“S’arrêter pour entendre l’inquiétude dans les gares, dans les villages”

par Elisa Mignot
Les + du mag En 2018-2019

Pour Polka #42, le photographe Michel Slomka a suivi le trajet du Cévenol, ce train régional reliant Clermont-Ferrand à Nîmes. C'est l'une des “petites lignes” peu rentables menacées de fermeture depuis plusieurs années, et encore plus avec la récente réforme de la SNCF. Rencontre avec un reporter épris de poésie ferroviaire et d’ordinaire.

Ce jour de mai 2018, le Cévenol circule entre les gares de Villefort et de La Bastide-Saint-Laurent. Les retards réguliers, les changements d’horaires, le non-remplacement des trajets supprimés compliquent le quotidien des usagers.
© Michel Slomka pour Polka Magazine.

Quand la rédaction de Polka vous a passé commande de ce sujet sur un petit train en danger dans le centre de la France, à quelles références avez-vous pensé?

Quand une rédaction propose un sujet, il est toujours porteur d’un imaginaire. Celui du train est particulièrement fort, touffu même. J’ai tout de suite pensé aux paysages, aux montagnes, aux forêts, aux petites gares, à des travaux de photographes tels que Paul Fusco, Klavdij SlubanSebastião Salgado ou Steve McCurry. Mais j’avais surtout en tête des images de cinéma. Le train a toujours eu une place très importante dans les westerns, les épopées, les films catastrophes.

Sauf qu’un sujet que l’on fait ne ressemble jamais à ce que l’on imagine. C’est une loi universelle. Quand j’ai commencé à me renseigner sur le Cévenol, ses gares qui fermaient, ses collectifs de citoyens qui le défendaient, je me suis vite rendu compte qu’on était loin des images sexy et parfaites de l’imaginaire du train.

La ligne suit la vallée de l’Allier: 102 tunnels et 59 ponts et viaducs ont été nécessaires à son tracé au milieu du Massif central et des Cévennes.
© Michel Slomka pour Polka Magazine.
La gare de Génolhac, aux portes du parc des Cévennes, est depuis des années l’épicentre de la rébellion pour la sauvegarde du Cévenol.
© Michel Slomka pour Polka Magazine.

Il y a donc d’un côté ce romantisme, et de l’autre la réalité du sujet. Comment raconter le quotidien et l’ordinaire de ce moyen de locomotion?

L’extraordinaire n’existe pas à mon sens. Il s’agit plutôt d’“infra-ordinaire” dans lequel il faut aller chercher ce qui est répétitif, banal, quotidien – un train, une gare. Ces petites choses recèlent une forme de magie cachée. Je me rappelle souvent mon professeur de philosophie au lycée qui disait que la tâche d’un philosophe, et quelque part d’un être humain, n’est pas de manipuler des concepts, mais de s’émerveiller. L’émerveillement est le moteur premier d’une existence. Et du métier photographe.

Concrètement, comment cela s’est traduit lors de votre reportage dans les Cévennes?

J’ai galéré! Le train est un sentiment, un imaginaire de sensations, il faut donc aller chercher tout cela. J’ai décidé de réaliser une série d’images sur les fenêtres et les paysages que l’on voit à travers les baies vitrées. Pourquoi les gens aiment ce transport? Car c’est l’invitation au voyage par excellence. Assis sur un fauteuil, on regarde défiler les champs, les immeubles, les forêts… Petit à petit, on est plongé dans un état de stase, de calme.

En utilisant l’élément graphique de la fenêtre ­­– un cadrage dans le cadrage –, j’ai réalisé des sortes de tableaux qui pouvaient montrer la beauté des paysages, mais aussi leurs changements ainsi que leur diversité. Ce qui n’est pas anodin. De l’Auvergne à l’Occitanie, de Clermont-Ferrand à Nîmes, la lumière, les arbres, les maisons sont différentes. On traverse des zones industrielles, des plaines, on suit le cours de l’Allier. Tout cela nous parle aussi du rôle de cette ligne et du train en général, qui est un élément très important d’aménagement du territoire.

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  • © Michel Slomka pour Polka Magazine.

  • © Michel Slomka pour Polka Magazine.

  • © Michel Slomka pour Polka Magazine.

  • © Michel Slomka pour Polka Magazine.

  • © Michel Slomka pour Polka Magazine.

  • © Michel Slomka pour Polka Magazine.

  • © Michel Slomka pour Polka Magazine.

  • © Michel Slomka pour Polka Magazine.

Comment, en parallèle de cette poésie ferroviaire, aborder la problématique sociale et économique?

En descendant du Cévenol et en prenant du recul. Quand on est à l’intérieur du train, on ne sent pas forcément les problèmes. Les deux wagons sont très calmes. Rien à voir avec les travaux de collègues qui vont en Inde, en Afrique du Sud ou en Russie, photographier des trains où il se passe sans cesse des choses, où les gens piquent-niquent, dorment, dansent, se battent et font l’amour pendant des jours… Là, il fallait s’arrêter pour entendre l’inquiétude dans les gares, dans les villages, dans les villes où sont les dépôts SNCF, les syndicats, les cheminots. Ce que l’on a fait en prenant la ligne du Nord au Sud et du Sud au Nord plusieurs fois.

Pour ce travail de proximité, qu’avez-vous utilisé comme matériel ?

Un Canon 5D Mark 4 et un Sony Alpha 7R3. Le premier parce que c’est le boîtier que j’utilise d’habitude, le meilleur pour moi. Le second, emprunté exprès pour ce reportage, car il a un déclenchement entièrement silencieux (l’appareil n’ayant pas de miroir). C’est utile dans un lieu aussi confiné qu’un wagon, quand on ne veut pas interrompre, surprendre, déranger.

Dans les deux voitures du train, on croise des retraités, mais aussi de nombreux lycéens et étudiants, des touristes et des randonneurs.
© Michel Slomka pour Polka Magazine.
A la gare de Langogne, comme dans d’autres sur le trajet, les agents de circulation doivent remplacer le chef de gare et le guichetier.
© Michel Slomka pour Polka Magazine.

Les sujets au long cours que vous avez faits en Bosnie ou encore en Irak documentent les conséquences psychologiques de la violence sur les victimes de crimes de guerre. Dans ce reportage pour Polka, il existe un trait commun avec vos précédents projets: l’attachement à un territoire, à son histoire…

C’est vrai. J’ai vu énormément de similitudes avec d’autres de mes travaux, car ce train traverse des lieux ayant incarné un mode de vie qui disparaît, des valeurs, des choses auxquelles les gens ont cru, aspiré… Notamment le passé minier et cheminot très présent depuis plusieurs décennies. Ce qui m’intéresse dans les Cévennes, comme en Bosnie ou en Irak, c’est la succession du temps dans un lieu où les gens sont charpentés par l’histoire.

La “bataille du rail” mobilise des fiertés, des mémoires, des combats vieux d’au moins 150 ans. C’est l’histoire de la classe ouvrière, du travail pénible, de la lutte pour le progrès. Je pense qu’il est très important d’avoir cela à l’esprit quand on fait un tel sujet afin de comprendre le débat sur la réforme de la SNCF et notamment sur le statut des cheminots.

René Bonnefoy se promène sur le viaduc de Chamborigaud. Mineur à la retraite, cet ancien de la CGT est né dans une maison à l’ombre de l’une des arches de 46 mètres. Avec sa femme, Marie-Thérèse, ils sont des membres actifs du Comité de défense des services publics de Génolhac. Leurs fils, beau-fils et petit-fils sont cheminots.
© Michel Slomka pour Polka Magazine.

Quelle est, selon vous, la dimension politique de ce reportage?

Les lignes comme le Cévenol risquent de fermer car elles ne sont pas rentables. On dit aux gens que des cars les remplaceront… Certes. Mais beaucoup ne se rendent pas compte que la fermeture d’une ligne est bien plus qu’un sujet de mobilité. Ce n’est pas qu’un mode de vie, une histoire, une mémoire, un passé qui sont en jeu. Ce sont des questions très actuelles au contraire.

L’esprit de la réforme de la SNCF engagée récemment montre que les choix politiques vont dans le sens de la voiture et de l’essence au détriment du rail qui consomme beaucoup moins d’énergie. Le gouvernement n’a pas pour priorité l’environnement qui est pourtant l’impératif primordial de l’humanité au XXIe siècle. Nos dirigeants donnent la priorité à une croissance basée sur un modèle néolibéral qui sacrifie l’environnement. Pour moi, c’est une trahison du bien-être public. D’où l’importance de ces lignes et de ce sujet. Ce sont des symboles d’un passé, mais aussi d’un futur.

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