Accueil > PARTAGE NOIR - Brochures > Thématiques > La politique & la langue anglaise (George Orwell) > [02] La politique et la langue anglaise (1946)

[02] La politique et la langue anglaise (1946)

samedi 16 novembre 2019, par George Orwell (autre)

Presque tous ceux que la question intéresse admettent que la langue anglaise est sur une mauvaise pente, mais on dit en général qu’on n’y peut rien changer. L’argumentation est que notre civilisation est décadente, et que notre langue doit nécessairement participer de l’effondrement général.

Toute lutte contre les abus de langage tiendrait par conséquent de l’archaïsme sentimental, qui fait préférer les bougies à la lumière électrique ou les fiacres aux avions. Derrière cela se cache l’idée à demi consciente que le langage serait plutôt un organisme biologique qu’un instrument que nous façonnerions en fonction de nos besoins.

Il est vrai que le déclin d’une langue doit avoir en fin de compte des causes politiques et économiques il ne peut pas être simplement dû à l’influence néfaste de tel ou tel écrivain. Mais un effet peut devenir une cause, renforçant la cause première et ainsi de suite. Un homme peut se mettre à boire parce qu’il se sent un raté, et ensuite dégringoler complètement parce qu’il boit. C’est quelque chose de ce genre qui se produit pour la langue anglaise. Elle devient laide et imprécise parce que notre pensée est idiote, mais le débraillé de notre langue nous fait plus facilement penser de façon imbécile. Or, le processus est réversible l’anglais moderne, particulièrement l’anglais écrit, est rempli de mauvaises habitudes qui se répandent par imitation et qui peuvent être évitées à condition de vouloir s’en donner la peine. Si l’on se débarrasse de ces habitudes on peut penser plus clairement, et penser clairement est un premier pas vers une régénération politique : le combat contre le mauvais anglais n’est donc pas frivole, et il ne doit pas rester une préoccupation de professionnels. J’y reviendrai bientôt et j’espère qu’alors le sens de ce que j’ai dit ici sera devenu plus clair. En attendent, voici cinq spécimens de l’anglais tel qu’on l’écrit désormais couramment.

Ces cinq passages n’ont pas été choisis parce qu’ils seraient particulièrement mauvais — j’aurais pu en citer de bien pires — mais parce qu’ils illustrent divers vices de l’esprit dont nous souffrons aujourd’hui. Leur niveau se situe un peu au-dessous de la moyenne, mais ce sont des exemples assez représentatifs. Je les numérote pour pouvoir m’y référer par la suite.

1. Je ne suis en fait pas sûr qu’il soit vrai de dire que Milton, qui d’abord avait semblé n’être pas très différent d’un Shelley du XVIIe siècle, ne soit pas devenu, par une expérience de plus en plus amère au fil des ans, plus contraire (étrangère [sic]) au fondateur de cette secte jésuite que rien ne pouvait l’amener à tolérer.

Professeur Harold Laski (essai tiré de Freedom of Expression)

2. Above all we cannot play ducks and drakes with a native battery of idioms which prescribes such egregious collocations of vocables as the Basic put up with for tolerate or put at a loss for bewilder.

Pr Lancelot Hogben (Interglossa) [1]

3. D’un côté nous avons la personnalité libre : par définition, elle n’est pas névrotique, car elle ne connaît ni conflit, ni rêve. Ses désirs sont tels, qu’ils sont transparents, car ils sont exactement ce que les approbations institutionnelles mettent en avant de la conscience ; un autre schéma institutionnel changerait leur nombre et leur intensité ; il y a peu de choses en eux qui soit naturel, irréductible ou culturellement dangereux. Mais, de l’autre côté, le lien social lui-même n’est rien que la réflexion mutuelle de ces intégrités auto-rassurées. Remémorez-vous la définition de l’amour. N’est-ce pas la figure même d’une abstraction ? Où y a-t-il une place dans ce hall de miroirs pour une quelconque personnalité ou fraternité ?

Essai sur la psychologie in Politics (New-York)

4. Tous les « gens bien » des clubs de gentlemen et tous les capitaines fascistes forcenés, unis par la haine du socialisme et l’horreur bestiale de la marée montante du mouvement des masses révolutionnaires, ont recouru à des actes de provocation, des incendies volontaires et insensés, des légendes moyenâgeuses de puits empoisonnés, pour légitimer la destruction des organisations ouvrières et chauffer la petite-bourgeoisie agitée jusqu’à une ferveur chauvine au nom du combat contre la voie révolutionnaire de sortie de la crise.

(brochure communiste)

5. Si un esprit nouveau doit être infusé dans ce vieux pays, il y a une réforme épineuse et très discutée qui doit être abordée, c’est l’humanisation et la galvanisation de la BBC. Là, timidité veut dire corruption et atrophie de l’âme. Le cœur de la Grande-Bretagne peut être sain et son battement fort, mais le rugissement du lion britannique est aujourd’hui semblable à celui de Bottom du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, — aussi aimable que celui de n’importe quelle colombe. Une Grande-Bretagne virile et nouvelle ne peut continuer indéfiniment à être diffamée aux yeux ou plutôt aux oreilles du monde par les langueurs caduques de Langham Palace, qui se font effrontément passer pour « l’anglais standard ». Quand la Voice of Britain est entendue à neuf heures, il serait beaucoup mieux et infiniment moins grostesque d’entendre les « h » honnêtement lâchés que l’actuel braiement scolaire plein d’enflure, de suffisance et d’inhibition de la part de vierges miaulantes, timides et irréprochables.

(lettre parue dans Tribune)

Chacun de ces passages a des défauts qui lui sont propres, mais hormis la même laideur évitable, deux caractéristiques leur sont communes. La première est la banalité de l’imagerie ; l’autre est le manque de précision. Ou bien l’auteur veut dire quelque chose et n’arrive pas à l’exprimer, ou bien il dit par inadvertance quelque chose d’autre, ou encore il est pour ainsi dire indifférent au fait que ses mots aient un sens ou non. Ce mélange de flou et de pure incompétence est le trait le plus marqué de la prose anglaise moderne, particulièrement de celle des écrits politiques. Aussitôt que certains thèmes sont exposés, le concret se mêle à l’abstrait et personne ne semble plus capable d’éviter les tournures rebattues : la prose consiste de moins en moins en mots choisis pour leur sens et de plus en plus en tournures assemblées à la manière des sections d’un immeuble préfabriqué. Voici une liste, avec notes et exemples, de divers trucs qui permettent ordinairement au prosateur d’esquiver le travail de composition.


[1Texte littéralement intraduisible, que nous laissons pour ceux qui comprennent l’anglais.