TRIBUNE

Coquillage et réfugiés : réécrire l’histoire de la plage à l’ère de l’anthropocène

Les feux australiens rappellent que les rivages sont des constructions humaines. En voie de disparition, ils demeurent des lieux refuges qu’il faut garder publics.

publié le 12 janvier 2020 à 17h06
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Tribune. S'il est une photographie qui restera dans les annales de 2020, c'est celle-ci : prise par le photographe Alex Coppel à Malua Bay, en Nouvelle-Galles du Sud, alors que des feux d'une ampleur jamais vue ravagent l'Australie, elle montre une plage bondée, non pas de baigneurs en maillots de bain, mais de réfugiés, acculés sur ce dernier espace terrestre encore épargné par les flammes.

Malua Bay est, d'ordinaire, le prototype de la plage paradisiaque, celle que l'on affiche sur les murs du métro pour faire fantasmer les citadins. Cet idéal de la plage au sable fin et à l'eau bleu turquoise trouve ses origines au XVIIIe siècle. Dans son ouvrage le Territoire du vide. L'Occident et le désir du rivage, 1750-1840, Alain Corbin raconte comment, d'un espace répulsif associé au déluge biblique et aux naufrages, le littoral est devenu, entre la seconde moitié du XVIIIe et le début du XIXe siècle, un espace désiré, un lieu où de nouvelles formes de plaisirs s'inventent et se diffusent, des rivages anglais jusqu'à la Méditerranée (1). Le rivage est d'abord lieu de contemplation et d'émerveillement, avant le moment de bascule définitif quand, au XIXe siècle, les premiers établissements de mer ouvrent et deviennent des lieux de sociabilité. Le XXe siècle fait figure d'explosion : c'est à cette époque que s'inventent les «corps d'été», comme le dit joliment l'historien Christophe Granger, c'est-à-dire une manière privilégiée de vivre son corps pendant les mois estivaux, mélange de retour à l'état de nature et de soumission aux nouveaux diktats des régimes et du bronzage (2). Au gré des décennies, et des bouleversements sociaux et culturels, les maillots rétrécissent, au point de disparaître quand, en 1964, le «monokini» fait son irruption sur les plages cannoises et rallongent, comme le rappellent les controverses de l'été 2016 autour du «burkini».

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L’histoire de la plage pourrait s’arrêter là, avec ses figures consacrées et ses temporalités bien délimitées. Mais elle omettrait une facette essentielle de ce récit, que les feux australiens, et cette étrange photographie, rappellent à notre conscience : l’histoire de la plage est d’abord et avant tout celle d’un écosystème et de son façonnement par et pour l’espèce humaine. Sous cet angle de vue, l’histoire de la plage à l’heure de l’anthropocène - cette nouvelle ère géologique qui, selon certains scientifiques, est caractérisée par l’émergence de l’agir humain comme facteur déterminant de l’évolution du système Terre - est celle d’un espace en voie de disparition et, en même temps, d’un lieu refuge.

Espace en voie de disparition, d’abord, car les plages sont aux premiers rangs des victimes de la crise climatique. Entre 75 % et 90 % des plages de la planète sont menacées de disparaître en raison de la montée des eaux, de la fréquence élevée des tempêtes et de l’érosion due à l’aménagement effréné du littoral. Face à cette disparition programmée, trois solutions existent : se retirer dans les terres et laisser l’eau reprendre ses droits, adapter le bâti à une submersion saisonnière ou encore, solution généralement préconisée par les propriétaires de maisons en bordure de mer mais décriée par nombre d’ingénieurs et océanographes spécialistes de ces questions, barricader les grèves à coups de sacs de sable et de murs - ce qui aura un coût exponentiel dans les décennies à venir.

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La disparition des plages, défi auquel toutes les communautés côtières doivent désormais se confronter, oblige également l'historien·ne à réévaluer le récit de Corbin à l'aune des relations entre l'espèce humaine et ce qu'on appelle, pour simplifier, la «nature». La plupart des rivages mondiaux sont, en grande partie, artificiels, et ces constructions humaines n'ont rien d'éternel. L'histoire de Los Angeles en est un exemple particulièrement édifiant : au début du XXe siècle, la grande métropole de l'Ouest ne dispose que de plages de taille relativement modeste. Celles de Santa Monica et Venice mesurent une quarantaine de mètres tout au plus. Aujourd'hui, ces mêmes plages sont trois, voire quatre fois plus larges ; des autoroutes, des maisons, des promenades, des pistes cyclables et même des parkings y ont été érigés à même le sable. Cette transformation spectaculaire a lieu dans l'après-guerre, quand des ingénieurs, avec l'aide des urbanistes, des hommes d'affaires et des dirigeants locaux mènent une vaste opération d'élargissement des plages. Los Angeles a la chance d'avoir accès à une matière première de qualité : à Hyperion, la municipalité dispose de vastes dunes de sable fin. Enhardis par des essais probants, les ingénieurs proposent de pomper ces sédiments afin de les déverser sur les plages jugées trop étroites. Le succès est au rendez-vous : en moins d'une décennie, plus de sept millions de tonnes de sable sont déplacées sur le rivage. Contrairement à d'autres littoraux, où des tempêtes ont pu réduire à néant ce type de projets, les plages artificielles de Los Angeles sont restées intactes au fil des décennies. Toutefois, même la Californie du Sud doit désormais envisager un avenir sans plages. D'après un article récemment publié dans le Journal of Geophysical Research, la région risque de voir engloutis près de 67 % de ses plages d'ici à 2100 si aucune mesure drastique n'est prise pour lutter contre la crise climatique.

Si les plages disparaissent, elles n'en demeurent pas moins des lieux refuges. La photographie de Malua Bay montre un cas extrême, où les propriétés uniques de la plage - il s'agit d'un écotone, à l'intersection de deux écosystèmes, la terre et l'océan - en font un sanctuaire. Toutefois, même en dehors de ces conditions extrêmes, les plages, en particulier dans un contexte urbain, représentent des îlots de fraîcheur dont l'importance va aller croissante alors que les scientifiques assurent que les épisodes de canicule vont devenir plus fréquents et plus longs. Dans un contexte de rarification croissante des plages, se rafraîchir d'un plongeon dans l'eau risque de devenir un privilège, en particulier là où l'accès au littoral n'est pas garanti. Contrairement à la France, où l'accès de tous et toutes au rivage est entériné par la loi du 31 décembre 1976, les Etats-Unis présentent un visage contrasté, avec certains Etats, comme la Californie, affichant un taux de côtes publiques de 60 %, et d'autres, à l'instar du Maine, où pas moins de 93 % des rivages sont fermés au public. Dans une ville comme Los Angeles, où les milliardaires de Malibu tentent bien souvent de s'octroyer les plages pour leur seul bénéfice, préserver les sentiers publics d'accès requiert une vigilance de tous les instants de la part des militants. En 2014, Jenny Price, une militante écologiste, lançait l'application pour smartphones «Our Malibu Beaches» afin d'aider les visiteurs à repérer ces chemins. Reste à savoir si, même en gardant ces sentiers ouverts, il restera assez de sable dans les décennies futures pour venir y poser sa serviette.

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(1) Le Territoire du vide. L'Occident et le désir du rivage, 1750-1840, d'Alain Corbin, Flammarion, Paris, 1988.
(2) La Saison des apparences. Naissance des corps d'été, de Christophe Granger, Anamosa, Paris, 2017.

Elsa Devienne est l'auteure de : la Ruée vers le sable. Une histoire environnementale des plages de Los Angeles au XXe siècle, Paris, éd. de la Sorbonne, à paraître le 29 février.