Dans les salles glacées d’un Collège de France quasi désert en période d’épidémie, la sinologue Anne Cheng, qui y occupe depuis 2008 la chaire d’histoire intellectuelle de la Chine, continue à démonter avec énergie les mythes qui entourent la perception d’une puissance au poids et à la présence de plus en plus écrasants. Elle s’attache à décrasser notre regard des restes d’un « orientalisme » (soit l’élaboration d’une image de l’Asie par des érudits européens) maintes fois dénoncé, mais toujours actif quand on s’obstine à percevoir la Chine comme une civilisation radicalement « autre ».
De cette différence, selon elle, le régime dictatorial de Pékin fait son profit pour s’affranchir des droits de l’homme. Les intellectuels qui, en France, cherchent à « vendre l’altérité chinoise » et le succès qu’ils rencontrent en Chine l’agacent au plus haut point. « Ce néo-orientalisme, explique-t-elle au “Monde des livres”, soutient que la Chine aurait sa propre civilisation et n’aurait pas besoin de démocratie sous prétexte que cela n’est pas dans sa culture. »
Tête froide et sens critique
Sa démarche de savante consiste au contraire à se départir d’une fascination qui, pour de bonnes et de mauvaises raisons, a transi tant de lettrés occidentaux face à l’univers chinois. Ainsi, devant le canonique et elliptique Dao de jing, la « voie » du maître Laozi (selon la légende, un contemporain de Confucius, Ve-VIe siècle avant notre ère), qui a envoûté et envoûte encore de nombreux philosophes, elle conserve la tête froide et son sens de la critique. « Ce texte me pose des problèmes parce qu’il n’offre aucune prise, dit la sinologue. Il est conçu de telle façon qu’on n’y trouve aucune référence qui permette de le situer. On oublie volontiers qu’il a aussi été la source d’inspiration directe du premier totalitarisme chinois, le “légisme”, à travers son tout premier commentateur, Han Feizi, qui préconisait de manier la carotte et le bâton comme le pratique le gouvernement chinois actuel. Mao s’y référait, du reste. Le propos de ce totalitarisme chinois antique voulait que le pouvoir impérial soit à l’image du Dao. On entrevoit quelque chose de terrifiant, qu’on ne peut que subir, dans une machine du pouvoir qui avance comme le mouvement inéluctable des astres et qu’on ne saurait contester. »
Ce genre de lecture suscite « des cris d’orfraie » auprès de certains de ses auditeurs, remarque Anne Cheng, amusée. Ou même lui attire la réputation d’être antichinoise. « Si j’avais été antichinoise, pourquoi aurais-je épousé un Chinois ? », se défend-elle, parlant de l’homme, décédé en 2015, avec qui elle a partagé trente ans de sa vie et avec qui elle a eu deux filles. « Pourquoi aurais-je fait toute cette carrière dans les études chinoises ? J’essaie de réfléchir dans un sens qui soit sain et bénéfique pour la Chine. » Mais cela ne peut signifier autre chose pour elle que de « décentrer la Chine ». Ainsi a-t-elle entrepris, depuis plusieurs années, de considérer aussi celle-ci avec les yeux des intellectuels indiens ou japonais. « Je pense que cela ferait énormément de bien à la Chine de ne plus être cet “empire du Milieu”… »
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