Portrait de Mark Zuckerberg tiré de la vidéo tournée lors de son audition devant le parlement européen, le 22 mai 2018

Officiellement, c'est pour modérer le pouvoir de Mark Zuckerberg et des GAFA qu'est discutée la directive "copyright", à Bruxelles. Et si c'était plus compliqué que ça?

afp.com/-

Je me méfie de l'unanimité et du manichéisme dans les dossiers complexes. Je me méfie des ministres de la Culture quand ils se piquent de contraindre la liberté d'expression. Je me méfie des grandes croisades philanthropiques qui cachent en fait des enjeux prosaïques, voire cherchent à masquer des erreurs stratégiques majeures sous un écran de fumée. J'observe donc avec circonspection le soutien bruyant de Françoise Nyssen, de quelques-uns de ses prédécesseurs, des grands éditeurs de presse français et de l'AFP à la proposition de directive "copyright", âprement discutée en ce moment à Bruxelles.

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Le texte compte vingt-quatre articles, dont vingt-trois sur la musique, le cinéma, le droit des auteurs et des artistes, etc. que je ne me permettrai pas de commenter. Le dernier, en revanche, l'article 11, porte sur un sujet que je connais un peu : il entend régir les rapports, financiers mais aussi éditoriaux, entre les médias et les plates-formes de diffusion de contenus que sont devenues les Gafas - dont Google, Facebook, Apple et les réseaux sociaux qui leur sont affiliés.

"Nous ne vous subventionnerons pas"

Les Gafas. Dire d'abord que je ne suis pas dupe des objectifs qu'ils poursuivent. Il est des défenseurs sincères de la liberté d'Internet. Ils n'en sont pas - ou plus. Leurs petits arrangements avec les dictateurs suffisent à montrer qu'au-delà des discours, seuls comptent leurs inimaginables profits, qu'ils n'ont aucune intention de partager spontanément, avec nous moins qu'avec quiconque.

A cet égard, je me souviens d'une rencontre avec les représentants français de l'un de ces géants, après que j'avais suggéré dans un post de blog de le boycotter, d'arrêter de l'alimenter gratuitement avec nos articles. Nous avions discuté, en particulier d'une éventuelle rémunération du service que nous lui rendions, et lui rendons encore. Notre argument : on peut estimer que le trafic et la fidélisation que nous générons sur votre plate-forme sont minimes, ils n'en sont pas moins réels, les médias sont des fournisseurs, payez-les, vous y avez d'autant plus intérêt que leur disparition, que vous accélérez en siphonnant leurs rentrées publicitaires, vous ferait du tort à vous aussi. Réponse de mes interlocuteurs : "Vous nous demandez de vous subventionner, ce n'est pas notre rôle". Nous ne parlions pas la même langue, ne la parlons toujours pas.

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Depuis, quelques (trop rares) initiatives, de Google ou Facebook notamment, ont pourtant laissé espérer qu'un rapprochement est possible. Surtout, les réussites, aux Etats-Unis, de CNN, du New York Times et du Washington Post, qui applique à la distribution de l'information le savoir-faire de son propriétaire, Jeff Bezos, le créateur d'Amazon, prouvent que la partie n'est pas forcément perdue si on fait appel à l'intelligence, à la souplesse et à l'innovation.

Jusqu'à présent, les éditeurs de presse français n'ont, dans leur ensemble, brillé ni par leur agilité, ni par leur témérité. Parallèlement, ils n'ont jamais été capables d'opposer un front et des projets communs à la puissance des géants du Web. A l'échelle de l'Europe, c'est même la Bérézina. Chacun joue sa partition contre les autres, combattant seul ou en petit groupe dans l'espoir de picorer les quelques miettes qui sont censées lui sauver la mise et faire la différence avec les concurrents. Je caricature, mais à peine. Comme les agriculteurs, la métallurgie ou... la hi-tech made in France, tous secteurs économiques affaiblis par les divisions et les mauvaises décisions, la presse a fini, faute de savoir négocier collectivement, par se tourner vers la puissance publique, la Commission européenne en l'occurrence, à qui elle demande désormais de remédier par la loi à ses propres déficiences.

Crise existentielle

Economiquement, la démarche est déjà discutable - imposer artificiellement à une activité florissante de renflouer sa voisine mal fichue. En termes d'efficacité, on voit bien dans le dossier fiscal que lorsqu'il s'agit de contribuer au bien public, les Gafas ne rendent pas facilement les armes - quand auront été épuisés tous les recours et appels, dans quel état seront les journaux et leurs pendants numériques ? Enfin, appliqué à une matière aussi inflammable que la liberté d'expression, qui s'exerce aujourd'hui en grande partie sur internet, le remède pourrait être pire que le mal.

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Je ne remets pas en cause la sincérité des journalistes qui, ces derniers jours, ont défendu en son nom, dans des tribunes publiques largement relayées sur... Twitter, la nécessité d'un "droit voisin" qui obligerait les moteurs de recherche et plus encore les réseaux sociaux à rémunérer les éditeurs quand ils se servent de leurs contenus pour développer leur business. Ces collègues sont employés par l'Agence France Presse, Le Monde, La Libre Belgique, Die Zeit, le Corriere della Sera...

Ces grands médias (dont L'Express) traversent une crise économique, mais aussi (mais avant tout ?) existentielle : si on les achète moins, c'est qu'on les lit moins ; si on les lit moins, c'est parce que leurs lecteurs, les plus jeunes d'abord, vont désormais chercher l'information ailleurs. Pour de "mauvaises" raisons (auxquelles certains de ces médias ont d'ailleurs contribué quand l'équation leur semblait favorable et que les Gafas leur apportaient en masse clients et publicité) : l'information est gratuite et accessible partout. Pour de "bonnes" raisons, du point de vue des lecteurs qui les ont abandonnés : les journaux ne satisfont plus leur besoin d'exhaustivité, de nouveauté et d'interactivité, ils sont contestables et contestés, pourquoi les croirait-on, pourquoi paierait-on pour ne pas les croire ? Avant de réclamer le soutien des technocrates européens, c'est à ces questions que la presse devrait s'efforcer de répondre - et qu'elle ne répond pas, ou mal.

Le poids des lobbys

Les "petits" éditeurs le savent bien, qui se sont engouffrés dans la brèche, comme Mediapart en France. A sa plus grande échelle, Wikipédia en est un autre. Ce n'est pas un hasard si l'encyclopédie en ligne porte haut la contestation contre la directive "copyright", comme nombre de sites indépendants, de blogueurs et, dans un bel ensemble, le monde de "l'Internet libre", qui dénonce la censure contenue en creux dans le texte - pour éviter de tomber sous le coup de la loi, les plates-formes de diffusion devront développer des algorithmes de contrôle qui ne feront pas le distinguo entre les emprunts légitimes et illégitimes. Pas plus que la liberté d'expression, brandie comme un étendard devant les intérêts économiques qu'il dissimule, les sans grades et sans visibilité n'ont grand-chose à gagner à être ainsi "protégés", disent-ils, bien au contraire.

"Jamais nous n'avons eu à subir un tel harcèlement de la part des lobbys", se plaignent certains députés européens, dont les boîtes mails déborderaient de messages défavorables à la directive rédigés par les cellules de communication des Gafas. C'est sûrement vrai : on peut faire confiance à ces machines de guerre pour déclencher le feu nucléaire quand leurs intérêts sont menacés - et ils le sont, et c'est tant mieux. Mais c'est un peu court : on ne peut réduire l'opposition à la directive "copyright" à une campagne organisée en sous-main. Sauf à se comporter comme les lobbyistes qu'on dénonce.

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