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Interview

Antonio Casilli : «Le mythe du robot est utilisé depuis des siècles pour discipliner la force de travail»

Intelligence artificielle : de la fascination à l'inquiétudedossier
La révolution de l’intelligence artificielle ne peut se passer des données produites et triées par l’homme, utilisateur ou petite main invisible du micro-travail. Pour le sociologue, il est urgent de protéger ces activités travaillées contre la prédation des plateformes.
par Erwan Cario
publié le 9 janvier 2019 à 17h36
(mis à jour le 10 janvier 2019 à 11h59)

Le sociologue Antonio Casilli est l'un des observateurs les plus affûtés des mutations provoquées par les technologies de l'information. Depuis quelques années, il s'intéresse en particulier au «digital labor» et livre avec son essai En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic (Seuil) une analyse brillante des mouvements profonds qui sont en train de transformer radicalement le monde du travail.

Quelle est votre définition du «digital labor» ?

Ce terme, tout d'abord, est une expression qu'on garde en anglais pour des raisons de sens, à cause de la polysémie de la langue française. En français, on a tendance à faire converger le terme travail avec le terme emploi ou celui de geste productif. Dans d'autres langues, en anglais, on sépare ces significations. C'est du «work» quand c'est une activité productive, du «labor» quand c'est un rapport social. Et puis, si on parle de «digital» et pas de «numérique», c'est que c'est un travail du «doigt», digitus, en latin. Ensuite, la définition que je donne, c'est toute activité qui produit de la valeur et qui est fondée sur des principes de tâcheronisation et de datafication. La tâcheronisation, c'est la réduction à des tâches simples réduites, fragmentées et standardisées - la tâche la plus simple, c'est le clic - et la datafication, c'est la production de données parce que les plateformes et les intelligences artificielles, que ces plateformes s'efforcent de produire et de marchander, sont en réalité fondées sur un flux constant de données produites et traitées.

Vous identifiez trois grandes familles de travailleurs des doigts, lesquelles ?

La première et la plus visible, celle avec laquelle le public français et européen est déjà familiarisé, c’est ce qu’on appelle «le travail à la demande». Il passe par des applications en temps réel à flux tendu pour nous permettre à nous consommateur d’avoir accès à des services ou à des produits. C’est Uber, Deliveroo, des services à la personne qui sont désormais partout dans le débat public car ils ont été au centre de ce qu’on a appelé un moment «l’uberisation».

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La deuxième famille, beaucoup moins connue, moins visible, pourtant extrêmement présente même dans un pays comme la France, c’est «le micro-travail». C’est tout ce qui relève de plateformes dans lesquelles des foules de travailleurs s’adonnent à la réalisation de tâches extrêmement fragmentées, et surtout micro-rémunérées. Elles sont payées un ou deux centimes. Et encore, on a la chance, en France, d’être relativement bien payé pour des tâches qui prennent de quelques secondes à quelques minutes en général pour être réalisées, qui vont de la labellisation d’images, de la retranscription de petits bouts de textes, de l’enregistrement de voix ou de l’organisation d’information. C’est un phénomène global, ce n’est pas seulement installé au niveau d’une ville, comme peut l’être Uber, c’est une manière de mettre au travail des personnes qui sont dans des pays éloignés.

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La troisième famille est dans la continuité de la seconde, car dans le micro-travail, on se retrouve à faire des «tâches banales» qui consistent à regarder des vidéos, des photos, à écrire des petits textes, organiser de l’information, en étant payé très peu, limite zéro. Cette troisième famille, c’est donc le travail dit gratuit, celui que nous, utilisateurs, réalisons sur les plateformes sociales. On le réalise sur les médias sociaux comme Facebook, YouTube ou Instagram. On y publie du contenu, certes, mais on fait beaucoup plus que ça. On fait un travail de sélection et de tri de l’information, en signalant ce qui est problématique par rapport aux normes mêmes de la plateforme.

Votre premier chapitre s’intitule «Les humains vont-ils remplacer les robots ?» Ce n’est pas juste un trait d’humour, il faut pour vous déconstruire le mythe de la fin du travail…

Le mythe du robot, qui est celui de l’automation complète, qui hante l’imaginaire industriel, d’abord occidental et aujourd’hui global, depuis trois siècles, est une promesse toujours renouvelée, un mirage qui s’éloigne en permanence… C’est un horizon utopique, mais qui a un impact très concret sur la vie de tous les jours. Parce que depuis des siècles, ce mythe est utilisé pour discipliner la force de travail, obliger les travailleurs à se tenir à carreau parce qu’on peut toujours les remplacer par une machine à vapeur, puis une machine industrielle, et maintenant une machine intelligente. Le robot dont on parle n’est pas un automate anthropomorphe, c’est aujourd’hui un robot de données, c’est-à-dire une manière d’automatiser les processus métier. Et cette automatisation passe aujourd’hui par ce qu’on appelle intelligence artificielle, laquelle est fondée sur la présence de données. Mais quand on dit ça, on oublie toujours de dire qui produit ces données. Elles sont produites par les mêmes personnes qui connaissent le risque d’être éjectées de l’emploi formel. Parce qu’on a besoin de quelqu’un qui tague les images, qui trie les données, qui nettoie l’information, et ce quelqu’un, ce n’est pas un ingénieur ou un «data scientist», ce sont vous et nous, et des centaines de millions de personnes, entre les Philippines et la Côte-d’Ivoire, qui, à longueur de journée, doivent produire ces données qui sont indispensables à l’apprentissage statistique et à l’économie des robots. Finalement, on ne peut pas se débarrasser de ces personnes-là. Au contraire, ce marché parallèle du micro-travail, du travail invisible, du digital labor explose aujourd’hui, malgré un effort d’occultation, malgré un effort d’invisibilisation qui est crucial pour pouvoir vendre aux investisseurs le rêve du robot.

Quand on parle des effets de l’IA sur l’emploi, «l’étude d’Oxford» de 2013, qui prédit que 47 % des métiers actuels ont de grandes chances de disparaître. Vous expliquez que c’est une analyse qui revient régulièrement…

J’ai tendance à croire que chaque génération a sa propre étude d’Oxford. La génération précédente avait goûté à la prose de quelqu’un comme Jeremy Rifkins qui, dans le milieu des années 90, affirmait pratiquement les mêmes choses. On peut remonter jusqu’en 1801 avec le premier père de l’économie politique anglaise, Thomas Mortimer, qui distinguait déjà deux types de technologies : une qui accompagne le travail humain, et l’autre qui le remplace. A l’époque, il parlait du moulin mécanique ! Cette même prophétie est donc constamment renouvelée avec une cyclicité impressionnante. A nous de voir pour quelle raison on a besoin de subir ça. On est face à l’énième merveilleuse solution pour payer de moins en moins la force du travail en précarisant, en excluant d’une reconnaissance formelle, en éloignant les travailleurs de tout un tas de protections liées à l’emploi classique, héritages de luttes sociales, et donc en restreignant de plus en plus la masse salariale.

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Comment réagir face à ces attaques frontales contre le travail salarié ?

La situation est en constante évolution, c’est vraiment bouillonnant. Il y a trois axes de réactions qui se dégagent pour mettre en place des formes d’organisation. La première, c’est de se servir des outils qui sont issus des luttes sociales pour réaffirmer la dignité du travail, sa reconnaissance et sa rémunération. C’est ce qui relève des formes de syndicalisation, que ce soit sous la forme de syndicats classiques qui cherchent à opérer leur propre transformation numérique, ou avec de nouvelles formes de syndicats qui s’expriment sous forme de guildes, d’associations plus ou moins informelles ou de groupes d’usagers de plateformes.

La deuxième approche, c’est la constitution d’alternatives viables à ce capitalisme de plateformes en introduisant une forme de coopérativisme des plateformes. C’est le revival du mouvement mutualiste, de l’inscription des plateformes et des technologies numériques dans le contexte de l’économie sociale et solidaire. Ça consiste à créer «l’Uber du peuple», «le Twitter collectivisé», etc. C’est un mouvement qui prend de l’envergure aujourd’hui. Mais l’interrogation subsiste quant à sa solidité et sa capacité à ne pas se faire approprier par les plateformes capitalistes. Quand on voit Google financer de telles initiatives, on peut se poser la question.

La troisième approche, pour moi la plus intéressante, est celle des communs. Ce que nous sommes en train de créer par notre travail du clic, ce sont des communs de connaissances, des communs de données, des communs de ressources informationnelles, et ces communs ne peuvent pas continuer à être l’objet de la prédation capitaliste. Au contraire, il faut les investir avec des logiques différentes, de mise en commun, de développement de gouvernance collective, et finalement la création d’un faisceau de droit : qui a le droit de faire quoi avec ces données ? Il suffit de regarder son profil Facebook, relié à des centaines d’autres, pour s’en persuader : il n’y a rien de plus collectif qu’une donnée personnelle. Et si on parle de la rémunération liée à ces données, il faut arriver au revenu universel et inconditionnel. Pas un des nombreux faux amis qui ont émergé ces derniers temps, je parle bien sûr d’un revenu universel toutes prestations sociales égales par ailleurs et qui serait financé sur la base d’une fiscalité du numérique.

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