Timothy Morton : “Nous ne sommes pas à la fin des temps mais au commencement”
Peu d’essais de philosophie sont aussi stimulants, communiquent autant d’excitation à la lecture que “La Pensée écologique” de Timothy Morton (Éditions Zulma). Ce penseur britannique aux allures de rock-star, ami d’artistes comme Björk ou Ólafur Eliasson, est encore peu traduit en France, et pourtant il secoue la réflexion sur le vivant et le réchauffement climatique en lui insufflant une dose étonnante de métaphysique.
La cinquantaine, père de famille, Timothy Morton a équipé la maison où il habite à Houston (Texas) d’un système générant l’électricité à partir du vent. Pendant quelques jours, il se souvient s’être considéré comme « très saint et vertueux », après quoi il a compris qu’il pouvait, désormais, laisser la lumière allumée dans toutes les pièces, voire transformer son garage en boîte de nuit sans aucun impact sur l’environnement. Et si la transition écologique n’était pas sobre, si elle n’avait rien à voir avec un nouveau puritanisme ? Et si la pensée écologique ne nous menait pas à des restrictions mais à un nouveau sens de l’excès, de la dépense, de l’interdépendance, du décentrement ?
Timothy Morton en 6 dates
- 1968 Naissance à Londres, le 19 juin
- 1994 Le disque Stacked up du groupe Senser se hisse à la quatrième place des hit-parades en Angleterre. Il comprend une chanson, Peace, coécrite par Timothy Morton, ex-membre de cette formation fusionnant rock et rap
- 1995 Publication de son premier livre, Shelley and the Revolution of Taste (« Shelley et la révolution du goût », Cambridge University Press ; non traduit), remarqué par Jacques Derrida. La même année, il est nommé professeur de littérature anglaise à l’université du Colorado (il occupera ce poste jusqu’en 2003)
- 2000 Violoniste sur le disque Peacemaker’s Journey de Joanne Shenandoah, nommé aux Grammy Awards dans la catégorie « Best Native American Music »
- 2012 Professeur de littérature anglaise à la Rice University (Houston)
- 2015 Rétrospective Björk au Museum of Modern Art de New York, qui comprend la publication de sa correspondance avec Timothy Morton. Exposition de l’artiste Ólafur Eliasson au Moderna Museet/ArkDes (Centre suédois d’architecture et de design) de Stockholm, avec conversation publique entre l’artiste et le philosophe ; début de leur collaboration
Telle est la perspective ouverte par Morton, touche-à-tout de génie. Né en Angleterre, il joue parfois de la musique sur des albums et a composé des chansons de rock ; il enseigne la littérature anglaise à la Rice University (au Texas) et a écrit une thèse sur Shelley ; de nombreux artistes contemporains l’invitent à prendre la parole dans leurs expositions. Mais ce côté pop-star éclectique, qui est en train de rendre Morton célèbre – il ne devrait pas tarder à occuper dans le monde intellectuel une place à peu près équivalente à celle d’un Slavoj Žižek –, ne l’empêche nullement de s’intéresser à la métaphysique contemporaine la plus exigeante. Ami de Graham Harman, philosophe qui est à l’origine d’un courant baptisé le Nouveau Réalisme, Morton a produit un concept neuf, celui d’« hyperobjet ». Contrairement aux objets classiques, les hyperobjets ne sont pas localisables dans le temps et dans l’espace, leur répartition est aléatoire, ils sont visqueux et s’interpénètrent, quand ils ne traversent pas notre corps. À quoi sert ce concept ? À penser la crise écologique, puisque les déchets ou encore le réchauffement climatique ne sont pas des objets classiques sur lesquels nous pouvons exercer un contrôle direct, mais bel et bien des hyperobjets avec lesquels nous entrons dans des interactions complexes. Dès lors, la pensée écologique est une aventure, un tour de train fantôme dérangeant : son projet n’est pas simplement de réorienter la politique énergétique ou industrielle, mais de proposer de nouvelles images du monde, perturbatrices, susceptibles de modifier le rapport des êtres humains à la biosphère. Prêts pour le trip ?
Vous avez eu une correspondance, publiée, avec la chanteuse Björk. Dans son premier e-mail, elle vous demande de l’aider à se définir : « Je voudrais savoir quel -ism je suis. » Mais vous refusez de répondre. Pourquoi ?
Timothy Morton : Toute cette affaire des mots en -ism – surréalisme, impressionnisme… – me paraît étroitement liée à l’anthropocentrisme, à cette perspective réductrice selon laquelle les êtres humains seraient au centre de l’univers, en position de mettre les choses dans des boîtes. Björk a au contraire une manière de chanter qui brouille les limites entre humain et non-humain. Sa voix est-elle animale ? Est-ce encore un chant ou des cris ? Comment le timbre de la voix est-il mêlé aux sons des machines ? Son esthétique remet en cause la manière classique de compartimenter le monde.
L’un de vos concepts, celui d’« hyperobjet », est même inspiré par un titre de Björk, Hyperballad.
Dans cette chanson, Björk s’adresse à un être aimé. Elle lui dit que le matin, très tôt, avant qu’il ne se lève, elle se rend au bord d’une falaise et elle jette des petits morceaux de voiture, des bouteilles et des couverts. Elle n’exprime pas directement ses sentiments, mais elle les suggère en nommant les objets dont elle se débarrasse. Pour moi, c’est là le sens de hyper-, dans « hyperobjet ». C’est un concept dont je me sers pour désigner des entités qui ne sont pas situées en un point précis du temps et de l’espace, qui néanmoins existent réellement – et que l’on ne peut aborder qu’à travers un jeu de connexions et d’interrelations, indirectement.
Par exemple ?
Le polystyrène. Pensez à tous les morceaux de polystyrène qui existent dans le monde, dans les cartons d’emballage, les décharges publiques, aux grains perdus dans le sable des plages, dans les océans, dans les intestins des animaux… Le polystyrène est un hyperobjet : il est amené à exister sur une durée de temps très longue avec une répartition spatiale discontinue et aléatoire. Mais le réchauffement climatique est également un hyperobjet : nul ne le voit, il se manifeste à travers une série d’événements imprédictibles – canicules, pluies diluviennes, ouragans, fonte de glaciers et d’icebergs, élévation du niveau de la mer… Sur les hyperobjets, vous ne pouvez pas exercer votre contrôle de façon simple.
Autre caractéristique des hyperobjets, la viscosité.
Oui, cela signifie que vous ne pouvez pas vous séparer d’eux, la distinction entre sujet et objet n’opère plus. Pensez au plastique : il n’y a pas seulement en ce moment même un continent de sacs plastique flottant sur l’océan Pacifique, vous avez aussi du plastique en vous, parce que des petits morceaux de plastique se trouvent dans les aliments. Plus généralement, si les êtres humains décident d’aller s’établir sur Mars, cela implique qu’ils devront recréer certaines conditions sur cette planète, s’arranger pour avoir de l’eau à l’état liquide, une atmosphère, des végétaux ; ils seront encore un peu sur Terre, même sur Mars. La Terre est un hyperobjet qui colle aux humains, ils ne peuvent aller habiter nulle part sans l’emporter avec eux.
En vous écoutant, je me demande ce qui aurait la propriété de ne pas être un hyperobjet. Y a-t-il encore une place, dans votre philosophie, pour les objets ordinaires, tout bêtes ?
La notion d’hyperobjet est relative. Si j’étais un électron, un verre d’eau serait pour moi un hyperobjet.
« L’humanité est un hyperobjet. Il y a de l’humanité dans les vaches parce que, sans l’élevage, les vaches telles que nous les connaissons n’existeraient pas »
Parmi les propriétés des hyperobjets, il y a aussi l’interobjectivité. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Qu’il y a interpénétration. Par exemple, l’humanité est un hyperobjet. Mais il y a de l’humanité dans les vaches. Parce que, sans l’élevage, les vaches telles que nous les connaissons n’existeraient pas. Chaque hyperobjet est donc pris dans une multitude d’autres, ce qui déjoue la loi traditionnelle de la causalité.
En quoi ce concept clairement métaphysique d’hyperobjet vous paraît-il essentiel pour la pensée écologique ?
La pensée écologique est un effort pour vous faire prendre conscience que plusieurs événements se produisent à des échelles différentes. Nous sommes en train de parler, nous sommes partie prenante de cet hyperobjet appelé humanité qui, à une autre échelle d’espace et de temps, est en train – au moins métaphoriquement – de percuter la Terre comme un astéroïde géant. Quand vous montez à bord de votre voiture et que vous démarrez, statistiquement il ne se passe rien, vous ne faites aucun mal à la biosphère. Mais à une autre échelle, cette action, répétée des milliards de fois, est à l’origine du réchauffement climatique. S’ouvrir à la pensée écologique, c’est modifier sa conscience de façon à percevoir ces différents niveaux.
Timothy Morton © Max Burkhalter
Vous parlez d’« écologie sombre », parce qu’il est inquiétant, désagréable d’accéder à cette conscience élargie ?
Bien entendu ! Quand vous allez aux toilettes et que vous tirez la chasse d’eau, vous vous figurez par commodité que vos déjections s’en vont dans une espèce de petit lieu magique baptisé « ailleurs ». En réalité, vous savez que cet ailleurs n’existe pas, que vos excréments seront acheminés dans une usine de retraitement ou seront déversés dans l’océan. Il est très désagréable d’être conscient que les pollutions en tous genres ne s’en vont pas, qu’elles restent partie intégrante de notre environnement. C’est à cette réalité sombre que vous expose l’écologie.
Un autre concept central dans votre travail est celui de « maillage ». De quoi s’agit-il ?
Le matin, il m’arrive de préparer des crêpes pour mes enfants. J’utilise une passoire afin de tamiser la farine ; cette passoire a des mailles, des petits trous par lesquels les flocons de farine passent. Je pense que le réel se présente à nous ainsi. Il n’est pas plein ni continu, il y a des petits trous entre les choses. C’est grâce à ces trous que des transformations sont possibles et que les événements se produisent. Par exemple, si vous vous intéressez à la théorie de l’évolution, vous savez qu’il y a toute sorte de sauts, de discontinuités, d’accidents dans ce récit des transformations successives des espèces. Les fossiles que nous possédons ne fournissent pas un tableau complet. Mais ces trous ne sont pas la preuve que la théorie de l’évolution serait fausse, contrairement à ce que croient les détracteurs de Darwin, ils prouvent au contraire que les espèces évoluent vraiment, étant donné qu’un jeu, des transferts, des mutations sont possibles grâce à ces discontinuités.
Les toilettes, la passoire… Vous avez souvent recours à des images. Pourquoi ?
Je m’intéresse à la capacité des humains à visualiser les problèmes. J’ai parfois l’impression, aussi, que nous sommes tellement submergés et assommés par ce qui se produit dans le monde que notre capacité à nous le représenter, à nous en faire une image, s’en trouve affaiblie ou inhibée… Le métier de philosophe consiste peut-être à chercher des métaphores pour faire voir le monde autrement.
« Par le passé, la rhétorique de la nature a largement servi l’homophobie, le sexisme et le racisme »
Vous avez contrarié pas mal de sympathisants de l’écologie en affirmant qu’il fallait cesser de faire référence à la nature. En quoi ce concept vous dérange-t-il ?
C’est un concept normatif, qui sous-entend que certaines entités ou certains comportements seraient contre-nature. Par le passé, la rhétorique de la nature a largement servi l’homophobie, le sexisme et le racisme. L’amour entre personnes du même sexe serait une « anomalie ». Il serait « naturel » que les femmes, moins fortes, soient soumises aux hommes. Les Blancs seraient « naturellement » plus intelligents. Ensuite, le problème est que l’on ne sait pas où se trouve cette fameuse nature. S’agit-il des forêts loin des villes ? Des océans ? Mon ADN est-il naturel mais pas mon éducation ? La nature, est-ce le sol partout où il n’est pas recouvert pas le macadam ? Je n’en sais rien, car les forêts ont été façonnées par les usages des humains, les océans sont pollués, des dépôts de carbone sont présents dans les sols. La pensée écologique telle que je la conçois nous enseigne que les choses sont connectées entre elles et interagissent, tandis que le concept de la nature bloque ce type de prise de conscience.
Quel mot faut-il employer, alors ?
La biosphère existe, c’est de là qu’il faut partir. Réfléchissez un peu. Vous voulez sauver les dauphins. Qu’est-ce qui est le plus efficace ? De dire qu’il faut sauver les dauphins parce qu’ils n’ont rien à voir avec les humains, qu’ils sont les habitants du royaume enchanté de la nature ? Ou d’affirmer que les dauphins et les hommes ont des ancêtres communs dans l’arbre de l’évolution et qu’ils devraient donc être pensés comme interdépendants, pris dans un même maillage et par là même solidaires ?
Dans votre essai, vous ironisez sur un film très populaire, Into the Wild [2008]. Inspiré de faits réels, il raconte l’histoire de Christopher McCandless, un jeune homme qui a cherché à aller vivre dans la nature sauvage et qui en est mort. Pourquoi êtes-vous si sarcastique ?
Je suis moi-même assez fasciné par la dépression, le suicide et ce genre de choses, c’est pourquoi je n’ai aucune antipathie pour Christopher McCandless. Mais je me méfie de ce fantasme selon lequel on pourrait quitter la dimension du social pour accéder à une pureté plus grande. Le mot qui me vient à l’esprit est celui de « belle âme ». Croire que la civilisation est mauvaise, démoniaque, et qu’il serait possible de lui échapper en Alaska, c’est tout aussi stupide que d’imaginer, comme jadis George W. Bush, qu’il existe un « axe du mal » passant par l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord. Les terroristes d’Al-Qaïda s’étaient de même convaincus que le diable résidait dans les deux tours du World Trade Center. L’esprit de bigoterie suppose que le mal est hors de nous, qu’on peut donc le frapper ou s’en débarrasser. Cependant, comme je le soulignais, la biosphère est maillée, interconnectée, et la quête des bigots n’aboutit finalement qu’à de la violence et à de la destruction.
Vous êtes aussi assez moqueur quant à la posture d’un Ernest Hemingway ou d’un Jim Harrison, qui mettent en scène leur virilité en se décrivant en train d’arpenter les grands espaces.
Aux États-Unis, une question revient fréquemment parmi les propriétaires d’animaux domestiques : avez-vous un chat d’intérieur ou d’extérieur ? En général, les gens répondent : « Oh ! je suis heureux, j’ai un chat d’extérieur ! » Mais de quelle extériorité parle-t-on ? En dehors de la maison, y a-t-il un monde extérieur pour les chats ? Non, il n’y a que la rue, dans laquelle les chats se font écraser au nom de cette grande et belle idée selon laquelle ils seraient faits pour le plein air. Du moins, il en va ainsi là où j’habite, à Houston. Je me demande même si le concept de chat d’extérieur n’existe pas uniquement pour nous faire croire qu’il existe un monde en dehors du monde que nous habitons réellement. Est-ce qu’il existe un refuge, dans la biosphère, que l’action des hommes n’aurait pas encore touché ? J’en doute. C’est pourquoi la gesticulation des écrivains que vous avez évoqués a tendance à me faire sourire : leur fonction sociale est de faire rêver leurs lecteurs en leur faisant croire qu’ils ont réussi à devenir des chats d’extérieur. En d’autres termes, on n’échappe jamais au social ni au politique, même quand on va pêcher dans le Montana.
Vous écrivez : « Les happenings et les rave parties sont environnementales, du 14 Hour Technicolor Dream à l’Alexandra Palace de Londres en 1967 [le premier grand festival de musique de l’époque hippie] à l’acid house de 1988. » Cela signifierait-il que, pour vous, il serait plus écolo d’assister à la Gay Pride que de partir faire une marche en forêt ?
Je n’ai pas envie de distribuer les bons et les mauvais points, je n’irai pas jusqu’à dire que X est plus écolo que Y ! Mais je suis convaincu que le combat contre l’homophobie, le racisme et la misogynie est un moyen d’accélérer la prise de conscience écologique. Parce qu’il convient d’abolir toutes les stigmatisations fondées sur des microdifférences. Si je considère que l’homme à la peau blanche est supérieur à celui qui a la peau noire, quand serai-je capable de faire le grand saut qui consiste à considérer l’ours polaire comme mon semblable, mon frère ?
Vous allez plus loin : vous expliquez que la biosphère n’est pas hétérosexuelle, mais queer.
C’est l’évidence même ! Si vous vous intéressez à la biologie, vous savez que la reproduction hétérosexuelle est un phénomène localisé, une goutte d’eau dans l’océan des comportements sexuels et des mécanismes reproductifs. Les bactéries se reproduisent par scissiparité, les arbres disséminent leurs graines, les trois quarts des fleurs sont bisexuées et hermaphrodites… Du point de vue de l’efficacité, de la dépense énergétique, la reproduction par clonage – courante dans le règne végétal – est de loin préférable à la reproduction sexuelle. Par ailleurs, l’évolution a cette particularité qu’elle va toujours du côté de l’excès, de la rave party si vous voulez, de la folle dépense, parce que l’adaptation des espèces suppose que se produisent des mutations au hasard. Mais pour qu’une mutation aléatoire ait lieu, il faut un nombre d’essais considérable. Songez à la quantité de graines produites par une simple fleur de pissenlit ou au nombre de rapports sexuels qui n’aboutissent pas à une fécondation effective.
Timothy Morton © Max Burkhalter
Vous reprochez à de nombreux écolos de se concentrer sur des petites actions, tandis que, pour protéger la vie sur Terre, il faudrait voir grand.
À l’échelle individuelle, il n’y a guère que deux choses que vous puissiez faire pour la biosphère : voter vert et arrêter de manger de la viande. Est-ce que cela va arrêter le réchauffement climatique ? Non. C’est pourquoi à mon sens l’écologie n’a rien à voir avec la prétendue culpabilité individuelle et le puritanisme. Il ne s’agit pas de devenir une personne vertueuse mangeant bio, mais de s’engager dans des actions collectives. Plutôt que de modifier ses habitudes, agir avec les gens du voisinage, en créant une association. Mais les vrais remèdes ne viendront que d’une action politique transnationale, coordonnant la politique de plusieurs États – à moins qu’un personnage dans le genre d’Elon Musk ne parvienne à modifier le marché automobile à l’échelle globale et à nous débarrasser du carbone.
Êtes-vous favorable au geoengineering ? Que pensez-vous de la proposition de David Keith – pulvériser massivement du dioxyde de soufre dans l’atmosphère pour refroidir la planète ?
Le problème avec le geoengineering est que vous n’avez qu’une seule chance. Vous appuyez sur le bouton, et après, advienne que pourra. Si vous agissez sur les équilibres de notre écosystème au niveau global et que l’effet produit est désastreux, vous compromettez les chances de survie de 7,5 milliards d’êtres humains, mais aussi de tous les animaux et des plantes. J’ai le sentiment que c’est la dernière des choses à faire. La première est de promouvoir la démocratie et de considérer qu’un État vraiment démocratique doit gérer une communauté d’humains et de non-humains, organiser leur coexistence pacifique.
Vous affirmez que la fin du monde est derrière nous, qu’elle a déjà eu lieu.
Je me méfie du concept de « fin du monde » qui me paraît pétrifiant – un peu comme si vous traversiez une rue la nuit et que vous étiez aveuglé par les phares d’une voiture fonçant vers vous : au lieu de vous enfuir, vous restez tétanisé. De plus, il s’agit d’un héritage judéo-chrétien assez problématique. L’apocalypse est présentée par les religions comme un dénouement spectaculaire, lors duquel nous serons enfin fixés sur le bien et le mal. Ce mythe est dangereux, car il nous laisse accroire que tout va soudain s’arrêter. Moi, je pense que nous ne vivons pas la fin des temps, nous nous trouvons au contraire au commencement.
Au commencement de quoi ?
De l’Anthropocène, d’une phase de l’Histoire où les êtres humains prennent conscience des conséquences de leurs actions sur la biosphère. Vous connaissez ces scénarios de films fantastiques dans lesquels le héros comprend qu’il est déjà mort. C’est une découverte incroyablement relaxante. Vous avez peur de mourir, vous êtes angoissé, et tout d’un coup vous saisissez que le pire s’est déjà produit. Vous vous sentez libre, il ne peut plus rien vous arriver. J’aimerais amener les gens à se trouver dans cet état d’esprit. Le pire est derrière nous : l’humanité possède déjà des armes atomiques, des centrales nucléaires, elle a pollué les océans, empoisonné les nappes phréatiques, amorcé un réchauffement global, tué 60 % de la faune sauvage. La catastrophe a eu lieu. La seule question intéressante est donc : qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
Vous avez été influencé par Jacques Derrida. Un reproche que l’on peut adresser à la déconstruction, et à la théorie critique, est qu’elle consiste à dire, sur n’importe quel sujet : « C’est beaucoup plus compliqué que vous ne le croyez ! » N’est-ce pas un reproche qui s’applique à votre travail ?
Les philosophes ont en effet une manière de se comporter et de s’exprimer qui fait qu’ils paraissent plus intelligents que les autres. En face d’un intellectuel de gauche, la plupart des gens se retrouvent comme paralysés. Je ne considère pas que ce soit une bonne tactique. Par exemple, si quelqu’un dit : « Je me sens coincé, j’ai envie de liberté », le philosophe explique : « Votre désir de liberté est un symptôme qui montre à quel point vous êtes aliéné. » À quoi cela avance-t-il ? J’aspire moi-même à me débarrasser de cette attitude. Il y a cependant une leçon importante à retenir de Jacques Derrida : philosopher, c’est ralentir. Les idées ne peuvent avoir de l’effet que si nous les examinons avec une extrême attention. Si je vous résume mon message ainsi : « Nous vivons dans une biosphère, elle est menacée par le réchauffement climatique, nous devons agir au niveau collectif », ce que je dis est juste, mais cela ne déclenchera aucune action de votre côté. Pour que ce message porte vraiment ses fruits, qu’il soit entendu, intériorisé, il faut s’arrêter, prendre le temps et réfléchir à chacun des termes, à leurs implications et à leurs ramifications. C’est un peu comme lorsque vous voyagez à l’aide de Google Maps : quand vous approchez de votre destination, l’image grossit, grossit, elle devient étrange, imprécise, et peut-être allez-vous avoir du mal à trouver l’entrée exacte de l’immeuble où vous devez vous rendre. La pensée philosophique produit cet effet d’agrandissement, elle génère de l’inquiétude, mais le but n’est pas de se faire passer pour plus intelligent que les autres. Il s’agit au contraire de regarder de près un problème pour trouver la bonne entrée.
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