Pop Art : Roy Lichtenstein, des points, c’est tout ?

Pop Art : Roy Lichtenstein, des points, c’est tout ?
Roy Lichtenstein, Crying Girl, 1963, présenté au BAM de Mons dans l'exposition « Visions multiples » © Estate of Roy Lichtenstein / SABAM 2020

Tel un linguiste, résolu à extraire du langage ses expressions les plus concises, Roy Lichtenstein entreprend une simplification des formes et des codes. Sa recherche d’économie graphique et d’impact immédiat l’amène à explorer le plus minimal des signes : le point.

Dans l’Amérique des années 1960, alors qu’une génération d’artistes pop hisse la copie au rang d’original, convertit le cliché en icône et érige l’art commercial en emblème d’une société industrielle et consumériste, Roy Lichtenstein s’empare de la figure, standardisée par la bande dessinée et l’imagerie publicitaire. Dans un jeu constant de doubles sens et d’allusions, il en traduit l’impression. Il reproduit les effets de trames, les surfaces, les contours. Bannissant émotion, lyrisme et perspective, il n’en expose que l’apparence mécanique. Dans un monde lancé à la conquête de technologies nouvelles, Lichtenstein semble vouloir marquer, avec subtilité, les contrastes et les paradoxes auxquels sont confrontés les artistes de son temps.

Impression, perception, obsession

Pour y parvenir, il aborde le dessin par sa reproduction et déclare : « Je veux cacher la trace de la main. » Aussi, pendant une décennie, travaille-t-il avec minutie à la transposition plastique et manuelle d’une figure imprimée, aplanie et frontale, comme d’autres créent un logotype. Ses carnets s’emplissent de notes, d’images glanées dans la presse et la BD, disséquées, recomposées, dans lesquelles il ne cessera de puiser. Formé, à la mémoire et à la synthèse des formes, par Hoyt Sherman, qui demandait à ses élèves de dessiner un objet, entrevu une seconde en pleine lumière, Lichtenstein choisit de conjuguer l’impact immédiat d’une image à la précision de sa représentation. C’est pourquoi il s’attache, avec obsession, aux procédés techniques de l’imprimerie. Il s’appuie sur l’étude de l’estampe et de la gravure et Look Mickey, en 1961, marque une première tentative. L’artiste y adopte le principe du point Ben-Day, un procédé largement répandu, depuis le début du XXe siècle, dans l’impression des bandes dessinées.

Roy Lichtenstein, The Oval Office, 1992 Lithographie offset, en jaune, bleu clair, orange, rouge, bleu foncé, noir et couche transparente, sur Reflect, Collection Lex Harding, présenté au BAM de Mons dans l'exposition « Visions multiples » © Estate of Roy Lichtenstein / SABAM 2020

Roy Lichtenstein, The Oval Office, 1992 Lithographie offset, en jaune, bleu clair, orange, rouge, bleu foncé, noir et couche transparente, sur Reflect, Collection Lex Harding, présenté au BAM de Mons dans l’exposition « Visions multiples » © Estate of Roy Lichtenstein / SABAM 2020

L’invention date de 1879. Son concepteur, l’illustrateur et imprimeur Benjamin Day (1838- 1916), qui a étudié à Paris, a défini une application industrielle à partir des principes optiques développés au cours du XIXe siècle par les théoriciens de la couleur Jean Mile, John Ruskin et Michel-Eugène Chevreul. En France, à quelques années d’intervalle, les peintres impressionnistes s’en inspirent, sous la houlette de Monet — dont Lichtenstein interprètera Meules et Cathédrales — et ouvrent la voie aux divisionnistes et aux pointillistes.
Ces théories, transposées dans l’impression mécanique de l’illustration ou de la photographie de presse, donnent naissance au « Ben Day rapid shading medium » qui permet de juxtaposer et superposer des points, grâce à une trame amovible, évitant le recours à la gravure manuelle. Des surfaces prédéfinies peuvent alors être automatiquement colorées dans des tonalités et des dégradés plus ou moins intenses, selon la proximité des points. Lichtenstein va reproduire, à la main, les étapes de ce processus par différents moyens empiriques, usant d’abord d’un tamis frotté d’une brosse à dent, puis de plaques perforées qui feront office de pochoirs pour obtenir les points réguliers d’une trame.

« …dans mes œuvres, j’ai voulu donner l’impression d’un programme ou d’un côté impersonnel, mais je ne crois vraiment pas que je sois impersonnel quand je les crée. Et je ne crois pas que ce soit possible de l’être. » 1964

Abolir la spontanéité

Méticuleusement, Lichtenstein perfectionnera sa méthode, il multipliera les étapes du procédé ainsi que le nombre de ses collaborateurs, souvent choisis parmi ses étudiants. Il effectue un premier dessin au crayon de couleur ou à la mine de plomb qu’il photographie pour le projeter sur une toile (ou un carton de montage) où l’image est redessinée, photographiée à nouveau et projetée sur le support définitif. L’oeuvre est ainsi améliorée dans un va-et-vient d’esquisses et d’opérations mécaniques. Les assistants interviennent à chaque strate du processus créatif, passant au fil des années du bricolage inspiré au système organisé et complexe.

Roy Lichtenstein, Two Nudes, 1994 Impression en relief 13 couleurs sur papier moulé Rives BFK, Collection Lex Harding, présenté au BAM de Mons dans l'exposition « Visions multiples » © Estate of Roy Lichtenstein / SABAM 2020

Roy Lichtenstein, Two Nudes, 1994 Impression en relief 13 couleurs sur papier moulé Rives BFK, Collection Lex Harding, présenté au BAM de Mons dans l’exposition « Visions multiples » © Estate of Roy Lichtenstein / SABAM 2020

Les phases de calque et de collage, de recadrage, de cache et d’assemblage, ainsi que la mise en couleur des œuvres suivent les mêmes règles. Lichtenstein délimite les contours avec du ruban adhésif noir — comme le faisait Mondrian — puis ses aides intègrent les points peints à l’huile, débarrassés de leurs scories au moyen d’une lame de rasoir. Les fonds sont exécutés à l’acrylique et les lignes — du bleu au jaune primaires — réalisées au Magna, soluble à l’essence de térébenthine, permettant d’invisibles repentirs. Un vernis vient fixer les zones définitives.
Découpes, cadrages, reprises successives n’auront d’autre but que d’unifier et de lisser son tableau, gommant le moindre signe d’intervention humaine au profit d’une image industrielle, froide et impersonnelle qui figure des reliefs assoupis, des formes génériques, aux couleurs sans épaisseur, ni transparence. Toute spontanéité scrupuleusement abolie, dès 1963, sa Pelote de fil fort a éliminé toute trace caractérisant un dessin à la main. La peinture « mécanique » de Lichtenstein n’aura ni horizon ni perspective. Sa profondeur, créée par des points réguliers, n’ouvre pas au spectateur « une fenêtre sur le monde » mais lui propose un regard introspectif, rappelant sans cesse qu’une image est factice.

Roy Lichtenstein, Reverie, 1965 Sérigraphie sur papier vélin blanc lisse 76.5 x 60.9 cm Collection Lex Harding, présenté au BAM de Mons dans l'exposition « Visions multiples » © Estate of Roy Lichtenstein / SABAM 2020

Roy Lichtenstein, Reverie, 1965 Sérigraphie sur papier vélin blanc lisse 76.5 x 60.9 cm Collection Lex Harding, présenté au BAM de Mons dans l’exposition « Visions multiples » © Estate of Roy Lichtenstein / SABAM 2020

Vers des images nouvelles

Au cours de son évolution, Lichtenstein a masqué, sous son obsession du point et de la trame, la recherche et l’élaboration de son style. Les peintres qu’il admire, Miró, Klee, Mondrian ou Picasso — en qui il voit un « véritable dessinateur de BD » dont l’oeuvre est devenue à ses yeux « une sorte d’objet populaire » — sont autant d’indices de sa lecture personnelle de l’histoire de l’art. Lucide, il met en garde : « Je crois que nous avons tendance à confondre le style de l’oeuvre achevée avec la méthode employée pour la réaliser. » Mais, sincère, il révèle la portée multiple de ses points : « Ils peuvent être considérés comme des éléments formels, voire décoratifs, ou se référer au point Ben-Day, mais aussi suggérer l’image nouvelle des écrans de télévision et d’ordinateur. » Ses pochoirs pourraient alors évoquer les cartes perforées utilisées à l’époque dans le traitement informatique des données. Comme à l’affût d’une essence du motif, dans une quête perfectionniste, à mi-chemin entre figuration et abstraction, Roy Lichtenstein n’aura cessé dans son oeuvre de suggérer des points de jonction. Sa dernière oeuvre, Nature morte au nu couché, revient à Matisse et à Cézanne. Il y joint son autoportrait, semblant poser son regard sur l’histoire de l’art avec l’intention avouée de s’y inscrire avec force.

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