En mars dernier, le magazine américain «Mother Jones», réputé pour son indépendance et distingué maintes fois pour ses enquêtes, s'en prenait frontalement au réseau social le plus fréquenté du monde avec ce titre choc en une : «Comment Facebook nous a tous baisés.» Pour Monika Bauerlein, CEO, et Clara Jeffery, rédactrice en chef, visiblement très remontées contre ce réseau qui «ne répand pas seulement de fausses informations partout, mais est en train de tuer les vraies», «la désinformation et la manipulation ne sont pas un bug, c'est le cœur même du modèle» du réseau social. À cela plusieurs raisons, principalement économiques.

Spécialiste des phénomènes de foule, le chercheur Mehdi Moussaïd travaille à l'Institut Max Planck de Berlin. Dans son dernier ouvrage («Fouloscopie - Ce que la foule dit de nous», éditions HumenSciences), il revient sur les fake news : «Contrairement à ce qu'on imagine parfois, la majorité d'entre elles ne sont pas émises pour manipuler l'opinion, mais dans un but lucratif. Elles s'appuient sur les revenus publicitaires délivrés lorsque les internautes visitent un site, attirés par un mensonge circulant sur les réseaux sociaux. Dans cette société hyper-connectée, ces fake news (souvent sensationnalistes et chargées d'émotions) parviennent facilement à gagner en visibilité.»

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En effet, d'autres chercheurs du même institut ont démontré que le mensonge se propageait six fois plus vite que la vérité sur les réseaux sociaux. La valeur de Facebook dépendant directement de sa capacité à maximiser l'engagement, c'est-à-dire le pourcentage de personnes ayant aimé, commenté ou partagé une publication, ou ayant cliqué dessus, on comprend que le site a tout intérêt à être souple avec la vérité…

Début mai, Mark Zuckerberg a pourtant promis, d'une part, de recentrer Facebook sur les échanges entre proches et, d'autre part, de mieux préserver «ce qui nous donne le pouvoir d'être nous-mêmes», autrement dit la vie privée. Mais transformer ainsi Facebook, et le faire passer d'une «place publique» en «salon privé», selon ses mots, risque surtout de favoriser la propagation de fake news. Premièrement, parce que celles-ci contiennent tout ce que chacun adore partager : de l'émotion instantanée, positive ou négative, qui permet d'exister sur le réseau.

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Ensuite, parce que favoriser le partage de posts personnels signifie laisser moins de place aux publications des pages professionnelles (d'une entreprise, d'un média, d'un artiste, d'une marque, etc.). Or nombre de ces pages relaient l'information objective et vérifiée de journalistes du monde entier et contribuent ainsi à alerter, mais aussi à éduquer l'utilisateur sur les dangers de la désinformation. Enfin, parce que, sous couvert de privilégier «plus que jamais (…) ce sentiment d'intimité», seuls les contenus sponsorisés profiteraient d'une visibilité accrue. Or ceux-ci sont de grands pourvoyeurs de fake news, les créateurs de ces contenus n'hésitant pas à payer afin de s'assurer trafic et donc rentabilité.

En réalité, entre les grands discours sur la lutte contre les fake news et la nouvelle orientation de la plateforme, se recentrer sur les contenus personnels, se dessine une stratégie habile, pour ne pas dire machiavélique. Pour commencer, le nouveau positionnement n'aurait qu'un seul objectif : conforter le leadership mondial de Facebook dans le secteur des données personnelles. Car plus un individu interagit sur le réseau, plus le ciblage de son profil psychologique est fin. Or ce sont bien ces agrégations de données à la fiabilité éprouvée (leur utilisation aurait indéniablement favorisé l'élection de Donald Trump et l'approbation du Brexit) que convoitent annonceurs et cabinets de conseil, en échange de sommes astronomiques (1).

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Parallèlement, les initiatives et les suggestions du dirigeant pour enrayer la prolifération des fake news viseraient principalement à le dédouaner, en partie, de ses responsabilités. C'est le cas du programme mondial de fact-checking lancé fin 2016 outre-Atlantique et début 2017 en France, qui met à contribution les médias signataires d'une charte déontologique pour signaler et décrypter une fausse information (voir encadré). Mais aussi de sa proposition, publiée le 31 mars dans une tribune du «Washington Post» et du «Journal du dimanche» (entre autres), de «confier à des organismes tiers [étatiques] le soin de définir des standards sur la diffusion des contenus violents et haineux».

D'un côté, Mark Zuckerberg plaide en faveur d'un Facebook «plus privé», avec une ergonomie retravaillée susceptible de décupler la désinformation et la manipulation, créatrices de valeur. De l'autre, il rassure - les utilisateurs, les marchés et les États - par le déploiement de dispositifs qui dénoncent les fake news sans les supprimer et invite les décideurs publics à se concerter pour «faire évoluer la régulation d'Internet [et] préserver ce qu'Internet a de meilleur« - ce qui prendra des lustres si tant est que ce soit possible. En somme, il cherche la «privatisation des profits et la socialisation des problèmes», l'avait moqué sur Twitter Tommaso Valletti, économiste en chef à la direction générale de la concurrence de la Commission européenne. Vous avez dit brillant ?

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Les médias payés pour traquer les infox

Plusieurs médias français possédant un service dédié au fact-checking, ou vérification des infos, ont noué un partenariat - rémunéré - avec Facebook pour lutter contre les fake news. C'est le cas notamment du journal «Le Monde» et de ses «Décodeurs», mais aussi de «Libération» ou de l'AFP. Tous les jours, Facebook signale des articles et contenus suspects, les médias pouvant les examiner et les apprécier. S'ils se révèlent faux, Facebook envoie un message d'alerte à ses membres qui souhaitent partager ce contenu.

(1) Lors de l'audience devant le Sénat américain début 2018, Mark Zuckerberg a affirmé que Facebook ne vendait de données à personne : «Ce que nous permettons aux annonceurs, c'est de nous dire qui ils veulent atteindre, puis de faire le placement», a-t-il expliqué.