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Enquête

Télécoms : bataille pour le trône de fibre

Face au rythme imposé par Orange dans la course au très haut débit internet, SFR a décidé de montrer les muscles sur ce marché prometteur, que se disputent aussi Free et Bouygues Telecom. Le gouvernement prévoit d’intervenir à la rentrée.
par Jérôme Lefilliâtre
publié le 3 août 2017 à 19h06

Dans les télécoms, la castagne ne s'arrête jamais. Quand ils ne se foutent pas sur la tronche à coups de méga-promos sur les prix ou le volume des données, les opérateurs se tirent la bourre sur les «contenus» ou empilent les procès intentés devant les tribunaux. Comme si cela ne suffisait pas, Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free ont ouvert un énième front d'hostilités : la fibre optique, sujet très politique qui a fait vivre un mois de juillet foufou au secteur. L'ex-France Télécom, qui investit en masse et avance à toute vitesse sur le dossier, agace ses concurrents qui l'accusent d'abus de position dominante et craignent de voir l'opérateur historique reconstituer un monopole de fait. Pour essayer de le contrer, SFR (propriétaire de Libération) a décidé de balancer par la fenêtre tous les pactes de non-agression en cours. Au même moment, le nouveau gouvernement a demandé aux opérateurs d'accélérer le déploiement et attendait cette semaine leurs propositions.

La fibre, c'est la nouvelle technologie de télécommunication de pointe. D'ici quelques années, elle va supplanter les vieux réseaux de cuivre et de câble, déployés au XXe siècle, qui ont permis à la France giscardo-mitterrando-chiraquienne de découvrir successivement le téléphone fixe, le Minitel, la télévision sans antenne râteau et l'Internet par ADSL. Avec la quantité d'informations numériques qui transite désormais par nos téléphones et nos ordinateurs, ces tuyaux sont devenus un peu étroits. D'où la nécessité de recourir à la fibre optique, ce fil de verre ou de plastique plus fin qu'un cheveu pouvant conduire la lumière, plus performant et plus rapide encore lorsqu'il s'agit de transmettre des données.

Sous François Hollande, l’Etat a décidé de généraliser son déploiement avec le plan «France très haut débit», qui vise à donner accès à tous les habitants, d’ici à 2022, à un Internet fixe dépassant la vitesse de 30 Mbit par seconde (en dessous de ce seuil, on parle de «haut débit», auquel n’ont toujours pas accès 5 millions de foyers). C’est le plus gros chantier d’infrastructures en cours dans le pays, estimé à 20 milliards d’euros. Un projet colossal, qui suppose de creuser des tranchées dans les rues et les routes pour relier chaque logement de chaque patelin de France. A vrai dire, seulement 80 % du territoire sera réellement équipé de fibre : le reste, qui comprend les zones rurales les plus difficiles d’accès, disposera du très haut débit grâce à des solutions alternatives un peu moins puissantes - réseaux cuivre et câble modernisés, satellite, 4G à usage fixe…

Manne financière

Le schéma d’investissement, calé depuis 2013, distingue trois niveaux d’intervention. Dans les zones dites «très denses», c’est-à-dire les grandes agglomérations (Paris, Lyon, Marseille…), l’initiative est laissée aux opérateurs privés, qui y déploient la fibre en toute concurrence. En raison de la forte population habitant dans ces espaces (6 millions de logements environ), leur engagement y est plus vite rentable. Résultat : ces territoires sont déjà presque entièrement couverts. Une zone intermédiaire constituée d’agglomérations de taille moyenne, moins dense, représentant 13 millions de logements, a été dessinée dès 2011. A l’époque, elle a fait l’objet, dans sa quasi-totalité, d’un partage de déploiement entre Orange et SFR, à 80 % pour le premier et 20 % pour le second. Les infrastructures des deux entreprises, complémentaires, pourront être louées par les autres opérateurs, dont Free et Bouygues. Enfin, dans les zones peu denses, qui abritent 15 millions de logements et où les perspectives sont plus lointaines, les collectivités locales sont à la manœuvre. Avec l’aide financière de l’Etat, qui a dégagé 3 milliards d’euros, elles choisissent des prestataires pour construire les réseaux. Là aussi, ils pourront être loués par n’importe quel opérateur désirant s’y brancher.

Ce schéma a été remis en cause le mois dernier par une montée en tension soudaine, dans un milieu où la forte concurrence et la croissance créent des coups de chaud récurrents. Le déclencheur : une décision de l'Arcep, l'autorité de régulation du secteur, très attendue par les rivaux d'Orange. Ces derniers, notamment Free et Bouygues, n'ayant pas la capacité financière de suivre le rythme du leader du marché dans la fibre, l'espéraient très contraignante. A leur grande déception, elle ne l'a guère été, l'Arcep faisant primer une logique d'investissement. Une injustice pour certains concurrents, qui pointent le rôle ambigu de l'Etat, premier actionnaire de l'ex-entreprise publique avec 23 % du capital… «Ce que fait Orange est un hold-up, s'irrite le dirigeant de l'un d'eux. Ils prennent notre pognon pour financer leur réseau de fibre, et ça, on le vit très mal. C'est pour eux une opportunité historique de reprendre le terrain perdu depuis l'ouverture du secteur à la concurrence.»

De quoi parle-t-il ? Propriétaire du réseau de cuivre sur lequel passent les connexions ADSL, Orange loue son usage à ses adversaires (c'est le «dégroupage»). Cette manne financière lui rapporterait 2 milliards d'euros par an, d'après SFR. Un chiffre contesté par la patronne d'Orange en France, Fabienne Dulac, qui n'en donne pas d'autre mais livre cette utile information : «Avec 1 milliard d'euros, on fait 2 millions de prises [points de raccordement dans les logements, ndlr] de fibre optique par an.» C'est dire si, dans la course au très haut débit, cette rentrée financière est un atout. Quelques jours après la décision de l'Arcep, SFR réagit en jouant les gros bras : l'opérateur détenu par Patrick Drahi annonce vouloir déployer son propre réseau de fibre dans l'ensemble du pays d'ici 2025. Stupéfaction dans le petit monde des télécoms. Cela reviendrait à faire valdinguer le plan «France très haut débit», s'asseoir sur l'accord de répartition passé avec Orange en 2011 et créer une infrastructure privée concurrente à celles financées par les collectivités locales et l'Etat, dont certaines sont en cours de déploiement. S'appuyant sur un rapport de la Cour des comptes prévoyant un dérapage financier du plan, SFR affirme que cet investissement permettrait d'économiser jusqu'à 15 milliards d'euros d'argent public, selon un calcul emberlificoté qu'on vous épargne… «Etre propriétaire de son réseau, c'est notre "business model", c'est aussi une garantie de retour sur investissement à long terme», justifie le directeur général de l'entreprise, Michel Paulin, visiblement inspiré par le cuivre d'Orange.

Coup de pression

Du côté de la concurrence, on crie au «coup de com», selon l'expression du PDG d'Orange, Stéphane Richard. «Je suis dubitative, renchérit Fabienne Dulac. Le projet de SFR demande énormément d'argent et son financement n'est pas détaillé précisément.» Un autre dirigeant d'opérateur commente : «L'Etat ne laissera jamais faire. Cela reviendrait à appauvrir Orange.» Directeur de l'Agence du numérique au ministère de l'Economie, Antoine Darodes s'étonne de cette «heureuse envie soudaine» d'investissement et souligne que «SFR n'a pas montré une capacité fulgurante à déployer de la fibre optique ces derniers temps. Il était plutôt concentré sur la modernisation de son réseau de câble.»

Pour beaucoup, cette sortie est surtout un énorme coup de pression de Drahi dans le but de revoir à son avantage le plan «France très haut débit», décidé alors qu'il n'avait pas encore racheté SFR. Rien que du très classique dans une bataille où les revenus en jeu se chiffrent en dizaines de milliards d'euros. Depuis des mois, SFR réclame à Orange, qui ne veut pas en entendre parler, un rééquilibrage à 50-50 du partage des zones moyennement denses. Il a même lancé une action judiciaire en ce sens.

«Si Orange possède une grande partie du réseau fibre et les autres opérateurs quasiment rien, il n'y a pas d'équilibre de la terreur possible au moment de négocier les prix de location, décrypte un bon connaisseur du secteur. Les concurrents ont peur de se retrouver à poil devant Orange.» Dans l'affaire, SFR espère peut-être obtenir quelques faveurs de l'Etat, en récompense de sa bonne volonté. Bercy n'étudie-t-il pas en ce moment même le régime de TVA réduite, que l'opérateur a décidé de s'appliquer à lui-même grâce à son kiosque numérique, et qui lui ferait économiser plusieurs centaines de millions d'euros par an ? Chez SFR, on jure que ce n'est pas du bluff. «Nous allons démarrer en septembre, indique un cadre. Le président de la République a dit qu'il n'y avait plus de sujet tabou. On suit sa logique.»

S'il y a surchauffe, c'est aussi parce que le cadre politique est mouvant. Les opérateurs ont été reçus début juillet par le gouvernement pour évoquer le dossier. Emmanuel Macron a semblé rebattre les cartes en exprimant sa volonté d'accélérer le calendrier du plan public. Dans un élan d'optimisme, le chef de l'Etat a souhaité que tous les Français aient accès, dès 2020 - et non plus 2022 -, à du «bon débit». Dans la langue macronienne, ce nouveau concept désignerait «un bon haut débit, d'au moins 8 Mbit par seconde, selon Antoine Darodes. C'est un jalon intermédiaire. L'objectif reste de faire du très haut débit partout en 2022 et de généraliser la fibre au-delà de cette date.» Dans ces conditions, les choses pourraient évoluer dans les semaines à venir. Le gouvernement s'est donné l'objectif de fixer une nouvelle «feuille de route» à la mi-septembre.

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