L'inouï. Ou l'autre nom de ce si lassant réel
Une recension de Martin Duru, publié leTout commence par une escapade en bord de mer. C’est l’aube ; personne sur la plage. François Jullien, qui raconte cette expérience, cherche à redécouvrir la mer dans son « pur apparaître ». Il entend se défaire des représentations associées au mot et à la chose ; ici la mer, étale, n’est pas soulevée par les vagues ou envahie par des hordes de baigneurs, comme on se l’imagine fréquemment. L’épisode débouche sur un concept : « l’inouï ». À contre-courant du langage ordinaire, le philosophe n’entend pas par là ce qui est exceptionnel, incroyable, stupéfiant. L’inouï est ce qui échappe aux cadres usuels de la perception et de la pensée – littéralement, ce qui est « in-ouï », ne se laisse pas capter, saisir par nos catégories. De quoi l’inouï est-il le nom ? Du réel. Il désigne les choses en soi, dans leur « ainsi » irréductible, « inintégrable ». Loin de délivrer une version enchanteresse du réel – point d’effusion sur la première gorgée de bière – Jullien considère que celui-ci est à la longue « lassant ». Pourquoi ? Parce qu’il se dérobe sans cesse et revient toujours au même, « à la même place » comme dit Lacan, l’une des références du livre (où, en passant, on ne trouvera aucune allusion à la pensée chinoise, territoire si souvent arpenté par le philosophe). Quand la monotonie, la pesanteur du monde se fait particulièrement sentir, nous sommes comme emmurés, pétrifiés. Pour sortir de l’enlisement, une piste, une bouée : tenter de renouer, d’« entendre » à nouveau l’inouï. Faire resurgir celui-ci, c’est accepter de se laisser déborder par une altérité qui (nous) résistera toujours : celle du monde ou d’un être aimé… C’est, pour reprendre un mot clé de la pensée de Jullien, faire le pari de « l’écart » par rapport à la vie engoncée des habitudes et des certitudes : « se tenir hors de soi », en somme larguer les amarres, en bord de mer ou ailleurs.
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