Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Photo ActuaLitté, Françoise Nyssen - Foire du Livre de Francfort 2017
Photo ActuaLitté, Françoise Nyssen - Foire du Livre de Francfort 2017
Dans le même numéro

Politique culturelle, le creux de la vague

La dissémination des prérogatives du ministère de la culture en de multiples missions confiées à des personnalités a considérablement affaibli sa marge de manoeuvre. Il y aurait pourtant tant à faire et à réinventer.

Nous fûmes nombreux à nous réjouir de la nomination de Françoise Nyssen à la tête du ministère de la Culture. C’était un vent nouveau : une personnalité originale qui avait à son actif une des plus belles réussites du monde éditorial.

Ce fut, et c’est encore, une course de handicap : une mission sur le patrimoine confiée à Stéphane Bern, une mission sur les bibliothèques attribuée à Erik Orsenna, une mission sur la francophonie portée par Leïla Slimani, une loi sur l’audiovisuel qui pour l’instant se résume à un peu de choses et qui se traite à Matignon et à l’Élysée bien plus que rue de Valois, et, pour couronner le tout, une Haute autorité pour la transparence de la vie publique qui retire à la ministre la politique du livre, plus d’un an après sa nomination, pour cause de conflit d’intérêts potentiel.

Voilà un portefeuille singulièrement amputé. Le livre, l’audiovisuel, la francophonie, le patrimoine en ont été écartés ou doivent être partagés. Certes, il reste beaucoup à faire : une maison commune de la musique devrait voir le jour. On l’attend. On l’espère. Côté cinéma, le train-train du Cnc fonctionne plutôt bien, le budget est élevé, fort des diverses taxes qui l’alimentent. Malgré la concurrence féroce des géants d’Internet, Netflix et Amazon, devenus des acteurs puissants produisant des films de qualité et menaçant l’équilibre induit par la chronologie des médias, le cinéma ne va pas trop mal, et les salles obscures continuent d’attirer un public qui ne se contente pas de regarder les films à domicile.

En revanche, le monde du spectacle vivant a cessé d’aimer ses ministres. À peine sont-ils nommés qu’il rêve d’en changer, comme si ce changement pouvait apporter à lui seul un possible surcroît de subventions et une promesse de renouveau. Un renouveau qu’il est lui-même devenu incapable de mettre en œuvre, à de rares exceptions près.

Voilà donc où nous en sommes. Sans compter que s’ajoute à ce sombre tableau une affaire qui porte sur la gestion de la maison Actes Sud : la maison d’édition avait agrandi ses locaux sans autorisation, à l’époque où la future ministre en assurait la direction. L’affaire est d’autant plus gênante qu’une association de défense du patrimoine a annoncé vouloir porter plainte contre la ministre.

Mais la question du devenir de la politique culturelle ne saurait se résumer à celle de l’avenir de la ministre de la Culture. Du côté du ministère, les fonctionnaires semblent déprimés ; il leur manque une boussole. Nombre de postes sont à pourvoir au moment où j’écris. Comment comprendre que ce petit ministère, qui gère un domaine plutôt enthousiasmant, dans lequel la créativité devrait occuper le devant de la scène, se retrouve ainsi enlisé, incapable d’inventer une nouvelle politique culturelle ?

Le ministère se retrouve dépassé et incapable
de faire rêver.

Sans doute, au-delà de l’inutile valse des ministres qui a prévalu durant le mandat de François Hollande, la difficulté à intégrer les changements qui ont affecté les activités culturelles et transformé les modes de consommation a-t-elle conduit le ministère à se retrouver comme dépassé et incapable de faire rêver. Ces changements sont au moins de trois ordres.

Bien évidemment, le numérique a totalement changé la donne. Il a ouvert la possibilité de l’autoproduction. Mais le ministère de la Culture n’a pas su s’interroger sur les promesses que cela pouvait porter. L’autoproduction autorise l’émergence de nouveaux artistes, créateurs, écrivains. Ses plateformes sont des lieux de repérage des nouveaux talents par les producteurs et les éditeurs. Or l’autoproduction fut considérée comme la source d’une concurrence déloyale envers les producteurs en place, et comme le domaine des médiocres. C’était passer à côté d’un des phénomènes les plus inattendus induit par les nouvelles technologies.

Le numérique a transformé la médiation, et ouvert la possibilité de nouveaux modes de financement. Comment repenser la volonté de démocratiser la culture grâce aux nouveaux outils qu’il apporte ? Comment articuler les différentes sources de financement ? Certaines directions du ministère ont compris très vite le parti à en tirer, notamment le Centre des monuments nationaux. D’autres sont à la traîne.

Le numérique permet une diffusion très large des œuvres. La bataille pour le respect des droits d’auteur et pour une meilleure rémunération des auteurs n’est jamais gagnée ; elle est traversée par des intérêts en tension. Le ministère doit défendre la création, sans se transformer en simple porte-parole de professionnels plus inquiets que volontaires face à ce qu’ils vivent comme une mise en question de leur modèle économique. La voie est étroite, et la politique publique trop souvent simplement défensive.

Le numérique renvoie enfin à la folle concurrence des Gafam et à leur politique d’optimisation fiscale. Ce combat relève du ministère des Finances ; le ministère de la Culture est présent, mais le sujet lui échappe largement.

Le second terrain de l’affaiblissement du ministère a trait à la question du tourisme. On a pris conscience de l’importance de la culture – et tout particulièrement du patrimoine – pour le développement de cette industrie en plein boom. Il est étonnant d’avoir confié le tourisme au ministère des Affaires étrangères, en 2014, alors que sa place naturelle est du côté de la culture : le tourisme doit beaucoup au patrimoine. Il aurait fallu se battre pour obtenir que le tourisme restitue un peu de cette externalité au patrimoine, plutôt que d’emboîter le pas d’une grande politique de communication qui ne mène pas loin. Le loto du patrimoine lancé par la mission conduite par Stéphane Bern doit permettre de faire rentrer dans les caisses 15 à 20 millions d’euros, lorsqu’on en dépense déjà environ 700 (326 du côté du ministère de la Culture, et 390 du côté des collectivités locales) et qu’il faudrait bien plus pour répondre aux besoins ! Il s’agit d’une obole plutôt que d’une vraie politique. S’il est positif que l’on promeuve le patrimoine et que tout argent additionnel est bon à prendre, cela aura occulté la nécessité de repenser la question du financement de sa conservation et de sa mise en valeur.

Troisième terrain d’interrogations. Un des domaines privilégiés de la politique publique est celui des biens non reproductibles, spectacle vivant, beaux arts. Des changements majeurs y rebattent les cartes de la politique culturelle. Le premier a trait à l’industrialisation du spectacle vivant, avec l’arrivée de Live Nation en 2007 en France et l’intervention de plus en plus pressante dans les festivals, forme montante de la consommation de musique, de groupes comme Aeg et Vivendi. Quelle réflexion a été engagée à ce sujet ? Comment réagir ? Il faut revoir les critères de soutien public aux différents festivals, veiller à la préservation de la diversité culturelle. Les groupes signent des contrats dits «  à 360 degrés  » avec «  leurs artistes  ». Comment freiner la prédation des artistes les plus cotés ? Le second changement a trait au monde de l’art, et à l’emprise croissante du privé sur les musées et les expositions. Nombre de fondations privées, très actives et agiles, ont vu le jour. Comment faire face à ces nouvelles concurrences public-privé ? Le mécénat va-t-il faiblir ? Comment le compenser ? Le public va-t-il privilégier la fréquentation de ces nouveaux lieux au détriment des établissements publics ? Ce sont les réponses à ces questions qui doivent aider à réorienter la politique culturelle.

Arc-bouté sur la mise en place du Pass culture, promesse du candidat Macron, le ministère a perdu beaucoup de temps. La mesure est en effet compliquée, coûteuse, incertaine dans ses résultats sur la démocratisation de la culture et sur la diversification des pratiques et des consommations. Quant au plan «  Culture près de chez vous  », qui prévoyait notamment de faire circuler les chefs-d’œuvre des collections nationales, il mit en colère les acteurs culturels actifs de longue date dans les régions, et fut sèchement critiqué pour son caractère «  désuet  » et «  embarrassant  ». Tout cela tandis que la séparation entre éducation et culture, héritée d’André Malraux, continue à produire ses effets contre-productifs.

Il reste tant à faire, tant à réinventer. Je ne suis pas sûre que ce soit affaire de personne. Il faut une volonté politique, un projet, un programme. Un nouveau souffle que la coupure entre politique culturelle nationale confiée au ministère de la Culture et politique culturelle internationale confiée au ministère des Affaires étrangères n’aide guère à trouver. Il faut enfin de la confiance et un soutien sans faille au ministre qui en a la charge.

 

Françoise Benhamou

Ses travaux sur l’économie de la culture donnent un regard aigu et très informé sur les secteurs de l’édition (voir notre numéro spécial « Malaise dans l’édition », juin 2003), du cinéma et du numérique. Cette connaissance des mécanismes économiques nourrit aussi son analyse critique de la politique culturelle française, en ce qui concerne aussi bien les musées, la démocratisation des publics que…

Dans le même numéro

L’hostilité djihadiste

Le terrorisme djihadiste pose une question de confiance à la démocratie. Comment comprendre que des jeunes soient séduits par cette idéologie et s’engagent dans la violence ? Quel rôle y joue la religion ? Le dossier, coordonné par Antoine Garapon, observe que les djihadistes sont bien les enfants de leur époque. À lire aussi dans ce numéro : Mai 68 en France et en Pologne, le populisme du mouvement 5 étoiles, une critique de l’Université, ainsi que des commentaires de l’actualité politique et culturelle.