Gilets Jaunes

Pierre Zaoui : “Le peuple est revenu, ce qui peut conduire au pire... comme au meilleur”

Pierre Zaoui publié le 6 min

Si le philosophe spécialiste de Spinoza se réjouit de ce mouvement social spontané, inventeur de formes inédites de dignité et de solidarité, il s’inquiète de son potentiel fascisant qui pourrait porter un parti populiste et nationaliste au pouvoir… À moins que les “gilets jaunes” ne renversent complètement la table pour créer, enfin, du nouveau en politique.

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Il faut sans doute être aveugle et sourd depuis des années, n’avoir rien vu de la dégradation continue des conditions de vie des petites classes moyennes, n’avoir même pas imaginé un instant ce que peut être le sort aujourd’hui d’une femme ou d’un homme gagnant raisonnablement sa vie mais divorcé(e), avec des enfants, qui fume et roule au diesel, pour se trouver surpris par ce mouvement des « gilets jaunes » comme par son ampleur, celle-ci résidant moins dans le nombre exact de manifestants et de « bloqueurs » que dans la sympathie populaire que ce mouvement suscite, en dépit – mais peut-être aussi en raison – des violences qui l’accompagnent. Nul besoin d’avoir lu Machiavel pour comprendre qu’un Prince qui s’appuie exclusivement sur les grands et jamais sur le peuple court les plus grands dangers. Nul besoin non plus d’avoir lu Jacques Rancière pour mesurer combien le prétendu « réalisme » de nos dirigeants n’est qu’une utopie qui ignore presque tout de la rude réalité et combien leur prétendu « pragmatisme » n’est souvent que le voile d’un dogmatisme purement idéologique. Nul besoin même d’avoir lu Marx pour savoir que la lutte de classes ni ne se décrète, ni ne s’abolit et peut prendre les formes les plus surprenantes comme les plus inventives – et ce mouvement des « gilets jaunes » est particulièrement inventif, par son désir de retourner les formes actuelles d’invisibilisation et de détresse des gens ordinaires en puissance d’affirmation (une prise des couleurs plutôt qu’une prise de parole comme on pouvait dire en mai 1968), par son horizontalité, sa transversalité et sa désaffiliation radicales, par sa capacité à investir de nouveaux lieux de lutte (les quartiers chics de l’ouest parisien, les ronds-points péri-urbains, les réseaux informels…), par son spontanéisme qui dure.

 

Un geste désespéré ?

C’est pourquoi toute philosophie progressiste ou même simplement humaniste ne peut qu’applaudir d’abord à un tel mouvement et admirer toutes ces personnes présumées ordinaires qui s’inventent de nouvelles formes de dignité et de solidarité. Cela n’est toutefois, pour reprendre une distinction chère à la tradition aristotélicienne, que le discours exotérique, c’est-à-dire public et s’adressant à tous, de telles philosophies. Le discours ésotérique, réservé aux pairs et aux membres de l’école, a une tout autre teneur, bien moins enthousiaste, bien plus désespérée. Car quand on a lu un peu Machiavel et Spinoza, on sait bien que la plupart du temps le peuple ne renverse un régime politique que pour en instaurer un nouveau encore bien pire, car sans la patine du temps et les retenues de la tradition. Quand on a lu un peu Rancière, on sait bien que les politiques émancipatrices de reconfiguration du sensible, celles capables à la manière de Flaubert ou de Conrad de redonner un peu de lumière et de beauté aux vies invisibles (et il y a du Flaubert et du Conrad chez ces « gilets jaunes » : mille Emma Bovary et mille Félicité, mille Kurtz et mille Nostromo surgissent aujourd’hui sous nos yeux admiratifs), sont parfaitement compatibles avec les positions les plus réactionnaires. Quand on a lu un peu Marx, on sait plus encore que la lutte des classes peut conduire aussi sûrement les sociétés à leur transformation révolutionnaire qu’à leur ruine, et que les formes les plus apolitiques de la lutte des classes sont les plus favorables à l’advenue de nouvelles tyrannies.

Or, de tous ces points de vue, et compte tenu des rapports de forces actuels, c’est-à-dire de la quasi-disparition factuelle et théorique de la gauche, de la mégalomanie affichée (« ma personne est sacrée, je suis la République »), comme en miroir du président, de Jean-Luc Mélenchon, le seul qui dans le camp progressiste pourrait légitimement se revendiquer de ce mouvement, et du vent d’extrême droite qui ravage tous les pays développés ou en voie de développement (des États-Unis au Brésil, de la Grande-Bretagne à la Hongrie, de la Turquie à l’Italie), il est très probable (pas certain, rien n’est jamais certain en politique) que le mouvement des « gilets jaunes » ne puisse conduire qu’à l’advenue au pouvoir en 2022 du sinistre Rassemblement national de Marine Le Pen si jamais le pouvoir parvient à pourrir le mouvement et à laisser les rancœurs fermenter encore quelques années, ou plus tôt encore, si jamais le pouvoir s’avère finalement débordé et acculé à des élections anticipées. D’où la valse schizophrénique de la plupart des philosophes humanistes d’aujourd’hui : on applaudit en public, on encourage même toutes celles et ceux qui rejoignent le mouvement des « gilets jaunes » pour tenter de noyer ses potentialités fascisantes sous de nouvelles formes de solidarité démocratique, mais on pleure au fond de son cœur et on n’y croit guère, la lucidité étant toujours depuis Voltaire et Schopenhauer du côté du pessimisme.

Reste qu’une telle schizophrénie n’est guère satisfaisante à terme pour la vie de l’esprit — ce n’est très vite qu’une posture ou une lâcheté ou une sombre jouissance. L’historien et poète palestinien Elias Sanbar remarque quelque part que le pessimisme est peut-être du côté de l’intelligence mais qu’il est aussi trop paresseux : il est toujours plus facile de constater le pire que d’essayer, vaille que vaille, d’imaginer des voies de sortie. Alors quelle autre voie de sortie serait envisageable pour la France de demain ?

On pourrait imaginer ceci : que le mouvement des « gilets jaunes », allant jusqu’au bout de son constat radical – « nous ne sommes plus représentés », « nous n’avons plus de leaders » –, conduise non pas à une crise de régime récupérable par le parti du pire et l’épouvante nationaliste mais à leur renversement général. Ainsi ce mouvement tiendrait bon, pendant des mois, passerait Noël, se renforcerait en plein hiver, et finirait par accoucher d’une Assemblée constituante qui récuserait tous les partis existants et instituerait une VIe République. Donc plus de PS et de LR, certes, même si cela en fait est déjà acté, mais surtout plus de LREM – puisque c’est l’un des buts avoués du mouvement –, et plus encore plus de RN ni de FI, plus de Le Pen ou de Mélenchon, plus rien d’avant, que du nouveau. Sincèrement, quelle joie ce serait !

“Le pessimisme est peut-être du côté de l’intelligence mais il est aussi trop paresseux : il est plus facile de constater le pire que d’essayer 
d’imaginer des voies de sortie”

Pierre Zaoui

Certes, dans une telle assemblée constituante nouvelle, on retrouverait les forces et les divisions de l’ancien monde ; certes, on n’en aurait fini ainsi ni avec le capitalisme, ni avec les effets délétères pour toute démocratie de la contrainte extérieure et de la loi des marchés, ni avec les enjeux des flux migratoires et du réchauffement climatique, ni avec la question de l’Europe et du partage souhaitable ou non des souverainetés ; certes, les gilets jaunes ne nous auraient pas rendus meilleurs comme par magie. Mais les cartes seraient au moins redistribuées autour de l’axe majeur de ce mouvement : parvenir à réarticuler la question des inégalités ou de la justice sociale et celle de la lutte contre le réchauffement climatique. Car c’est bien là un signe indubitable : que le mouvement se soit déclenché sur la taxe sur le diesel est bien le signe que la question climatique n’est pas du tout étrangère au « peuple » mais seulement insupportable en tant qu’elle se désarticule de la question sociale (rappelons que l’empreinte carbone d’un riche qui a une voiture électrique ou hybride mais prend l’avion régulièrement est plus de 150 fois supérieure à celle d’un « pauvre » qui roule avec un diesel qui pue).

 

Vent mauvais ou République plus juste ?

Évidemment une telle imagination de demain a peu de chance d’advenir. Il est bien plus probable que la France connaisse le vent mauvais que connaissent la plupart des pays capitalistes : les atroces noces du capital et de la haine au profit encore une fois du seul capital et de ses servants. Mais on ne gagne jamais rien à miser sur sa propre mort, même si elle est probable. Au contraire, comme tout prophétisme, ce projet d’une VIe République n’a de sens qu’à parler du présent. Il faut faire confiance aux « gilets jaunes », y aller, s’impliquer dans leur mouvement, suivre le mouvement du réel qu’ils dessinent. Les philosophes de la fin du XXe siècle, à la manière de Deleuze, rêvaient un peu complaisamment d’un peuple qui manque. Aujourd’hui, le peuple est revenu, il est là : il est politiquement, métaphysiquement, esthétiquement contradictoire, rêvant de tyrans et les honnissant, voulant du pouvoir d’achat en s’en moquant, beau et laid à la fois. Bref, il est exactement comme la philosophie : compromis avec tous les pouvoirs et leur tenant tête, imparfait, vérace et menteur, collabo et résistant, bigarré, multiple, incertain dans ses désirs autant que dans ses haines. Depuis Socrate, entre peuple et philosophie, nul n’a de leçon à donner à l’autre, nul ne vaut mieux que l’autre. Mais on a toujours gagné à les unir plutôt qu’à les opposer, car peuple et philosophie ont toujours partagé le même rêve : l’advenue d’une République plus juste.

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