à défendre ses positions, c’est naturel. J’ai rencontré de nombreux militants associatifs, et une chose me frappe : leur combat devient leur raison de vivre. La victoire n’est plus alors un objectif, car une fois acquise, ils seraient confrontés à un grand vide. C’est pourquoi je préfère l’engagement au militantisme. Au moment où l’écologie sera au cœur des préoccupations, que restera-t-il aux associatifs qui se battent pour la prise de conscience de l’ensemble de la société ? Pourtant, leur rôle est véritablement clef. »

En attendant, l’auteur-podcasteur concède qu’il n’est pas encore prêt à sacrifier son bien-vivre matériel. S’il fait des efforts, il a la renonciation en horreur et en appel à un changement d’état d’esprit, de rapport au bonheur et au succès. « La renonciation pose problème : comment vous demander de renoncer à ce que vous êtes ? Et c’est, de plus, un mauvais débat. Réfléchir à ce qu’on va enlever, c’est comme commencer un régime et se demander de quoi se priver. C’est une expérience très pénible. Comment espérer vous convaincre de vous diriger vers un tel programme ? Comment envisager que cela puisse devenir une expérience positive ? » questionne-t-il avant de dresser quelques pistes d’actions pour « dessiner ce nouveau rapport au monde » (la relation féminin-masculin, le retour à un chamanisme et l’ouverture à d’autres cultures, la recherche de sens et le « développement personnel », le collectif vs l’individualisme, le contentement vs l’hyperconsommation, le local vs le global, le lien entre les générations et enfin le slow vs l’optimisation) tout en agrémentant la nouvelle spiritualité de la société d’une modification profonde des entreprises et du rôle des représentants politiques. Avec ce livre qui sort le 10 juin en librairie, sa volonté est de rendre accessible une complexité qu’il a su saisir en effectuant un pas de côté, et en s’engageant, pour sa part, à repenser le design, et à façonner un autre imaginaire via les marques pour lesquelles il travaille.

Lost in transition

De fait, pour aller plus loin dans la réflexion et plonger profondément dans le vécu d’une écologiste convaincue de longue date, Laure Noualhat est LA guide qu’il vous faut. Là où Grégory Pouy partage des impressions et des intuitions encore récentes, cette journaliste freelance et réalisatrice de plusieurs documentaires engagés transmets des conseils issus d’une connaissance approfondie des problématiques et des états d’âme qu’elles provoquent quand on chemine en écologie. Car c’est bien là une plongée dans le grand tourment climatique qu’on opère avec ce livre mûri pendant dix longues années (publié le 28 mai chez Tana Ed.), et fini d’écrire pendant le confinement. « Depuis 2010 je n’arrivais pas à aller au-delà du titre, Comment être écolo sans finir dépressif, puis j’ai compris que je devais cheminer encore car je n’avais pas la moindre idée de la réponse à y apporter » confie-t-elle par téléphone, fin mai, entre deux séquences de montage d’une série qui traite, justement, des tourmentés climatiques.

On embarque donc avant tout dans de multiples vécus : la solitude de la journaliste qui suit pendant des années les questions climat pour Libé, de sommets climat quasi-inutiles en action d’activistes bien remontés, de ses reportages bouleversants à Tchernobyl tout autant qu’en Arctique, face à une réalité que ses proches ne saisissent pas… « On se rend compte qu’il y a un vaste monde totalement hermétique à ces questions. Et qu’on soit hermétique à la question de la dette je comprends, mais à celle de la vie sur terre, cela me dépasse ». Alors avec son impatience elle y va sans phare : les échappatoires alcoolisés, la dépression qui s’installe malgré elle, le deuil de la vie d’avant qu’il faut prendre le temps de traverser. Chose intéressante : sa façon de mettre en lien la prise de conscience de l’urgence et la façon dont cela nécessite que nous travaillons sur nos failles intérieures. « Ce sujet se greffe sur de petits effondrements intimes, sur des failles psychiques. Il faut prendre le temps de vivre cette éco-dépression pour la comprendre et savoir ensuite comment agir car faire semblant d’y croire n’y changera rien, y croire non plus et il ne nous reste plus qu’à avancer en sachant… qui ai-je donc envie d’être dans cette ère qui s’annonce ? »

On la suit ensuite dans ses avancées et expériences pour tenter de vivre avec et surtout, d’aller mieux tant il est urgent d’aller aussi bien que possible dans ce monde en délitement, de regarder ce que ces crises – écologique, sanitaire, économique… – font à l’âme : « je suis perfectionniste et avance dans la vie sans faire les choses à moitié. Pour toucher le fond j’y suis allée à fond : j’ai testé tous les outils et techniques que je trouvais idiotes il n’y a pas longtemps et ils se sont révélés à moi comme une gymnastique qui aident à cultiver sa zone de retrait » confesse-t-elle, en insistant ainsi même sur la bonne dose d’émotions et de zones de vulnérabilité qu’ils faut accepter pour survivre : « il ne faut pas avoir honte de dire qu’on est impuissant, cela met colère et plonge dans une tristesse abyssale de constater l’ampleur de la tâche à accomplir pour changer la donne… mais il nous faut accepter cette impuissance ».

Y sont donc passés l’installation dans une maison en Bourgogne, à Joigny, le fait de se reconnecter à la nature et au vivant (« nous sommes comme des analphabètes qui utiliseraient une bibliothèque comme réserve de papier pour allumer le feu » relève l’autrice à ce sujet), de méditer et se confiner en soi, de renouer avec des rituels chamaniques (dont le regain dans nos contrées occidentales est incontestablement lié à la peur de l’inconnu), d’effectuer un travail qui relie, des rituels de deuil, expérimenter la sororité, cultiver la gratitude et « la gym du merci », prendre le temps de contempler notre environnement, mais aussi et surtout rire (« l’humour est plus sage qu’il n’y paraît : il marque les limites de nos espérances, se moque de nos déceptions ; avec lui, on assouplit la douleur, on conjure ses terreurs, on se rit de tout »), nourrir l’enfant en nous pour militer joyeusement...

On ne peut qu’apprécier, dans son partage, le souci du détail, des témoignages livrés, des concepts apportés (notamment sur l’éco-anxiété et l’écopsychologie, discipline encore méconnue en France, ou encore la notion d’écosophie ou d’écologie profonde) et la narration précise et lucide de ses ressentis lors de ces explorations. Loin de donner des leçons, Laure Noualhat réussit à porter un propos sérieux avec une légèreté qui passe clairement le message. Même le père de la rationalité en prend pour son grade : « Grâce à René Descartes, j’ai appris que j’étais puisque je pensais. Foutaises ! Je détruis donc je suis » serait plus approprié. Sa pensée dualiste a été le feu vert intellectuel à la destruction du vivant ». Ambiance !

L’éco-anxiété, pays de tristesse et de vie

A noter : si ces deux ouvrages s’opposent en surface sur le degré de renonciation à effectuer pour vivre pleinement ses convictions (on comprend entre les lignes que Grégory Pouy est en train d’y venir, NDLR), ils résonnent l’un à l’autre dans leur façon de considérer l’importance des liens cultivés. Là où Gregory Pouy dit s’intéresser à l’humain via le marketing et créer du lien avec lui-même par le développement personnel, Laure Noualhat revient sur ces amis que l’on perd et le « nouveau troupeau de relations » qu’on se créée à force de « se connecter à des gens au courant, participer à des ateliers, aller à des réunions, pratiquer la gratitude et l’amour » et surtout réaliser qu’on est pas seul et que cela peut motiver à agir.

Le lien, ici, est clef : avec soi, avec les autres, avec la nature et le vivant dans son ensemble. « La rencontre avec ma maison, la plus déterminante de ma vie… » témoigne ainsi Laure Noualhat, « c’est à cet instant que j’ai commencé à regarder le monde à partir des 150 km2 que je peux appréhender. Penser à un territoire limité est plus simple pour le cerveau, cela m’apaise et je visualise alors les possibles à notre échelle, cela dissipe ma modeste impuissance, devenue plus écrasante avec le temps mais inconsistante avec cet espace… passer la journée à planter, monter des projets qui marchent ou non, placer des règles, se renseigner, sans obligations de résultats mais de moyens ». Pour celle qui embarque désormais de nouveaux arrivants venus exprès pour faire évoluer le territoire vers plus d’écologie, « il ne faut plus négocier avec la machine mais penser petit et ne pas avoir peur de regarder la mort en face – la mort des champs dans lesquels ne règnent plus les coquelicots, la mort sur les plages après le Tsunami en 2004, etc. ». Être informé ne signifie pas que nous sommes conscients, et notre cerveau est doué de facultés assez fortes pour se mettre en dissonance avec les évidences écologiques annoncées. Pour Grégory Pouy aussi l’équation est simple « On essaye de faire concilier des objectifs qui ne peuvent pas cohabiter : vivre dans de grandes villes industrielles, modernes, en croyant que c’est ce qui nous rendra heureux, parce que cela offre le confort ; alors qu’en fait, c’est justement cela qui rend fondamentalement malheureux. Ce qui fait sens, c’est de vivre dans une petite communauté de personnes à qui l’on est connecté. »

Alors in fine, tous deux en appellent à l’action : après les adieux multiples (à l’insatiabilité, à l’hubris, aux réflexes polluants, au gâchis…), il faut cultiver l’engagement et sa capacité à agir expliquent-ils à leur manière, sans fuir, et juste cultiver le vivant au plus profond de nous, honorer la vie. « Se sentir vivant, c’est revenir au vrai présent et apprendre à l’habiter ». C’est comprendre qu’ « inter-espèces, universelle, la peine pour le monde ne se catégorise pas, elle s’additionne. La souffrance que les hommes s’infligent les uns aux autres déchire la raison, mais la souffrance qu’ils infligent au vivant est tout aussi tragique », rappelle la journaliste. Là où Grégory Pouy estime que « les gens se cherchent et on fait tout pour les paumer », Laure Noualhat estime « que nous sommes autant le résultat d’un miracle que celui d’une malédiction ». A méditer donc, en cette journée de la Terre…

Anne-Sophie Novel / @SoAnn sur twitter

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4 réponses sur “Peut-on être écolo sans être triste, anxieux ou déprimé ?”

  1. « maison en Bourgogne, à Joigny » : le bilan carbone d’un tel habitat est en moyenne double qu’un appartement dans un immeuble en ville. Toute la tartufferie de l’écologisme est là : on se paie de mots et de symboles, mais l’efficacité n’est jamais là.

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