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L’opération séduction des industriels de la forêt


Article paru initialement le 19 mars 2019 sur Reporterre

La forêt et le bois, nouvelle cause sacrée des écolos ? C’est le sentiment de la filière forestière, qui a décidé d’occuper le terrain médiatique et de forger les esprits par une grande opération de communication. Quitte à s’enfermer dans le déni en refusant d’interroger ses pratiques et en caricaturant ses opposants.


Des sourires éclatants, des formules qui sonnent bien, des spots publicitaires… Quoi de mieux qu’une campagne de communication pour redorer son blason et calmer les esprits ? Face à la fronde qui grandit contre l’industrialisation des forêts, la filière bois s’est récemment lancée dans une nouvelle bataille, celle de l’image.

Il y a urgence car la pression monte. Le mode de gestion productiviste des forêts françaises avec ses coupes rases et ses monocultures résineuses est vivement décrié : accusé de reproduire le schéma destructeur de l’agriculture intensive en polluant les sols et en dégradant les écosystèmes.

Les mobilisations à son encontre se renforcent. En automne dernier, 2.000 personnes ont traversé la France à pied pour dénoncer l’extractivisme forestier. À l’issue de cette marche, un manifeste a été publié : « La forêt n’est pas un objet de spéculation financière de court terme », écrivaient une dizaine d’associations, dont Greenpeace, la Ligue de protection des oiseaux, France Nature Environnement ou encore les Amis de la Terre.

« Nous ne pouvons pas assouvir les fantasmes de tous les citadins »

De quoi inquiéter les industriels. Récemment, ils ont multiplié les rapports et les notes d’analyse. Ils ont même décidé d’acheter les services de consultants et de professionnels de la com’ pour reprendre, selon les mots du cabinet de conseil Comfluence, « le leadership sur l’image de la forêt » et « transformer ce contexte médiatique, sociétal et économique négatif » (voir la note de Comfluence sur la « filière forêt et bois »).

Dans un éditorial, Henri de Cerval, le président de la plus grosse coopérative forestière de France — Alliance forêt bois — le déclare sans ambages : « Nous avons trop vécu cachés. À nous de faire notre communication. (…) et défendre le rôle économique de la forêt. » Sa coopérative représente plus de 300 millions d’euros de chiffre d’affaires et 15 % du bois commercialisé au sein de la forêt privée. « Nous ne pouvons pas assouvir les fantasmes de tous les citadins, dit-il. Non, nous ne supportons plus d’être la caution de tous ceux qui polluent notre planète et qui, pour se donner bonne conscience nous interdisent de travailler. » (voir l'éditorial d’Alliance infos, septembre 2018).

D’ailleurs, Henri de Cerval se retrouve lui-même au cœur d’une polémique médiatique. Il a arrosé de glyphosate ses plantations résineuses dans les Landes. Un produit qui a contaminé le miel de son voisin apiculteur. Interrogé en septembre 2018 par France Bleu, l’industriel donnait une réponse assez piteuse : « On ne peut pas parler du glyphosate en forêt, alors je n’en parlerai pas. Parce qu’il y a des médias et des groupuscules de militants qui condamnent à mort ce produit. »

Un combat pour le “bien-être végétal”

Plutôt que de remettre en cause leurs pratiques, les industriels pointent une menace fantasmatique. Ils s’inventent des ennemis, le couteau entre les dents. Dans une note publiée le 18 février 2019 à l’attention de la filière, les consultants de l’agence Comfluence estiment que « toutes les conditions seront réunies dans les prochaines années pour que la filière forêt bois subisse des attaques similaires (toutes proportions gardées) à celle que la filière viande doit affronter de la part de mouvement tel que L214 et 269 Life ».

Déjà, un an auparavant, en novembre 2017, deux hauts fonctionnaires du ministère de l’Agriculture, Éric Bardon et Charles Dereix, s’inquiétaient dans un rapport « du nouveau contexte fondé sur la découverte d’une “sensibilité” des végétaux, en particulier des arbres. (...) Après les débats sur le bien-être animal, on en vient à se demander si l’opinion publique ne serait pas en train de se mobiliser en faveur de quelque chose qui ressemblerait à un combat pour le “bien-être végétal” », s’alarmaient-ils (voir le « Plan de communication pour le secteur de la forêt et du bois », rapport du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAER), novembre 2017).

Les deux fonctionnaires ont déjà désigné les coupables : le célèbre jardinier Gilles Clément, l’ethnobotaniste Pierre Lieutaghi, Jacques Tassin, chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) ou Bruno Moulia, directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), sans oublier le forestier Peter Wohlleben, dont le livre La Vie secrète des arbres s’est vendu à plusieurs millions d’exemplaires.

La boite de conseil Comfluence alerte, de son côté, la filière : « Ces positions minoritaires pourraient à terme façonner un environnement législatif et réglementaire plus contraignant. » Le 28 novembre 2018, le député de la France insoumise, Ugo Bernalicis n’a-t-il pas exigé l’interdiction des coupes rases ? Sa collègue La République en marche (LREM) Anne-Laure Gattelot n’a-t-elle pas demandé au gouvernement de stopper « les coupes excessives dans la forêt de Mormal » ?

Prévenir les risques de protestation du public contre l’exploitation des forêts

« Il apparaît de plus en plus nécessaire de trouver de nouvelles façons de parler de la forêt », analysent Éric Bardon et Charles Dereix. Ces deux fonctionnaires censés représenter le bien public qui se sont métamorphosés en chantres de la sylviculture industrielle. Pour eux, la filière doit « déjouer l’offensive médiatique (…) améliorer l’acceptabilité sociale des coupes d’arbres (…) et prévenir les risques de protestation du public contre l’exploitation des forêts ». En somme, aménager les consciences.

La puissante fédération France bois forêt (FBB) — qui regroupe vingt interprofessions, du producteur de plants d’arbres aux fabricants de produits finis — a donc investi dix millions d’euros pour organiser une campagne publicitaire multimédia : « Pour moi, c’est le bois. » Elle se compose d’un film publicitaire diffusé sur internet et à la télévision, d’un spot radio émis sur les stations nationales et de posts sur les réseaux sociaux.

Cette communication se fait en parallèle du plan national 2016-2026 de mobilisation du bois qui vise à prélever 12 millions de mètres cubes supplémentaires dans les forêts françaises. Séquencée sur trois ans, de 2017 à 2019, parrainée par le ministre de l’Agriculture de l’époque, Stéphane Travert, son ampleur reste inédite. Son enveloppe aussi. Elle représente un tiers du budget de la fédération sur trois ans, les sommes collectées par la FBB auprès du secteur étant chaque année de l’ordre de huit millions d’euros. La campagne a été confiée à l’agence TBWA Corporate, qui conseille aussi McDonald’s, Total, Autoroutes Paris-Rhin-Rhône (APRR), EDF ou BNP Paribas.

Dans son film de 45 secondes, on voit un bûcheron avec une tronçonneuse affirmer face caméra, « comme ça, elle respirera mieux », ainsi qu’une petite fille qui dit : « Moi, je préfère les jouets qui sentent la forêt. »



Dans leur rapport, nos deux fonctionnaires invitent la filière à communiquer encore « plus et mieux ». Pour neutraliser la critique des ONG qu’ils qualifient « d’hostiles », ils proposent de collaborer avec d’autres associations, des usagers des bois plus malléables, avec qui il s’agirait de « coconstruire un argumentaire commun ». Un moyen efficace pour marginaliser « les détracteurs de l’exploitation des forêts, très actifs sur les réseaux sociaux et dans la presse ».

La forêt serait considérée comme un « patrimoine végétal à préserver au même titre que des monuments »

La boite de conseil Comfluence, elle, préconise de « s’inspirer de certaines des réponses apportées par la filière agricole » contre les tenants de l’agriculture biologique. Comme casser la « croyance en des modèles alternatifs » ou « préempter le discours environnemental pour profiter d’un mouvement que la filière aurait pu canaliser et reprendre à son compte ».

On retrouve chez tous les acteurs de la filière, le même engouement à caricaturer les opposants de la sylviculture industrielle. « Des personnes sensibles à la souffrance végétale », « des écolos qui veulent construire des maisons en bois sans accepter de couper des arbres », etc. L’ancien directeur de l’Office national des forêts (ONF) Christian Dubreuil parlait même d’un « syndrome Idéfix » pour décrier ses contempteurs. « À chaque fois qu’un végétal est déraciné, le petit chien blanc se met à pleurer. »

Un des éléments de la campagne « Moi, c’est le bois ».

Selon l’agence Comfluence, nous serions entrés dans une époque où la forêt serait « personnifiée » et « sacralisée », « ancrée dans un archaïsme primordial et édénique ». La forêt serait considérée comme un « patrimoine végétal à préserver au même titre que des monuments ».

« Ils n’ont rien compris, c’en est risible, déclarent des adhérents de SOS Forêt et du Réseau pour les alternatives forestières. Nous ne voulons pas mettre les forêts sous cloche mais défendre un modèle de sylviculture respectueuse du vivant. » Pour France Nature Environnement, « il est réducteur de considérer la contestation de l’exploitation des forêts comme le résultat d’un manque de connaissance ou d’un dogme. Si la perception des citoyens a évolué, elle l’a fait en écho de certaines pratiques sylvicoles constatées depuis plusieurs décennies : mécanisation, conséquences de la coupe rase, enrésinement, multiplication des usines à biomasse, diminution du nombre de forestiers ». Avec ses publicités, la filière préférerait-elle s’enfermer dans le déni ?


Pour aller + loin

Notre dossier Forêt sur Colibris Le Mag.


Crédit photo :  Trees Are Afraid of Monsters Too, Nicholas Erwin, licence CC-BY_NC-ND


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