Smart cities : le siècle des villes se dessine

Le rôle des villes face aux défis d'aujourd'hui est plus évident que jamais. Le secteur privé multiplie les propositions pour les accompagner dans leur nécessaire adaptation à ce contexte nouveau. Mais ce marché, qui suscite bien des convoitises, est d'autant plus complexe que les interactions entre collectivités, grandes entreprises, citadins et startups sont en perpétuelle évolution.Pas moins de 238 régions et villes américaines, canadiennes et mexicaines se sont portées candidates cet automne pour accueillir le deuxième siège social d'Amazon et les quelque 50000 cols blancs qu'il emploiera. Un chiffre record, qui illustre l'intensité de la compétition à laquelle se livrent les métropoles du monde entier pour attirer les entreprises et les emplois de haut niveau.
Dominique Pialot

Pourtant, une majorité de citadins aspirent à quitter la ville et changer d'air. Comme le révèle une enquête réalisée par l'ObSoCo (Observatoire société et consommation) et le cabinet de prospective Chronos et publiée le 16 novembre dernier, les nuisances intrinsèques à la grande ville (pollution, bruit, promiscuité, cherté) l'emportent à leurs yeux sur ses atouts (effervescence, culture, occasions de relations sociales...). Mais ils sont peu nombreux à franchir le pas, préférant inventer de nouveaux usages de la ville afin de la rendre plus vivable. Toutes les projections sont unanimes. Alors que les villes concentrent aujourd'hui 50% de la population mondiale (70% déjà en Europe), cette proportion est appelée à grimper jusqu'à 75% d'ici au milieu du siècle.

Dès lors, il importe d'en limiter les nuisances afin d'y améliorer la qualité de vie et leur attractivité. En parallèle, elles doivent inventer des réponses à de nouvelles contraintes de plus en plus pressantes : changement climatique, sobriété énergétique, accueil d'un flux croissant de migrants, congestion des transports, inclusion sociale, etc.

Sujettes aux effets d'îlots de chaleur et fréquemment situées en zones côtières, les grandes villes figurent parmi les premières victimes du changement climatique. L'ONG Climate Central estime ainsi à quelque 275 millions les citadins dont la ville disparaîtrait d'ici à 2100 si la température moyenne du globe venait à s'accroître de 3 °C à cet horizon par rapport à la période préindustrielle. Les cités asiatiques sont les plus menacées, mais le risque concerne aussi des métropoles européennes, la côte est des États-Unis et la Floride.

Premières consommatrices d'énergie et d'autres ressources naturelles, notamment alimentaires, concentrant une circulation automobile intense, affichant par définition la plus forte densité de bâtiments, elles sont les principales émettrices de gaz à effet de serre. Pour toutes ces raisons, elles sont aussi les principaux leviers de la lutte contre le changement climatique, charge à elles de gérer au mieux l'ensemble de ces enjeux. Une responsabilité que nombre d'entre elles, à l'image de celles regroupées dans le C40 (réseau de 91 métropoles à l'avant-garde de ce combat, présidé aujourd'hui par Anne Hidalgo), endossent avec volontarisme, se fixant des ambitions en matière d'énergies renouvelables et d'empreinte carbone. Lors d'une réunion du C40 à Paris fin octobre, 12 capitales dont Paris ont annoncé un objectif de neutralité carbone à l'horizon 2 050.

La sortie des États-Unis de l'accord de Paris, et l'incapacité des États à avancer rapidement sur le climat, comme ils l'ont encore montré lors de la COP23 qui s'est tenue à Bonn, du 6 au 17 novembre, sous la présidence des îles Fidji, ont mis en lumière ce rôle déterminant qu'elles sont bien décidées à jouer.

Lancée par le gouverneur de la Californie, Jerry Brown, et l'ancien maire de New York, Michael Bloomberg, America's Pledge est une coalition de 15 États, 455 villes, 325 universités et 1 747 entreprises, représentant ensemble 49 % de la population américaine, 54 % de son revenu national brut et plus d'un tiers de ses émissions nationales de gaz à effet de serre, qui se sont engagés à se soumettre à l'accord de Paris.

Sur l'accueil des migrants, l'un des défis les plus délicats auxquelles sont confrontées les grandes villes aujourd'hui et plus encore demain, plusieurs maires américains se sont érigés en gardiens de villes sanctuaires, refusant de livrer à la police de l'immigration les sans-papiers réfugiés sur leur sol.

Partage de l'espace public

La smart city, appellation d'autant plus controversée qu'elle semble parfois se limiter aux enjeux technologiques en délaissant ceux du vivre ensemble, représente également un gigantesque marché pour les grands groupes comme pour les startups, promis à une croissance exponentielle dans les prochaines décennies. Un marché que se disputent des acteurs historiques de la ville, forts d'une relation ancienne, mais de plus en plus bousculée avec les collectivités, des entreprises de secteurs devenus pertinents à l'ère de la connexion permanente et du big data, et de nouveaux venus d'autant plus agiles et réactifs qu'ils s'affranchissent parfois des usages, voire d'une réglementation souvent inadaptée à un tel bouleversement.

Efficacité énergétique des bâtiments, gestion des déchets ou de la ressource en eau, alimentation en énergie, déploiement de la fibre optique et du Wi-Fi... toute ville se doit de se soucier de tout cela. Et, plus encore, de ses transports, déterminant essentiel de la qualité de vie sur son territoire. Le coût de la congestion automobile aussi bien en matière économique (1% du PIB français) qu'en termes de santé publique (48 000 morts prématurées dues à la mauvaise qualité de l'air) devient chaque année plus faramineux. Et ce fléau n'est pas l'apanage de villes telles que Pékin ou Delhi. Ainsi, 80 % des habitants des villes européennes respirent un air non conforme aux normes de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Elles font donc « feu de tout bois » pour y remédier : chasse aux véhicules les plus polluants, accès à certaines zones réservé aux seuls véhicules électriques ou hybrides, amélioration de l'offre de transports en commun, multiplication des kilomètres de pistes cyclables, mise en place de vélos en libre-service ou de systèmes d'autopartage... Cette bascule progressive vers des modes de transport doux passe également par un réaménagement de l'espace public et une nouvelle répartition de la place dévolue à ses différents utilisateurs, notamment automobilistes, cyclistes et piétons. C'est ce qu'a entrepris la Ville de Paris, pas seulement en fermant à la circulation trois kilomètres de voies sur berge, mais aussi en réaménageant sept de ses places. La revégétalisation, y compris sous la forme d'agriculture urbaine par ailleurs créatrice de lien social, permet d'améliorer la qualité de vie tout en limitant l'effet d'îlots de chaleur urbains.

L'explosion du numérique, en particulier la généralisation des smartphones, et l'avènement de l'Internet des objets, comme des véhicules connectés, élargissent de façon vertigineuse l'éventail de solutions. Les capteurs se miniaturisent et deviennent de plus en plus autonomes en énergie, installés dans tous les réseaux urbains (télécommunications, eau, énergie, transports...) et jusque dans les logements au travers des compteurs intelligents. Selon le cabinet Gartner, plus de 3,3 milliards d'objets connectés seront déployés dès 2018 dans nos villes.

Qu'il s'agisse de cartographier la consommation énergétique du parc immobilier afin d'identifier les bâtiments sur lesquels agir en priorité, de gérer les feux tricolores, de déclencher l'éclairage public au seul passage de véhicules ou de piétons, d'informer les citadins en quasi-temps réel de l'état de la circulation automobile comme des transports en commun... tout ce qui semble aujourd'hui aller de soi ou presque était encore inimaginable il y a quelques années. Les progrès de la simulation numérique et de la modélisation permettent d'anticiper les effets de canicules, d'inondations ou encore de modifications de la voirie.

Si tout cela est possible, c'est parce que les villes sont devenues de gigantesques aspirateurs à données, que s'arrachent opérateurs de services et collectivités locales. C'est en effet du traitement de ces masses d'informations, le big data, que surgissent les solutions permettant un usage plus fluide de la cité. Avec, en corollaire, l'apparition de craintes concernant la vie privée ou la cybersécurité. Dans « La plateforme d'une ville. Les données personnelles au coeur de la fabrique de la smart city », un document publié en octobre dernier, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) étudie les modalités de la mise en données de la ville numérique. Elle rappelle que les individus donnent accès à leur vie privée sans garantie d'une anonymisation suffisante, via des données captées et exploitées par des entreprises privées qui jouent un rôle croissant dans la vie urbaine.

Les cartes rebattues

D'où la piste de l'open data, empruntée par de plus en plus de villes, qui consiste à mettre leurs données - y compris celles récupérées auprès de leurs délégataires de services publics - à disposition de tous, citoyens comme startups, susceptibles de les exploiter pour faciliter leurs démarches quotidiennes ou pour inventer les solutions de demain.

De façon générale, les habitants entendent désormais être consultés sur les projets de la municipalité, et même y être de plus en plus souvent associés. Démocratie citoyenne et budgets participatifs se multiplient, et les municipalités affichent leur volonté de cocréation via des plateformes de services qu'elles proposent à leurs habitants. L'heure n'est plus au top-down [approche descendante, ndlr], mais au bottom-up [approche ascendante].

Inquiets quant à l'utilisation de leurs données privées, les citadins n'en adoptent pas moins à toute allure de nouveaux comportements : privilégiant l'usage par rapport à la propriété, ils deviennent de plus en plus adeptes de l'économie du partage, des circuits courts, des espaces de coworking et du télétravail.

À l'origine ou à l'affût de ces nouveaux usages, l'éventail des acteurs concernés s'étend des opérateurs télécom aux constructeurs immobiliers, en passant par les intégrateurs d'information, les distributeurs d'eau ou d'énergie et les opérateurs de transports. Tous vantent la qualité des données qu'ils récoltent via leurs abonnés ou leurs clients, leur connaissance intime de l'usager ou du consommateur ou l'ancienneté de leur relation avec la municipalité. C'est à qui sera capable d'intégrer les services d'autres entreprises pour se poser en interlocuteur unique de la Ville. De leur côté, les équipes municipales, comme c'est déjà le cas dans les plus grandes métropoles, abandonnent peu à peu leur fonctionnement en silo pour adopter une démarche plus transverse.

Mais elles rechignent de plus en plus à se lier à un partenaire unique et favorisent les consortiums et autres groupements. Ainsi, Dijon Métropole (Côte-d'Or) a choisi un consortium composé de Citelum et de Bouygues Énergies & Services (avec l'appui de Suez et Capgemini) pour mettre en oeuvre une gestion connectée de l'espace public et un poste de pilotage centralisé créé en 2018 servira de point de départ à un projet ambitieux de smart city 3.0.

Non seulement aucun de ces grands groupes ne détient à lui seul les clés de la ville de demain, mais ils ont aussi compris leur intérêt à aller chercher l'innovation là où elle émerge, c'est-à-dire dans les startups. La smart city devient ainsi le terrain de jeu privilégié de l'open innovation, ces partenariats entre grandes entreprises et jeunes pousses qui, à Paris, s'illustrent au travers des initiatives menées par les incubateurs Numa ou Paris&Co.

Pendant ce temps, Sidewalk Labs, entité d'Alphabet (maison mère de Google) consacrée à la smart city, est à la recherche d'un terrain pour y bâtir une « Google City », un laboratoire grandeur nature pour tester ses idées d'innovation urbaine : voitures autonomes, éclairage intelligent, mobilité gérée par la data... Certains de ces projets doivent déjà être expérimentés dans 16 villes des États-Unis qui se sont portées volontaires.

Tous les pans de la politique publique impliquant collecte et analyse de données sont potentiellement des terrains de jeu pour l'intelligence artificielle. Encore balbutiante (automatisation, reconnaissance visuelle de plaques minéralogiques, etc.), celle-ci laisse entrevoir des applications encore inimaginables aujourd'hui. Or, à en croire certains experts, l'Europe a, sur ce terrain, fort à faire pour éviter de se faire tailler des croupières par les Américains et les Asiatiques... Un défi de plus à surmonter.

Dominique Pialot

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Commentaire 1
à écrit le 26/11/2017 à 7:38
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(...) des entreprises de secteurs devenus pertinents à l'ère de la connexion permanente et des mégadonnées..

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