Agnes Heller : “En Hongrie, des mœurs totalitaires ressurgissent”
Depuis qu’elle s’est opposée aux lois liberticides dans son pays, Ágnes Heller est devenue la cible du gouvernement autoritaire de Viktor Orbán. Figure de la dissidence depuis l’époque communiste, elle s’accroche à un idéal héroïque de la liberté de penser.
Vous avez été victime d’une campagne de dénigrement de la part du gouvernement hongrois. Pourquoi ?
Tout a commencé avec la « loi sur les médias » par laquelle le gouvernement de Viktor Orbán entendait soumettre les médias. Le projet prévoyait qu’une autorité composée exclusivement des membres du Fidesz, le parti au pouvoir, serait chargé de sanctionner les « atteintes à l’intérêt public, à l’ordre public et à la morale ». Avec Mihály Vajda et Sandor Radnóti, deux autres philosophes, j’ai dénoncé ce projet dans un esprit que le gouvernement a taxé de « libéral », c’est-à-dire anti-hongrois.
Reprenant la rengaine antisémite et anti-intellectuelle, les trois principaux journaux hongrois ont accusé la « bande à Heller » [sic] d’être un cercle « cosmopolite », « antipatriotique », à la solde de l’étranger. Le gouvernement a lancé contre moi une enquête pour avoir détourné 2 millions d’euros d’argent public – des projets de recherche pour lesquels je n’ai pas touché un centime. Nous avons reçu le soutien de très nombreux intellectuels européens, comme Jürgen Habermas, qui s’inquiète des atteintes aux libertés fondamentales menées par un gouvernement qui préside actuellement le Conseil de l’Europe. Mais les autorités européennes sont restées très prudentes, même si elles ont obtenu que le projet soit légèrement amendé. Le gouvernement Orbán a, lui, franchi un nouveau cap en faisant voter, le 18 avril, une Constitution ultraconservatrice et liberticide. Placé sous l’autorité de Dieu, ce texte remet en cause la séparation des pouvoirs, ouvre la voie à l’interdiction de l’avortement, soumet la politique économique à un Conseil nommé à vie qui pourra dissoudre le Parlement. Enfin, il redessine le principe de nationalité sur la base d’une Grande Hongrie, assimilant les minorités des pays voisins.
Craignez-vous le retour du nationalisme et du populisme en Europe ?
Je refuse d’avoir peur, parce que la peur est la meilleure arme de l’adversaire et le premier par vers la compromission. Mais j’ai le sentiment troublant que le passé se répète. Sous le régime communiste, j’ai déjà subi une chasse aux sorcières. Fille de déportée, disciple de Georg Lukács, fondateur de l’École de Budapest et défenseur d’un marxisme critique, j’ai été accusée dans les mêmes termes par le gouvernement prosoviétique de Kadar : on m’a chassée du parti et de l’université, surveillée, empêché de travailler, de sorte qu’en 1977 j’ai choisi l’exil. Aujourd’hui, alors que les régimes ne sont pas comparables, le fait même de penser, de ne rien faire de productif pour le peuple, nous est de nouveau reproché… De mon point de vue, deux traditions politiques se partagent l’histoire de l’Europe : le républicanisme et le bonapartisme, dans lequel j’inclus fascisme et totalitarisme. L’Europe a inventé le totalitarisme, et elle devrait être plus vigilante quand ressurgissent, dans des périodes de crise, des mœurs totalitaires.
Comment concevez-vous le rôle de la philosophie dans ce contexte ?
La philosophie contemporaine a perdu son langage et ses personnages. Les philosophes du passé avaient un langage commun, un vocabulaire (les catégories) et une grammaire (la méthode). De Hegel à Heidegger et Derrida, en passant par Marx et Nietzsche, les philosophes ont ensuite essayé de se débarrasser de l’ancien langage métaphysique, mais ils n’ont pas réussi à se défaire des concepts traditionnels tels que la vérité ou l’être. Aujourd’hui, la philosophie ne semble plus capable de se concevoir comme la construction d’un édifice commun. Tout est à découvert dans un champ de ruines, une sorte de désert. Ce n’est pas tragique. Il faut juste éviter le repli sur l’histoire. La philosophie ne peut se contenter d’être un musée des doctrines du passé. La seule issue à mon avis, c’est une forme d’héroïsme qui se donne pour tâche, en l’absence de concepts reconnus par tous, de saisir ce qu’est le présent. La tâche demeure de se rendre disponible à ce qui nous advient.
À lire: A Short History of My Philosophy (Lexington Books, 2011, en anglais).
Une passionnante introduction à l’œuvre et à l’itinéraire de cette disciple de Georg Lukács, passée du marxisme critique de l’École de Budapest à une réflexion éthique à découvert sur le présent, les émotions, le rire ou le rêve.
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