Ehpad : la "guerre sans armes" des soignants

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Ehpad : la "guerre sans armes" des soignants

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La situation est d’autant plus délicate que les dépistages sont effectués au compte-goutte. Photo ici à Brest, le 14 mars 2020.
La situation est d’autant plus délicate que les dépistages sont effectués au compte-goutte. Photo ici à Brest, le 14 mars 2020.
© AFP - Loïc Venance

Enquête. Dans les Ehpad (Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) et les structures médico-sociales, le virus du Covid-19 fait des ravages. Le personnel soignant tente de faire face mais se sent démunis, faute de protection et de véritables moyens.

"J’ai l’impression de revivre la canicule de 2003, en pire." Isabelle* (le prénom a été modifié), une infirmière de 47 ans qui travaille dans un Ehpad dans les Hauts-de-Seine ne décolère pas. Depuis plusieurs jours, elle a l’impression de vider l’océan à la petite cuillère. "Lors de la canicule, on a eu 50 morts en une semaine mais on savait que ça n’allait pas durer. Or le virus, on ne peut pas l’arrêter comme ça. Et c’est à nous de le combattre."

"Nous sommes complètement laissés à l’abandon, estime Tatiana Dubuc, secrétaire générale syndicat CGT dans l’Ehpad Public du Havre, les Escales. Comme si les Ehpad était un monde à part. Les soignants sont paniqués, abasourdis. Certains m’appellent, en pleurs. On essaye de les rassurer. Une cellule psychologique a été mise en place. Mais pour nous, franchement, ça craint. On va travailler la boule au ventre, à l’aveuglette, sans armes pour protéger nos résidents."

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"J’espère que ce ne sera pas l’hécatombe, s’inquiète Marie qui travaille comme lingère depuis dix-sept ans dans un Ehpad d’Issy-les-Moulineaux. On a peur. C’est dingue parce qu’on finit par se croire à la guerre, en se disant : qui va tomber ?"

Les raisons de la colère

Sur le terrain, il manque des masques, des blouses, du gel hydro alcoolique.

Seuls des masques chirurgicaux sont prévus pour les Ehpad, explique l’ARS (Autorité régionale de santé) d’Île-de-France, pas des masques FFP2 dont les stocks stratégiques ont chuté de manière spectaculaire ces dernières années.

Selon l’ARS d’Île-de-France, pour "les structures médico-sociales" dont font partie les Ehpad, il est prévu "cinq masques chirurgicaux par lit, par semaine pour les soignants" en précisant que "cela correspond à une demande des fédérations."

"Comment peut-on se répartir cinq masques sur sept jours lorsque vous êtes trois équipes qui se relayent dans un EPHAD ? fulmine, de son côté, le porte-parole du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI), Thierry Amouroux. Cette technostructure est complètement à côté de la plaque. L’ARS, comme le gouvernement, gère la pénurie au détriment des bonnes pratiques."

"Les masques chirurgicaux qu’on nous donne sont un peu bidons, estime Solange* (le prénom a été modifiée), infirmière dans une clinique privée, en Île-de-France, dont l’unité SSR (Soins de suite et de réadaptation) prend en charge de nombreuses personnes âgées. Ces masques protègent les autres de ce qu’on pourrait leur transmettre mais ils ne nous ne protègent pas, nous, de ce qu’on pourrait recevoir des autres." Lorsque nous l’appelons au téléphone, elle vient tout juste de récupérer "douze masques FFP2 périmés" auprès de son cousin qui "travaille dans le bâtiment." "Dans mon service, je suis la seule avoir des masques FFP2, poursuit Solange. Je porte "le masque bidon" (le masque chirurgical) les deux - trois premières heures dès que j’arrive tôt le matin. Et puis lorsque commence mon travail au plus près des patients, vers 9 heures et demie, 10 heures, là je mets mon masque FFP2 pendant huit heures d’affilée, sans manger. Il ne faut pas l’enlever, sinon c’est foutu. Une fois ma journée de travail terminée, je fais un vrai repas ! Je me sens beaucoup plus détendue avec mon masque FFP2, franchement ça fait la différence. Il vaut mieux mettre un masque pendant huit heures et être en sécurité plutôt que porter trois masques bidons dans la journée. J’ai de quoi tenir douze jours..."

"On nous donne un masque par jour et par personne, alors qu’on devrait en avoir deux parce qu’il faut le changer toutes les quatre heures, témoigne encore Marie, qui travaille dans les Hauts-de-Seine. Les FFP2, il ne faut pas rêver, on n’en aura pas. On n’est pas protégés comme il faudrait alors qu’on se démène. Dans l’Ehpad où je travaille, il y a une collègue qui confectionne des masques en tissu à longueur de journée pour ne pas qu’on en manque."

"Ces derniers jours, on avait deux masques par personne pour douze heures, donc ça faisait un peu juste, ajoute Isabelle*. Quand on m’a rappelée en urgence pour renforcer l’équipe de nuit, on a eu trois masques pour les douze heures. On va au travail et on se dit : 'Est-ce qu’on va rentrer ce soir sans être malade ? Est-ce qu’on ne va pas déclarer une fièvre ?' La direction nous explique qu’on peut tenir trois semaines avec ce stock de masques. Mais après, je ne sais pas…"

Travailler sans masques FFP2

Pourquoi les Ehpad ne peuvent pas disposer de masques FFP2, plus protecteur pour le personnel soignant ?

"Le masque FFP2 est réservé au personnel qui gère les malades en hospitalisation ce qui n’est pas le cas en Ehpad, explique l’Autorité régionale de santé d’Île-de-France tout en rappelant qu’au niveau national "les Ehpad disposent de 500 000 masques chirurgicaux par jour et que, depuis le 21 mars, il y a 250 millions de masques en cours de distribution pour tous les professionnels de santé." "La priorité est de distribuer les masques FFP2 auprès du personnel soignant en contact direct avec les patients covid" ajoute l’ARS.

Un principe rappelé dans un mail adressé le lundi 16 mars 2020 par l’ARS – Normandie aux "directeurs et responsables d’Ehpad."

On peut y lire :

"Il vous est rappelé que le port de masques chirurgicaux doit être strictement réservé aux résidents positifs au Covid- 19, aux résidents ayant été en contact avec une personne positive ainsi qu’aux soignants amenés à les prendre en charge.

En cas de difficulté pour faire porter un masque chirurgical à un résident en raison de trouble du comportement, il est préconisé que le soignant qui le prend directement en charge porte un masque FFP2 qui assure une protection renforcée."

Une directive sur laquelle s’appuie certains dirigeants d’Ehpad pour répondre à l’inquiétude de leur personnel, selon les informations de la cellule investigation de Radio France.

Ainsi, dans un mail adressé le mardi 17 mars 2020 à des représentants du personnel des Ehpad publics du Havre, Les Escales, le directeur de l’établissement écrit :

Suite à vos interrogations, je vous joins le mail de l’ARS rappelant le bon usage des masques. L’utilisation des masques en Ehpad est donc uniquement préconisée auprès de résidents diagnostiqués positifs au Covid – 19. Ce qui n’est pas le cas actuellement sur nos Ehpad.

L’utilisation actuelle des masques par les agents :

1) Génère des inquiétudes inutiles auprès des équipes et des questionnements permanents parasitant la prise en charge de nos résidents.

2) Peut générer la pénurie de masques lorsque les besoins seront réels et nécessaires.

Nous travaillons donc à informer le personnel à la bonne utilisation des masques conformément aux bonnes pratiques et au regard des recommandations actuelles. »

Contacté, le directeur de l’Ehpad public du Havre n’a pas répondu à notre demande d’entretien.

"Nous sommes en colère parce que cela met en danger nos résidents et nos soignants, estime la représentante CGT au sein de l’établissement, Tatiana Dubuc. Il y a 120 résidents dans l’Ehpad où je travaille comme aide-soignante, mais il y en 664 sur l’ensemble de l’établissement. Les infirmières sont amenées à se déplacer entre les six structures de l’Ehpad, je vous laisse imaginer les conséquences que ça peut avoir pour la propagation du virus. Parfois on se fait cracher dessus, si les patients sont contaminés, on le sera forcément. On craint vraiment d’être contaminés et de contaminer notre propre famille en rentrant chez nous."

Grand reportage
56 min

"Nous sommes des bombes à retardement"

La situation est d’autant plus délicate que les dépistages sont effectués au compte-goutte.

"Dans notre Ehpad public au Havre, les résidents ne sont pas testés, poursuit Tatiana Dubuc, donc on ne saura jamais le nombre de personnes qui meurent réellement à cause du virus. On a également demandé à être testés, en vain."

"Ça devient très compliqué pour nous, ajoute Isabelle*, infirmière dans un Ehpad des Hauts-de-Seine qui accueille 350 personnes. Aujourd’hui, j’ai appris qu’on avait testé deux patients, l’un d’eux s’est révélé positif, ce qui veut dire que d’autres patients vont être contaminés. On a peur que les décès arrivent très rapidement. Plusieurs collègues qui ont eu les symptômes sont en arrêt depuis une dizaine de jours. On prend systématiquement la température des agents qui arrivent le matin, c’est comme ça qu’on a détecté qu’ils avaient de la fièvre. Mais ça veut dire qu’ils ont malheureusement dû contaminer certains patients. Et donc ça fait boule de neige : les soignants contaminent les patients qui nous contaminent. Tout le monde se contamine mutuellement, en ce moment."

"Certains soignants qui ont manifestement des symptômes continuent à travailler, assure la responsable de la CGT santé et action sociale pour les Ehpad, Malika Belardi, qui lance un " appel au secours pour les résidents et les personnels des Ehpad". Dans un établissement, il a fallu que tous les collègues d’une aide-soignante montent au créneau pour qu’elle rentre chez elle, alors qu’elle avait plus de 38 de fièvre. Elle a quand même travaillé de 9 heures à 14 heures, puis le diagnostic est tombé : elle a le Covid-19. Sans effectifs suffisants, les soignants ne pourront pas respecter les procédures d’hygiène pour éviter la propagation du virus. On alerte là-dessus depuis des années. S’ils nous avaient écouté, il y aurait moins de dégâts."

"S’il manque un soignant, sur douze heures de travail, on arrive encore à le gérer, ajoute Isabelle*. Mais dès qu’il en manque deux, ça commence à être très dur. C’est ce qui s’est passé lundi dernier lorsque je suis arrivée : il y avait deux soignantes au lieu de cinq pour s’occuper de 37 patients. Pour le moment, nous, les infirmières nous ne sommes pas encore touchées. Mais tout à l’heure ma collègue m’a appelée en me disant qu’elle avait mal au ventre et du mal à respirer. Elle a un doute. Un médecin est arrêté. Il s’est fait tester, on pense qu’il est atteint lui aussi." .

"On a appris qu’un médecin avait été testé positif, explique également Solange*. Du coup, la direction est allée chercher un bon paquet de masques chirurgicaux qui étaient sous clés. Depuis deux autres médecins et un agent qui s’occupe de la logistique ont été contaminés. Le week-end dernier, on a eu un taux de mortalité 30 % supérieur à d’habitude. On vient de mettre en place une aile à part pour accueillir sept patients liés au Covid - 19. Le problème c’est que si nous ne sommes pas protégés, on est contaminés et on re-contamine derrière. Et en même temps, il faut bien qu’on soigne. C’est une situation impossible. On est des bombes à retardement. Je partage mon appartement avec ma fille de 17 ans. J’ai organisé un deuxième confinement à la maison : on vit ensemble, mais séparées."

"Des crevasses sur les mains"

Ces témoignages contrastent fortement avec le tableau officiel de la contamination dans les Ehpad donnée, pour le moment, par les autorités sanitaires.

Selon l’Agence régionale de santé (ARS) d’Ile de France, il y a actuellement "148 établissements Ehpad en Ile de France qui ont deux cas déclarés de Covid sur un total de 700 établissements, avec 61 décès."

Pourquoi "deux cas déclarés" seulement par établissement ?

Parce que "la doctrine nationale prévoit que l’on arrête de dépister les cas de Covid dans un Ehpad à partir du deuxième cas", nous précise l’ARS d’Ile-de-France. 

"Cette doctrine est criminelle, juge Thierry Amouroux du Syndicat national des professionnels infirmiers. Il faut tester tout le monde puis séparer les patients qui sont positifs au Covid – 19 et ceux qui ne sont pas contaminés avec un personnel « étanche. » Sinon, les soignants deviennent des agents de contamination surtout avec une population en moyenne âgée de 80 ans où le taux de mortalité est de 20 %. Dès que le virus atteint un Ehpad, l’ensemble des résidents est contaminé en quelque jours."

"La priorité va aux Ehpad où des cas de Covid ont été détectés, répond l’ARS d’Ile-de-France. Tout un protocole a été mis en place pour éviter que le virus ne se propage auprès des autres résidents et pour protéger le personnel soignant. Les établissements médicaux-sociaux qui ont des cas avérés de patients Covid sont équipés pour faire face. Des règles ont déjà été appliquées en amont. L’ARS accompagne la gestion de ces situations pour protéger les patient et les professionnels de santé, afin de faire respecter les gestes barrières, les règles d’hygiène et de protection."

"Dans l’Ehpad où je travaille, nous avons une patiente de 99 ans qui est contaminée, explique Isabelle*. Une quinzaine de patients qui présentent les mêmes symptômes ont été placés en quarantaine. On ne mobilise les soignants que pour eux. La nuit dernière, on m’a rappelée : avec deux autres infirmières, je m’étais portée volontaire pour m’en occuper. Je me suis retrouvée seule dans les chambres, sans aide-soignante. Je sais à quoi m’attendre. Si on est contaminés, on contamine tout le monde autour de nous. Alors, je fais très attention, sans vous mentir j’ai dû utiliser pas loin de 40 surblouses, rien que moi, pour m’occuper des quinze cas suspects, donc vous imaginez si vous multipliez ce chiffre par le nombre de soignants. Après mon service, je me suis tellement lavé les mains que j’avais des crevasses !"

"Les soignants culpabilisent d’aller travailler en sachant que peut-être ils sont contaminés et qu’ils vont contaminer les résidents, ajoute Tatiana Dubuc. J’ai peur de ce qui va se passer aussi après, quand on va sortir de tout ça, comment vont réagir les agents ? On craint le contrecoup, les dépressions."

"Les plus anciens sacrifiés"

"C’est le début d’une spirale, qui est loin d’être terminée", s’inquiète la présidente de la Fédération nationale des associations de personnes âgées et de leurs familles ( FNAPAEF), Claudette Brialix.

Le 24 mars 2020, elle a adressé une " lettre ouverte" au Premier ministre, Edouard Philippe et au ministre de la santé, Olivier Véran dans laquelle elle s’alarme de la situation des personnes âgées renvoyés des hôpitaux vers les Ehpad "sans la présence rassurante de leurs familles", ainsi que de la situation "dramatique" des personnes âgées à domicile.

"Personne ne parle des personnes âgées à domicile, en très grande difficulté, atteinte possiblement du Covid 19, et qui vont mourir faute de soin, estime Claudette Brialix. La situation est catastrophique dans les unités Alzheimer dans la mesure où il faut raisonner des malades pour qu’ils acceptent tous les gestes barrières et le confinement. C’est impossible à gérer. Les autorités ont fait le choix de considérer les personnes âgées comme non prioritaires à l’hôpital, aux soins intensifs et à la réanimation. Comme si après 85 ans, on ne présentait plus aucun intérêt ! C’est un abandon total des personnes âgées, une discrimination inacceptable, malgré un personnel extrêmement dévoué dans les Ehpad."

"Beaucoup de personnes âgées qui se trouvent dans ces Ehpad ont vécu la deuxième guerre mondiale, ajoute Claudette Brialix. Elles ont participé à la reconstruction du pays. D’autres ont été envoyés comme appelés, au moment de la guerre en Algérie. Ce n’était pas des militaires. Est-ce que la nation ne leur doit pas un vieillissement digne ?"

"On a l’impression qu’on peut sacrifier les plus anciens alors que ce sont eux qui sont ciblés par le virus, ajoute le porte-parole du Syndicat national des professionnels infirmiers, Thierry Amouroux. Vous avez vu le Président Macron lors de sa visite à l’hôpital militaire de campagne, à Mulhouse ? Lui, il avait bien un masque FFP2."

"On ne peut laisser nos personnes âgées comme ça, lance Isabelle*, très attachée à sa patiente de 99 ans atteinte du Covid – 19. Il faut des combattants qui aillent au front, qui les accompagnent jusqu’au bout. Cette dame s’est peut-être battue pour nous, pour la France. Alors je me dis : il faut y aller, c'est à mon tour de me battre pour elle."