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Au Donbass, la guerre est aussi celle des mémoires

Statue de Lénine et drapeau de la République populaire de Donetsk
Le drapeau de la « République populaire de Donetsk » hissé à proximité du monument à Lénine qui trône dans le centre de Donetsk, lors d’un concert organisé par les autorités de la région séparatiste en octobre 2014. Philippe Desmazes/AFP

À l’heure où les tensions à la frontière russo-ukrainienne sont devenues, hélas, une constante géopolitique, un éclairage sur le passé et le présent de la région du Donbass, qui se trouve au cœur de ce conflit, est utile.

Sur le plan étymologique, le Donbass, une région située à l’extrême est de l’Ukraine, est une conjonction en russe des mots « Don » (fleuve qui se jette dans la mer d’Azov) et « bassin » (minier, en l’occurrence). Le cœur économique et administratif du Donbass bat à Donetsk. Cette ville de près d’un million d’habitants est la pomme de discorde symbolique entre Kiev et Moscou.

Les « oublis » de l’historiographie russe

Selon l’historiographie officielle du Kremlin, Donetsk, appelé Stalino de 1924 jusqu’en 1961, serait un symbole de culture russe. Ce qui expliquerait le fait que la « République populaire de Donetsk » (État sécessionniste et autoproclamé, soutenu en sous-main par la Russie) en a fait sa capitale dans le contexte de la guerre du Donbass, depuis 2014.

Néanmoins, les vraies origines modernes de Donetsk nous ramènent à une belle aventure européenne, incarnée par John Hughes, un homme d’affaires gallois. C’est lui qui fonda ici, en 1869, en appliquant les méthodes du management britannique, un immense centre métallurgique qui révolutionna l’économie locale. En signe de reconnaissance de ses mérites, la ville de Donetsk a, plusieurs décennies durant (jusqu’en 1924, année où elle fut rebaptisée Stalin, puis la version ukrainisée Stalino en 1929), porté le nom de Iouzovka (transposition phonétique de Hughes en russe).

À cet « oubli » de l’historiographie russe s’en ajoute un autre, encore plus grave. Dans les années 1930, le Donbass, prétendument un exemple de la « puissance industrielle » soviétique, fut le sinistre terreau du Holodomor, la grande famine, préméditée et orchestrée par Staline. Signifiant littéralement « extermination par la faim », le Holodomor a emporté environ 5 millions de vies ukrainiennes. Une atrocité qualifiée de crime contre l’humanité par les États-Unis et le Parlement européen, mais qui passe souvent sous les radars de l’opinion publique en Occident. Elle reste aussi une page arrachée des manuels d’histoire russes.

Cette blessure non cicatrisée de l’Histoire est relatée dans l’excellent film « L’Ombre de Staline » (« Mr Jones » en version originale). Réalisé par Agnieszka Holland, il est sorti sur les écrans en 2019, peu avant la crise de la Covid, ce qui a empêché sa distribution plus large. C’est une fresque bouleversante de la famine ukrainienne, découverte sur place, en 1933, par le jeune journaliste britannique, Gareth Jones, proche du premier ministre du Royaume-Uni Lloyd George, lorsqu’il se rend à Donetsk (alors Stalino), sur les terres où sa mère servait de préceptrice aux enfants de John Hughes.

Alors, Donetsk, un titre de gloire russo-soviétique ? Il est permis d’en douter.

L’apport civilisationnel de l’Ukraine à la Russie

Initialement, si l’on replonge encore plus loin dans l’histoire, ce fut une terre longtemps dominée par les Tatars de Crimée, reprise par les Cosaques du Don dans la seconde moitié du XVIIe siècle, jusqu’à la conquête russe dans les années 1770.

À cette époque, la Russie trouve en Ukraine une remarquable élite occidentalisée (religieuse, militaire, administrative) qu’elle intègre d’emblée à ses structures dirigeantes. Cependant cet apport de la culture ukrainienne, qui imprégnait fortement la région du Donbass – un apport modernisant et progressiste, inspiré par l’Europe – ne fait qu’effleurer les mentalités des élites, mais n’affecte guère la société largement agrippée aux certitudes du passé et hermétique au changement. Pis : le peuple russe, dans sa majorité, vit cet afflux de sang neuf, qui ouvre ses élites lettrées envers l’Europe en lui imposant un rejet de son patrimoine oriental, comme une trahison de son identité civilisationnelle.

Ce phénomène traverse des siècles d’histoire russe et pèse sur la situation actuelle : plus une partie de ses élites imite un modèle occidental (en l’occurrence, via l’influence ukrainienne), plus la Russie « profonde », archaïque, rurale s’arc-boute derrière les incantations nationalistes, qui portent en germe une confrontation militaire.

Ainsi, la saga de l’exploit européen de John Hughes à la fin du XIXe a-t-elle été largement effacée du récit national russe. Et ce, malgré son importance pour le développement de l’industrie houillère locale, qui bénéficiait aussi à de nombreux colons russes.

Russification au forceps

En 1922, le Donbass, comme les autres territoires habités d’Ukrainiens, fut incorporé dans la « République socialiste soviétique d’Ukraine », elle-même faisant partie de l’URSS, empire communiste dominé par la Russie. Conséquence : les Cosaques du Don, la force motrice de l’agriculture locale, furent soumis à une féroce russification. Quelques années plus tard, le Donbass devint le théâtre des crimes perpétrés par le régime de Staline.

Lors de la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale (pendant laquelle le Donbass avait été occupé par les nazis en 1941 avant d’être libéré par l’Armée rouge en août 1943) cette région, alors dévastée et dépeuplée, a accueilli une nouvelle vague d’immigrants russes, composée essentiellement d’ouvriers. Ce qui bouleversa, une nouvelle fois, sa composition ethnique et culturelle. D’autant plus que les réformes scolaires en URSS, à la fin des années 1950, ont interdit l’usage de la langue ukrainienne dans l’enseignement secondaire et supérieur. Au vu de cette russification au forceps, faut-il s’étonner que, selon un recensement de 1989, presque la moitié de la population du Donbass se revendiquait d’appartenance russe ?

En 1991, l’URSS cesse d’exister et l’Ukraine, qui inclut le Donbass, devient un État souverain, membre à part entière de l’ONU, dont l’indépendance est scellée par la loi internationale et reconnue, entre autres, par la Russie, dans la foulée de la chute de l’URSS.

Des Ukrainiens manifestent devant le siège du comité central du Parti communiste, le 25 août 1991, à Kiev, après que la république soviétique a déclaré son indépendance. Anatoly Sapronenkov/AFP

Enfin, depuis le renversement du régime corrompu et pro-russe de Viktor Ianoukovytch en 2014, le Donbass est en permanence ensanglanté par un conflit armé, provoqué par les séparatistes russophones, soutenus et armés par le Kremlin, même si ce dernier s’obstine à nier cette évidence.

« Protéger les russophones au mépris de la loi internationale

En 2021, le Donbass reste une région majoritairement russophone, avec pourtant une majorité d’Ukrainiens ethniques qui cohabitent avec une forte minorité de Russes. Les pesanteurs de l’Histoire continuent de peser sur les mentalités dans cette région : environ 40 % de ses résidents se réclament toujours d’une « identité soviétique », alors que l’Union soviétique n’existe plus depuis 30 ans.

Les mêmes pesanteurs du passé, instrumentalisées par la propagande de Moscou, servent aujourd’hui à la Russie de prétexte pour ses velléités expansionnistes à l’égard de son ancien empire, au nom de la protection des russophones.

À plus long terme, il s’agit là, à bien des égards, d’une cécité stratégique qui nuit aux aspirations des jeunes générations ukrainiennes et russes, avides de communication, de voyages, d’études, de réussite et d’idéaux, dans un monde contemporain, de plus en plus globalisé, interconnecté et interdépendant. C’est aussi la source principale du « conflit gelé » dans le Donbass, lourd de dangers dont l’ampleur dépasse cette région et fragilise la paix et la sécurité en Europe. Le seul levier permettant de désamorcer cette bombe à retardement, la seule clé d’un avenir constructif et mutuellement avantageux, c’est le respect rigoureux du loi internationale en vigueur qui reconnaît à l’Ukraine indépendante le droit du contrôle sur l’ensemble de son territoire national.

Une porte ouverte sur l’Europe

Sur ce point, l’union occidentale s’avère indispensable. Seule la solidarité de l’Union européenne et des États-Unis, qui doivent parler d’une même voix, pourrait fixer – et faire respecter – les « lignes rouges » à la Russie de Vladimir Poutine, qui teste, à travers le cas du Donbass, les limites de la détermination occidentale à la suite de l’élection de Joe Biden.

Sans jamais oublier qu’une Ukraine libre, démocratique et stable a vocation à devenir pour la Russie de demain une porte ouverte sur l’Europe. Comme le démontre l’exemple de John Hughes, le père fondateur de l’industrie moderne du Donbass, avec son ancrage européen.

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