COVID-19 : histoires interdites et journalistes censurés

Plus le virus du Covid-19 se propage, plus la censure gagne du terrain. Partout dans le monde, des journalistes sont menacés, arrêtés ou expulsés pour avoir écrit sur l'épidémie et remis en cause les chiffres officiels des autorités de leur pays, tout particulièrement le bilan des victimes. Pour nombre de régimes souvent autoritaires, préserver son image durant cette crise est essentiel. Bien plus qu’une presse libre. Forbidden Stories a réussi à joindre des journalistes menacés pour vous révéler ces histoires censurées sur le Covid-19. Une véritable bataille des chiffres de l’Asie à l’Amérique du Sud, en passant par l’Europe.

 

 

La scène se passe le 22 mars. Il est 21 heures lorsqu’un groupe de policiers des Forces d’Actions Spéciales (FAES) débarque au domicile du journaliste vénézuélien Darvinson Rojas. Les policiers prétendent avoir été envoyés suite à un appel anonyme indiquant que le père de Darvinson Rojas serait porteur du Covid-19. « J’étais très étonné qu’ils n’aient pas de matériel médical, j’ai tout de suite compris qu’ils venaient pour mon fils » explique Jesús, le père du journaliste. Ce qu’on reproche au journaliste : avoir procédé à son propre comptage des victimes du coronavirus.

48 heures plus tôt, la Commission du Régime de Nicolás Maduro annonçait 47 cas dans le pays. Des chiffres que Darvinson Rojas, journaliste indépendant, a eu le tort de contester sur son compte Twitter. Minutieusement, il a appelé les gouverneurs des différentes régions du pays, recensant un total de 55 cas de personnes atteintes par le Covid-19 – soit 8 cas de plus que les chiffres des autorités. Cette différence, aussi faible soit-elle, affole la toile. Le lendemain, il dénonce de nouvelles inexactitudes : cette fois, il affirme qu’il n’y a plus de décompte officiel de malades depuis le 19 mars dans l’Etat de Miranda, pourtant le plus touché du pays. 

Le 22 mars au soir, quand les policiers lui demandent d’ouvrir la porte, le père du journaliste  refuse. Sans mandat de perquisition, les forces spéciales cherchent à s’introduire dans la maison. L’altercation se clôt par un coup de crosse sur la tête de l’homme de 49 ans.  

 

Photos des blessures à la tête de Jesús Rojas, le 22 mars 2020. Crédit : Jesús Rojas

Il tombe à terre. Pendant ce temps, son fils enchaîne les tweets. « Des fonctionnaires du FAES disent qu’ils viennent pour moi… », « Ils veulent me mettre en détention », « ils menacent mes voisins qui sont sortis dans la rue ».

Alors que Darvinson sort porter secours à son père, les policiers du FAES menottent le père et le fils puis leur couvrent le visage et les embarquent à bord d’un véhicule. Six fonctionnaires du FAES entrent alors dans la maison et saisissent tout le matériel professionnel du journaliste devant sa mère apeurée: appareil photo, ordinateur et téléphone portable. 

Après avoir roulé quelques kilomètres, les forces de police sortent Darvinson et son père du véhicule. Le père, toujours encagoulé, entend alors l’interrogatoire que subit son fils :  « D’où tu sors les chiffres que tu publies sur le Covid-19 ? Les chiffres de l’Etat de Miranda d’où viennent-ils ? Je te préviens, c’est la vice-présidence de la République qui nous a envoyés », rapporte Jesús Rojas. Le journaliste répond : « Ces chiffres proviennent de ce que disent les gouverneurs, les maires ». Le fonctionnaire aurait sèchement répondu : « Ce que tu publies contredit les chiffres publiés par l’Etat ». 

Vers minuit, les policiers relâchent le père à quelques mètres  de chez lui. La famille n’a plus de nouvelles de Darvinson. « On avait très peur » se souvient le père, interrogé par Forbidden Stories. 

Le lendemain, celui-ci fait tous les commissariats de police de la région en espérant y voir son fils, sans succès. Mardi, il retrouve sa trace au siège du FAES, à Caricuao, mais impossible d’y entrer. Il apprendra plus tard que Darvinson est notamment accusé d’incitation à la haine. Seule la mère du journaliste est autorisée à aller voir Darvinson au parloir mais toutes leurs conversations sont enregistrées par un agent de police.

Douze jours après son arrestation, Darvinson Rojas a été relâché hier soir (jeudi 2 avril) à 21h dans le cadre d’une libération conditionnelle. Toutes les accusations qui pèsent contre lui sont donc maintenues. Il devra se présenter au tribunal tous les quinze jours, dès la fin du confinement au Venezuela et il a l’interdiction formelle de quitter le pays.

Dans une vidéo publiée sur le compte twitter de son père juste après sa libération, Darvinson Rojas a expliqué qu’il ne pouvait pas accéder à ses comptes Twitter et Facebook mais que son engagement journalistique était le même. “Pour l’instant je resterai éloigné de mes comptes, jusqu’à ce que je réussisse à récupérer mon téléphone”, conclut le journaliste dans la vidéo.

A ce jour, le Venezuela compte officiellement 146 cas de contaminations au Covid-19 et 5 morts.

Depuis le début de l’épidémie, les cas recensées par les ONG de défense des journalistes regorgent de menaces similaires à travers le monde. Souvent, ces attaques surviennent quand les journalistes décident de partager des chiffres qui diffèrent de la communication officielle. Index on Censorship, une ONG qui défend la liberté d’expression, recense les attaques faites contre les médias à l’international durant « la crise du coronavirus ».

Menaces de fermeture, sites d’informations bloqués, arrêts de l’impression de journaux papiers, expulsions de correspondants étrangers ou même disparitions inexpliquées : tous les moyens sont bons pour museler la presse. Et la crise sanitaire actuelle ne fait souvent qu’aggraver une situation déjà tendue pour les médias, comme au Venezuela. « Les gouvernements qui s’attaquaient déjà aux journalistes avant cette pandémie sont les mêmes qui, maintenant, essayent de contrôler le récit de ce qu’ils font (ou ne font pas) pour combattre cette terrible maladie » explique Rob Mahoney, directeur exécutif du Comité pour la protection des journalistes (CPJ).  C’est d’ailleurs en Chine, point de départ de la pandémie, que les premières attaques contre la liberté de la presse sont recensées.

Même si le récit officiel a fini par échapper aux mains du pouvoir chinois il y a quelques jours, après des mois de répression contre les journalistes.  

File d'attente dans un salon funéraire de Wuhan, le 26 mars 2020. Crédit : Caixin

Ce sont des clichés du média chinois Caixin, publiés le 26 mars, qui remettent en question le bilan officiel : 2539 morts des suites du virus à Wuhan, épicentre de l’épidémie du Covid-19. On y voit des files d’attente interminables se dessiner devant un salon funéraire de la ville chinoise, à peine sortie de son confinement. Les témoignages recueillis dans l’article qui accompagne les photos décrivent des situations similaires dans les sept autres salons funéraires de la ville : parfois plus de cinq heures d’attente pour récupérer les cendres de leurs proches. Une autre photo montre une livraison en camion de 2500 urnes funéraires dans un des huit crématoriums de la ville. D’après le conducteur, 2500 autres avaient déjà été livrées la veille. 

Le régime chinois a-t-il caché le nombre réel de victimes du Covid-19 à Wuhan ? Difficile à prouver, particulièrement en Chine, où aucune enquête indépendante sur le nombre de victimes ne semble possible. Le Comité pour la protection des journalistes a déjà publié dix articles faisant état de censures ou d’entraves à la liberté de la presse en Chine durant cette crise. « Toutes les histoires qui remettent en question l’histoire officielle sont des histoires interdites », explique Steven Butler, coordinateur du programme Asie pour CPJ. « La suspicion d’un plus grand nombre de décès à Wuhan est l’une d’entre elles. Il faudrait qu’un journaliste d’investigation puisse faire son travail sur place pour que la vérité éclate au grand jour. »

Trois mois se sont écoulés depuis les premiers cas recensés à Wuhan et il est encore compliqué d’établir un bilan exact des infections et des décès. La source la plus souvent reprise durant cette crise, celle de l’université Johns Hopkins de Baltimore, fait état de 82 464 cas contaminés et 3 326 décès liés au coronavirus à ce jour, le vendredi 3 avril 2020, en Chine. Cette dernière reprend les chiffres officiels, ceux que le pouvoir chinois peut et veut bien partager. Mais par volonté de contrôle de l’information, ces chiffres reflètent surtout un récit calibré par les autorités. Les journalistes qui ont voulu remettre en question le discours officiel chinois en payent le prix comme Chen Qiushi, un journaliste freelance, dont les proches sont sans nouvelles depuis le 6 février.

En réponse à la propagande gouvernementale, Chen Qiushi avait pris la décision de quitter Pékin, sa ville de résidence, pour rendre compte de la réalité à Wuhan. Une fois sur place, il avait posté des vidéos démontrant le manque de ressources des hôpitaux de Wuhan.

Le jour de sa disparition, il avait annoncé à ses proches vouloir couvrir la situation dans les hôpitaux temporaires, construits en un temps record à Wuhan. Le 6 février, sans nouvelles de son fils, la mère du journaliste publie une vidéo pour demander de l’aide depuis le compte twitter du journaliste. « Aidez moi à retrouvez [Chen] Qiushi, et savoir ce qui s’est passé. Aidez-moi s’il vous plaît. »

Le cas de Chen Qiushi n’est pas isolé. Les journalistes citoyens* Li Zehua et Fang Bin, qui se sont rendus à Wuhan dès janvier pour enquêter, ont également disparu. Un live posté sur Youtube le 26 février, intitulé “Je suis recherché !!! Je suis recherché !!!”, est la dernière trace visible de Li Zehua.

On y voit le jeune reporter seul dans un appartement, expliquant sa situation aux internautes venus commenter en direct. « Je ne veux pas garder le silence ou fermer les yeux et les oreilles. » lance-t-il, visiblement paniqué. La transmission s’arrête brutalement lorsque deux hommes en noir pénètrent dans l’appartement.

Fang Bin, autre journaliste citoyen, a lui aussi disparu des écrans radars. Il avait notamment posté sur son compte Youtube des vidéos en caméras cachées à l’intérieur d’hôpitaux traitant des malades visiblement atteints du Covid-19. Quelques jours avant sa disparition, il avait exprimé ses inquiétudes sur son compte Twitter. Il n’a plus donné de signe de vie depuis le 9 février.

Sur internet, les articles disparaissent rapidement et la censure se fait de manière invisible, rendant difficile l’émergence de témoignages. « Les journalistes chinois ont l’interdiction de donner des interviews à d’autres médias, en particulier les médias étrangers, explique un journaliste chinois qui souhaite rester anonyme. Beaucoup de journalistes chinois ne répondent pas aux journalistes étrangers par crainte de perdre leur emploi. ». Pour ce journaliste, il s’agit d’abord d’un enjeu d’image pour les autorités chinoises, d’où cette guerre des chiffres : « Le gouvernement chinois a délibérément dissimulé le nombre de morts pour ne pas altérer l’image du pays. »  

Le 24 février, le ministre de la santé Iraj Harirchi a été photographié lors d'une conférence de presse durant laquelle il semblait souffrir des symptômes du Covid-19. Le lendemain, il a affirmé être atteint du virus. Crédit : IRNA

« De nombreux gouvernements semblent craindre que la vérité éclate sur la propagation de cette maladie, explique de son côté Rob Mahoney, directeur exécutif du CPJ. Cela pourrait les présenter sous un mauvais jour. Ce sont des gouvernements qui disent toujours qu’ils sont compétents, honnêtes avec la population, qu’ils contrôlent la situation. Cette pandémie mine tout cela, ils ne sont pas en contrôle. »  Au Moyen-Orient, l’Iran n’échappe pas à la règle. Avec 50 468 cas contaminés et 3 160 décès selon les autorités, le pays est aujourd’hui le 7e pays le plus touché par la pandémie mais la date de l’apparition officielle du virus et le nombre de morts déclarés sont controversés. 

Le 19 février, le journaliste indépendant Mohammad Masaed annonce à ses 50 000 followers sur twitter que le Covid-19 a causé la mort de deux personnes à Qom, une ville sainte du chiisme au sud de Téhéran. Une thèse confirmant l’implantation du virus dans le pays, alors que le régime iranien restait muet jusque là. Quelques heures plus tard, le ministre de la santé reconnait finalement les deux décès à Qom et, de fait, la présence du Covid-19 en Iran. Le journaliste l’annonce dans ce post Télégram du 19 février, désormais inaccessible.

« Corona à Qom !

-> Le ministère de la santé a finalement reconnu la mort de deux patients à Qom.

-> Le ministre de la santé a demandé aux habitants de Qom de ne pas aller travailler s’ils présentent des symptômes de grippe et de se rendre à l’hôpital. Le lavage continu des mains est la recommandation la plus importante du ministère de la santé. »

L’histoire aurait pu s’arrêter là mais Mohammad Mosaed a rapidement été convoqué par les Gardiens de la Révolution (l’armée d’élite de la république islamique). Le journaliste était déjà poursuivi par les autorités pour avoir tweeté sur les coupures d’internet lors des manifestations de novembre dans le pays. En libération conditionnelle depuis décembre, son cas était suivi de près par les autorités qui ont estimé ce jour-là que le journaliste avait franchi « la ligne rouge » en publiant une information non-officielle. « Ils m’ont dit que je faisais trop de bruit, que les gens ne devaient pas avoir peur. Que le virus était envoyé par l’ennemi pour briser notre économie.» L’ensemble de ses comptes sur les réseaux sociaux (Twitter, Telegram et Instagram) ont alors été supprimés. Impossible pour lui de partager les menaces qui pèsent sur lui avec le reste du monde. 

Le journaliste estime que le gouvernement aimerait « être le seul média national ». Depuis son arrestation, Mohammad ne peut plus exercer son métier sous peine de sanction. Son cas s’ajoute à ceux déjà visés par le procureur général de Téhéran, Mohammad Jafar Montazeri. Le responsable a récemment mis en garde ceux qui publiaient des chiffres de sources non-officielles. « Tant que nous ne pouvons pas enquêter, nous ne pouvons pas juger de la transparence du gouvernement sur la gestion de cette crise » déplore le journaliste. 

A l’image d’autres pays du Moyen-Orient, l’Iran vient même d’interdire l’impression de tous les journaux du pays pour, officiellement, limiter la propagation du virus. Les publications se font désormais uniquement en ligne. Alors que le gouvernement iranien oblige parfois les journaux à modifier leur version en ligne après la publication papier, « s’il n’y a pas de version papier, personne ne remarquera ce changement » ironise une journaliste du quotidien Shargh sur twitter. 

Première page de la lettre envoyée par L'Organisme Général de l'Information égyptien à la rédaction en chef du Guardian, le 17 mars 2020. Crédit : Ruth Michaelson

De manière générale, les correspondants étrangers bénéficient d’une protection que souvent n’ont pas leurs collègues locaux. « Dans un pays comme l’Égypte, il n’y a tout simplement pas de presse locale libre et les journalistes locaux s’autocensurent énormément car ils craignent d’être poursuivis, explique Amr Magdi, chercheur auprès de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord chez Human Rights Watch. Les journalistes étrangers ont en revanche plus d’espace pour faire des reportages de manière plus indépendante.» 

Mais en pleine crise sanitaire mondiale, cet accord tacite a volé en éclats. Ruth Michaelson, correspondante du Guardian en Egypte, en a fait les frais. Présente dans le pays depuis 2014, elle a dû le quitter en urgence suite à la publication d’un article le 15 mars dernier. Son seul tort : s’être intéressée à une étude qui remettait en question le bilan officiel de contaminations dues au Covid-19 en Egypte. Son papier citait les projections de cet article scientifique, réalisé par des spécialistes en infectiologie de l’Université de Toronto et recensant des témoignages de médecins.

L’article de la journaliste met en évidence les incohérences des chiffres gouvernementaux : d’après l’étude scientifique, le nombre de personnes ayant été testées positives au coronavirus en revenant d’un séjour en Egypte, aussi appelés « cas exportés », ne concorde pas avec le nombre de cas recensés au niveau national par les autorités. En effet, 97 étrangers ayant visité l’Egypte depuis la mi-février ont été testés positifs au coronavirus à leur retour chez eux. L’étude projette, en croisant plusieurs données statistiques sur le déplacement de la population, que « l’Egypte devrait compter au maximum 19 310 cas et au minimum 6000 cas de coronavirus début mars ». Très loin des 3 individus infectés par le Covid-19, chiffre annoncé par les autorités égyptiennes ce jour-là. 

« Samedi matin je publiais l’article, dimanche après midi j’étais convoquée par les autorités égyptiennes et on me criait dessus » déplore la journaliste. Pour elle, en la menaçant, le pouvoir a voulu envoyer un message aux autres journalistes qui enquêtent sur le Covid-19 dans le pays. 

Dans  une lettre adressée à la rédactrice en chef du journal britannique le 17 mars et que Forbidden Stories s’est procurée, les autorités accusent la journaliste de « fautes professionnelles » et remettent en question l’étude scientifique de l’Université de Toronto. Trois pages le long desquelles l’auteur accuse la journaliste de ne pas avoir respecté « les règles du journalisme », et termine par une demande « d’excuse » à publier par le journal. « Nous sommes convaincus que votre estimé journal n’approuve pas de telles pratiques qui sont incompatibles avec l’approche et l’histoire de votre journal » conclut la lettre officielle. 

« Normalement, ils ne disent pas “ce que tu as écris là ne nous plaît pas” de façon aussi claire, réagit la journaliste. Ils rendent juste ton travail plus compliqué au fur et à mesure… Cela met en évidence que les autorités égyptiennes veulent montrer qu’elles contrôlent la pandémie  » 

Menacée d’arrestation et privée de son accréditation presse, la journaliste germano-britannique se fait aider par l’Ambassade d’Allemagne pour quitter le pays rapidement. Elle réussit à s’envoler pour Düsseldorf, en Allemagne dans l’après-midi du 27 mars, puis rentre en Angleterre. Quant à ses chances de pouvoir exercer à nouveau son métier en Egypte, Ruth Michaelson est très pessimiste. Elle ne souhaite pas non plus mettre en danger ses sources égyptiennes.

Le travail n’est pas plus facile pour les journalistes sur place. Régulièrement, l’État annonce qu’il arrête des personnes pour avoir fait circuler de fausses rumeurs : Une façon de faire peur, selon Ruth Michaelson. Et si Mada Masr, le seul grand média indépendant égyptien, n’a « pas eu de problèmes » jusqu’à présent avec les autorités c’est, explique sa rédactrice en chef Lina Attalah, « peut-être parce que nous ne cherchons pas à raconter une histoire sur les chiffres réels ni à remettre en cause les chiffres du gouvernements ». Concernant le Covid-19, le média a pris le parti de ne raconter que des histoires locales.

Capture d'écran de la carte Covid-19, mise à jour par l'université Johns Hopkins de Baltimore. Crédit : Johns Hopkins University

Dans chacune de ces histoires, les journalistes menacés ont voulu partager des chiffres qui diffèrent du discours officiel. Qui dérangent le pouvoir en place. Selon Maria Repnikova, experte en communication politique de la Chine et des régimes autoritaires à l’université d’État de Géorgie aux États-Unis, ces chiffres cristallisent les tensions entre pouvoir et journalistes à cause de ce qu’ils représentent : « Ils sont importants car ils révèlent l’intensité de la crise. ils peuvent alors démontrer l’inefficacité du pouvoir dans la gestion de la crise. C’est particulièrement le cas dans les régimes autoritaires. » En cas d’échec des autorités, le risque est de voir sa légitimité remise en question et de voir son image écornée nationalement et à l’international. « Si ils contrôlent les chiffres, ils contrôlent le récit ajoute Rob Mahoney de CPJ. C’est une question de confiance instaurée entre le pouvoir et le peuple. Sans cette confiance, ils risquent de perdre la cohésion sociale au sein du pays ». Les risques de remise en question du pouvoir, voire d’insurrection, grandissent alors. 

Limiter cette problématique de contrôle du récit aux régimes autoritaires serait pourtant une erreur. « Regardez aux Etats-Unis : En réponse aux exportations mondiales de fournitures médicales par la Chine, le département d’État a publié un mémo sur toute l’aide que Washington fournit dans le monde entier, et qu’il fournit depuis toujours, nuance Maria Repnikova. On a vu des médecins renvoyés de leur poste pour avoir dénoncé une mauvaise gestion ou un manque de ressources dans les hôpitaux aux États-Unis ». Mais dans les régimes autoritaires, ce contrôle est plus prononcé, « car l’État y est plus puissant ».

Le risque est alors de voir s’installer dans la durée ces attaques contre la presse et les journalistes. Un peu partout dans le monde, les gouvernements établissent les uns après les autres des états d’urgence pour, officiellement, lutter contre les « fake news ». 

Aux Philippines, par exemple, une nouvelle loi impose des sanctions pénales pour « diffusion de fausses informations concernant la crise du Covid-19 sur les réseaux sociaux et autres plateformes ». Risques encourus : 2 mois de prison et une amende pouvant atteindre 1 million de pesos philippin (17,909 euros), dans un pays où le PIB par habitant ne dépasse pas 3000$. Même situation au Brésil où le président Jair Bolsonaro, qui qualifiait le virus de simple petite grippe et accusait les médias de vouloir provoquer « l’hystérie » autour de la crise du coronavirus, a signé dans la foulée la « Mesure Provisoire 928 », le 23 mars. Cette dernière suspend l’obligation pour les autorités publiques de répondre aux demandes d’informations officielles dans le cadre de la loi pour la liberté d’information. La mesure, présentée comme temporaire, sera valide tant que le Brésil sera en état de « calamité » à cause de la pandémie. Date de fin prévue de l’état d’urgence brésilien : le 31 décembre 2020. 

Viktor Orban lors d'une session parlementaire à Budapest, le 30 mars. Crédit : Zoltan Mathe / AP

Au coeur de l’Europe,  d’autres gouvernements utilisent ces mêmes rhétoriques pour asseoir un peu plus leur pouvoir. La Hongrie de Viktor Orban en est l’un des exemples les plus parlant : le premier ministre nationaliste a en effet obtenu le feu vert du parlement pour légiférer par ordonnance dans un état d’urgence ici aussi à durée indéterminée. Ces nouvelles prérogatives, vivement critiquées par l’opposition, prévoient 5 ans de prison pour toute diffusion de « fake news » touchant à la pandémie ou les mesures gouvernementales pour la combattre. Beaucoup y voient un moyen de cibler les journalistes indépendants dans un pays où la liberté de la presse est déjà menacée. 

« Cela donne essentiellement carte blanche au gouvernement » analyse Cameran Ashraf, professeur adjoint en nouveaux médias et communications à l’Université d’Europe centrale de Budapest, cible d’attaques régulières du Premier ministre Viktor Orban. « Le fait que le gouvernement puisse maintenant statuer par décret – qu’il soit question d’emprisonnement quand on parle de faire un reportage, faire du journalisme – est une situation vraiment problématique et c’est quelque chose que l’Union européenne doit prendre très au sérieux, ajoute-t-il. La liberté d’expression est aujourd’hui plus précaire qu’elle ne l’a jamais été au cœur de l’Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. »

Sous Orban, de nombreux organes de presse indépendants ont été fermés ou rachetés par des mandataires pro-gouvernementaux, qui licencient ensuite les journalistes ou les obligent à publier des contenus pro-gouvernementaux et pré-approuvés. 

Une dizaine de jours avant cette promulgation controversée, les signes d’un contrôle grandissant sur l’information étaient visibles : Szabolsc Panyi, un journaliste du média d’investigation hongrois Direkt36, rapporte que depuis la mi-mars, seuls les experts approuvés par le gouvernement peuvent s’exprimer au sujet de la crise sanitaire. 

Panyi raconte ainsi que lors d’une conférence de presse face aux experts en question, les reporters indépendants se sont vu retirer le micro des mains sans pouvoir poser de questions. Désormais, les rencontres entre la presse et le panel se font par internet. Toutes les demandes doivent être envoyées au préalables par mail. Toujours selon le Panyi, aucune des questions soumises par un organe indépendant n’a reçu de réponse. 

« Cela fait un moment que ça dure, mais maintenant que nous sommes au coeur d’une crise sanitaire, c’est de plus en plus évident que le gouvernement cherche à contrôler qui s’adressent aux journalistes » ajoute le journaliste. La loi, dit-il, est intentionnellement vague sur la question de savoir si les journalistes indépendants peuvent être visés. Mais son objectif est clair : « L’une des intentions de cette loi est d’avoir un effet dissuasif » explique-t-il.

Capture d'écran de l'émission d'actualité "Watan Habarlary" sur Altyn Asyr, une des chaines d'Etat au Turkmenistan, diffusée le 24 mars 2020. Crédit : Altyn Asyr / Youtube

Dans un autre style, le Turkmenistan dépasse la censure imposée aux journalistes, puisque c’est le vocabulaire même qui est désormais contrôlé. Radio Azatlyk, le service de Radio Free Europe/Radio Liberty en langue turkmène et l’un des rares médias indépendants du pays, critique la situation sur son site : sur les chaînes de télévision d’Etat, aucune mention du terme « coronavirus ». Il est en revanche question de « maladies respiratoires aiguës saisonnières », pour lesquelles les recommandations officielles sont simples : « boire du thé », « faire brûler du yuzarlik (une plante qui pousse en milieu désertique) chez soi pour éliminer les microbes », et consommer « son plat de nouilles avec du piment rouge. » Alors que les chaînes de télévision turkmènes, « strictement contrôlées par les autorités du pays », diffusent régulièrement ces messages, Radio Azatlyk, dont le site est bloqué dans le pays, rappelle à la fin de son article qu’ils partagent régulièrement les consignes données par l’Organisation Mondiale de la Santé concernant le Covid-19. « Utilisez ces recommandations, chers lecteurs ! » 

 

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