« Il faut digérer l’échec de la « révolution » néolibérale »

La philosophe Barbara Stiegler revient sur l’histoire et l’actualité de l’ultralibéralisme et du néolibéralisme, deux courants qu’il convient de distinguer.
« Il faut digérer l'échec de la "révolution" néolibérale »

Rencontre avec la philosophe Barbara Stiegler, dont le dernier essai, Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique (Gallimard, 2019), revient sur l’histoire et l’actualité du néolibéralisme et de l’ultralibéralisme, deux notions souvent utilisées à tort comme des synonymes.

Professeure à l’Université Bordeaux Montaigne, Barbara Stiegler est connue pour ses travaux sur l’oeuvre de Friedrich Nietzsche. Mais c’est en lisant les écrits d’un autre philosophe, Michel Foucault, qu’elle s’est penchée sur un évènement trop méconnu de l’histoire économique, le « colloque Lippmann ». Cet évènement, qui doit son nom à celui de l’écrivain et journaliste américain Walter Lippmann et s’est déroulé à Paris en août 1938, apparaît comme le moment fondateur de la pensée néolibérale.

En remontant aux origines biologiques de cette idéologie, Barbara Stiegler démontre sa filiation avec le darwinisme et rappelle que, contrairement aux idées reçues, le néolibéralisme n’est pas défavorable à l’État, mais au contraire favorable à un État qui fabrique des citoyens consentants à l’impératif d’évoluer, de la cour d’école jusqu’au marché du travail. La philosophe a rassemblé ses travaux dans un livre passionnant, Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique (Gallimard, 2019). Pour Usbek & Rica, elle revient sur l’actualité et l’avenir de ce modèle à bout de souffle, incapable de réagir à la crise environnementale.

Pour le grand public, « ultralibéralisme » et « néolibéralisme » sont des synonymes et des termes qui datent, à peu de choses près, des années 1980, marquées par les présidences de Ronald Reagan aux États-Unis et de Margaret Thatcher au Royaume-Uni. Or votre livre montre que la généalogie de ces courants d’idées remonte à plus d’un siècle, et qu’il faut impérativement séparer ces deux mouvements.

Cette histoire remonte à la deuxième moitié du XIXe siècle, aux débuts de la mondialisation. On assiste alors à l’invention du télégraphe et à l’apparition de la presse de masse. L’accélération est alors perçue comme une vertu. La rupture idéologique se déroule à cette époque ; depuis, nous n’avons fait que la prolonger et l’amplifier mais en suivant le même mouvement : l’angoisse d’un perpétuel retard sur une marche du monde en permanente évolution. C’est alors que jaillit l’idée que décrocher de ce mouvement équivaut à dépérir. Les thèses de Darwin sont débattues aussi chez les économistes. La question du rôle de l’État se pose et Herbert Spencer domine les débats avec ses thèses ultralibérales. Il prône un retrait maximal de l’État, qui serait une entrave à l’évolution du monde. L’ultralibéralisme, c’est cela : le laisser-faire maximum et le moins d’État possible, l’idée qu’il faut laisser faire le marché quitte à créer des monopoles prédateurs.

Herbert Spencer (1820-1903)
Herbert Spencer (1820–1903) / © National Library of Medicine

Mais Walter Lippmann va rompre avec Spencer et sa phobie de l’État en inventant un « nouveau » libéralisme – le fameux « néo-libéralisme ». Il n’a pas confiance dans les procédés naturels pour réguler l’économie et pense, au contraire, qu’il faut utiliser les moyens de l’État pour créer artificiellement le marché et former ses agents. Il insiste sur l’importance de règles claires et de lois justes pour créer une concurrence parfaite entre acteurs économiques.

Allez-vous jusqu’à dire que nous vivons, depuis, dans un monde néolibéral ?

Notre réalité est bien plus complexe et pas intrinsèquement néolibérale car il y a de fortes tensions entre différents modèles politiques. Dans la plupart des pays, on retrouve des traces de trois modèles : un ultralibéralisme vivace avec des tentations de désertion du politique, une aspiration sociale-démocrate bien ancrée dans les populations qui veulent la sécurité liée à la protection sociale, et une grande dose de néolibéralisme dans notre rapport à l’éducation et au marché de l’emploi. Parfois, ces différents courants peuvent s’incarner dans la même personne, qui les mélange sans en avoir clairement conscience. En tout cas, il est rare de trouver des responsables politiques monolithiques sur le plan idéologique. Le propos de mon livre est de prendre le néolibéralisme au sérieux car le laisser-faire ultralibéral a échoué. La crise de 1929 en est la meilleure illustration : elle a fait rupture car elle a obligé le libéralisme à laisser place à un retour de l’État, notamment en ce qui concerne les politiques d’éducation et de santé.

« Le néolibéralisme a une capacité à récupérer tout ce qui relève de l’évolution, du mouvement »

Justement, vous écrivez qu’au-delà de la maîtrise de l’économie, les néolibéraux ont un projet social global, avec un rôle bien spécifique dédié à l’éducation. Pouvez-vous préciser cette idée ?

Pour les néolibéraux, l’éducation ne vise pas à favoriser l’esprit critique. Au contraire, elle est la pièce maîtresse de la « fabrique du consentement », puisqu’elle doit instiller des notions cruciales comme l’adaptabilité, l’employabilité et les compétences liées à la mobilité, à la flexibilité. Ainsi, on forge très tôt, non plus l’idée d’un horizon d’émancipation et de pensée critique, mais un vade-mecum destiné à accepter l’impératif d’adaptabilité tout au long de sa vie. Ceci est d’autant plus pernicieux que le néolibéralisme a une capacité à récupérer tout ce qui relève de l’évolution, du mouvement. C’est ce qu’ont montré Eve Chiapello et Luc Boltanski dans Le nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, 2011) : des mots d’ordre de mai 68 comme l’aspiration à la liberté et à l’autonomie furent les étendards du Medef dans les années 2000.

Barbara Stiegler
Barbara Stiegler / © Francesca Mantovani

Dans un paysage politique marqué par l’alternance de gauches et droites dites « de gouvernement » depuis trente ans, l’offre politique de La République en Marche (LREM) a été présentée comme « révolutionnaire », ou à tout le moins « inédite » par nombre de commentateurs. Partagez-vous ce constat ?

Sur le plan doctrinaire, Emmanuel Macron n’a absolument rien inventé de neuf : il représente trait pour trait l’aboutissement de la pensée néolibérale. Son vocabulaire et ses propositions en sont empreints : « le cap vers lequel on doit aller », « un monde ouvert en accélération constante », « il faut faire la pédagogie des réformes, qui sont mal comprises par le peuple  » (sous-entendu, « sinon, ils y adhéreraient  ») et enfin, le ciment de l’égalité des chances. Il n’y a là rien de nouveau par rapport à Lippmann. De même, parler de « réformes », et même de « révolution », est classique pour la grammaire néolibérale. Cela m’amuse qu’on le présente comme innovant quand cette idéologie est hégémonique en France depuis trois ou quatre décennies pour les droites et les gauches de gouvernement.

« L’ultralibéralisme, c’est le retrait de l’État, ce que n’est vraiment pas le macronisme »

Mais sa politique fiscale lui vaut tout de même le qualificatif de « président des ultra-riches ». Emmanuel Macron serait-il donc ultralibéral, en plus d’être néolibéral ?

Encore une fois, l’ultralibéralisme, c’est le retrait de l’État, ce que n’est vraiment pas le macronisme. On confond les deux car, souvent, les néolibéraux passent des compromis prétendument « réalistes » avec les grosses fortunes de leurs pays qui financent leurs campagnes et les soutiennent médiatiquement. D’où les concessions sur l’ISF ou sur l’héritage, ce qui est contraire à l’essence du néolibéralisme qui, luttant contre toute forme de rente, voit en l’héritage une forme de « parasitisme ». Mais cela reste bien des concessions, et non le cœur de l’idéologie néolibérale.

Regardez le rapport de Macron aux populations les plus vulnérables, c’est bien plus instructif. Il passe son temps à dire que les chômeurs sont responsables du chômage, que les malades doivent prendre soin d’eux-mêmes activement, que les pauvres ne doivent compter que sur eux-mêmes pour s’en sortir, et que l’État reconnaîtra ceux d’entre eux qui le méritent. Il y a une négation complète des déterminants sociaux chez les néolibéraux, qui sont réellement persuadés que leurs réglementations permettent à tous de s’en sortir s’ils le veulent vraiment. D’où leur insistance sur le mérite personnel. L’explosion actuelle des inégalités n’est pas souhaitée par les néolibéraux, qui veulent une compétition parfaite, « loyale, libre et non faussée ». En revanche, ils sont pour que cette compétition juste dégage des inégalités légitimes, pour que ce soient les meilleurs qui gagnent et les moins bons qui échouent. Leur modèle, c’est le sport de compétition : du fair-play, un arbitre juste et des règles claires, pour aller chercher partout les meilleurs. Évidemment, c’est une conception fantasmée, faisant fi du dopage, de la corruption et de la fraude ou de la triche, mais c’est leur modèle.

Deux évènements étaient difficiles à prédire en 1937, même pour un visionnaire comme Walter Lippmann : l’émergence du numérique et la crise environnementale. En quoi ces deux phénomènes font-ils bugger le logiciel néolibéral ?

Le numérique s’est affranchi des règles néolibérales pour mener un projet ultralibéral de capitalisme prédateur. Les néolibéraux perdent les batailles avec des règles du jeu qui ne sont plus adaptées, sans cesse dépassées. Les monopoles s’accumulent et les rentes prospèrent chez les géants du numérique.

« La rapacité des géants du web soulève des rébellions citoyennes inédites »

Mais la rapacité de ces géants soulève des rébellions citoyennes inédites. Nous n’en sommes qu’au tout début et il serait hâtif d’en juger l’efficacité, mais la même logique est à l’œuvre sur la question écologique. Partout dans le monde fleurissent des oppositions « d’en bas » à des politiques incapables de se renouveler. Or, face à l’urgence écologique et à la crise environnementale, tout le monde voit bien que le « cap indiscutable » vanté par les néolibéraux est insoutenable pour la planète. Donc ceux qui le désignent comme « indiscutable » perdent toute autorité et voient monter une contestation qui est en train de prendre une ampleur inédite.

Manifestation du mouvement « Extinction Rebellion »
Manifestation du mouvement «  Extinction Rebellion » en Angleterre / © Julia Hawkins – CC by Commons – Flickr

Justement, quel futur imaginez-vous une fois refermée l’ère du néolibéralisme ?

C’est délicat de se prononcer car de nombreux scénarii sont possibles, et cela sur du long terme. Après avoir encaissé l’échec du marxisme, il nous faut désormais digérer celui de la « révolution » néolibérale. Ce double dépassement doit définitivement nous enseigner qu’il n’y a pas de sens pré-écrit à l’histoire. À l’avenir, nous devrons donc refuser l’injonction à l’adaptation permanente sans pour autant céder au ressentiment, et c’est une tâche difficile. Cela devrait probablement passer par un réenracinement des questions écologiques et sociales dans les environnements locaux des organismes individuels et collectifs.

« Sa passion du mouvement perpétuel empêche le néolibéralisme de penser les besoins vitaux des organismes en termes de stabilité »

Les limites des ressources naturelles devraient nous apprendre à mieux respecter les limites de la vie et des vivants. Le néolibéralisme n’arrive pas à entendre cela. Sa passion du flux ouvert, du mouvement perpétuel, l’empêche de penser les besoins vitaux des organismes en termes de stabilité. D’ici à ce que nous arrivions à ce nouvel équilibre politique entre stase et flux, qui passera par la reconnaissance de la crise écologique, nous risquons beaucoup car entre temps ce sont les mouvements réactifs qui prennent le dessus et, avec eux, l’opposition mortelle entre les amoureux du flux et les partisans de la fermeture sur soi.

 

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Image à la une : © Barbara Stiegler / Francesca Mantovani

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