Paiement sans contact. Votre compte en banque sort découvert
Plaquer sa précieuse carte contre – tout contre – un terminal bancaire. Un geste devenu anodin ou l’étonnant symbole d’un nouvel ordre moral qui promeut, via les nouvelles technologies, les rapports sexuels à distance ?
Il existe des expressions dont la signification est en opposition avec le sens littéral. « La goutte d’eau qui fait déborder le vase », par exemple, qui signifie qu’on a « dépassé les bornes », « franchi la ligne jaune »… La métaphore est fautive, car, loin de déclencher un geyser, une goutte ne ferait déborder un vase plein à ras bord que d’une ou de quelques gouttes seulement.
Une expression tout aussi paradoxale a récemment envahi notre vocabulaire : « le paiement sans contact », qui désigne un nouvel usage de la carte bancaire. Si votre carte porte le pictogramme stylisant les ondes radio, c’est qu’elle est équipée du dispositif « sans contact ». Vous pouvez donc procéder à des dépenses n’excédant pas 20 ou 30 euros en la tenant à moins de deux ou trois centimètres du terminal du commerçant ou en la posant dessus. Ce maniement de votre CB, joyau de votre intimité, en lui évitant la fente revêche du lecteur, on aurait dû l’appeler « sans pénétration » ou « sans insertion » et non pas « sans contact ». Car délicat, subtil ou par ondes radio… du contact, il y en a ! Serait-ce donc la connotation sexuelle de l’expression « sans pénétration » qui aurait effarouché l’usage ?
D’autant que « sans contact » vient rejoindre un contexte général, l’instauration d’un ordre moral nouveau en phase avec notre époque « digitale ». La recherche du safe sex conduit au développement des pratiques à distance, telles que le sexe par téléphone ou le cybersexe – aussi efficaces contre les maladies vénériennes que la monogamie et la fidélité, tout en étant bien moins ennuyeuses. Morale « sans contact », donc, organisant une sexualité « sans pénétration »… Les nouvelles CB sont dans le vent, à condition, bien sûr, que l’on ne puisse tricher…
Car la technologie « sans contact » n’est pas totalement sans risque. Depuis quelques mois, une vidéo virale circule sur les réseaux sociaux. Elle montre qu’un terminal de paiement, comme celui des taxis ou des kiosques à journaux, peut débiter une carte bancaire « sans contact » à l’insu de son titulaire. La séquence montre un homme saisissant un montant sur l’appareil avant de le coller sur le sac d’une jeune femme. Quelques secondes plus tard, la machine produit un ticket, preuve que le compte a bien été débité. La scène se passe au cœur d’une métropole du sud de la Méditerranée, dans des transports en commun bondés. Au royaume des cartes bancaires, il existerait donc aussi des « frotteurs » et des « tripoteurs », spoliant leurs victimes et tirant jouissance de leur surprise. Et, naturellement, des « préservatifs » sont apparus, conçus dans des matériaux spéciaux, pour protéger nos chères CB.
Il paraît que lorsqu’on lui demandait pourquoi il consacrait tant de temps et d’énergie à des personnes qui, souvent, ne le méritaient pas, Freud répondait : « Pour le tintement d’une pièce de monnaie. » Il voulait sans doute dire que la matérialité de l’argent, la difficulté que l’on éprouvait à s’en dessaisir, le plaisir à le recevoir, était le gage de l’investissement affectif, tant pour le patient que pour le psychanalyste. Et, en France, c’est avec les mêmes arguments que les psychanalystes ont justifié des décennies durant le paiement des séances « en liquide », de la main à la main, en « total contact ».
Si les nouvelles cartes bancaires conduisent in fine à la disparition du liquide, cette fois, la goutte d’eau aura bien fait déborder le vase !
Expresso : les parcours interactifs
La dissertation
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