Olivier Culmann décortique l’art du selfie au festival Portrait(s) de Vichy

par Laure Etienne
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La 7e édition du festival Portrait(s) de Vichy a démarré le week-end dernier. Le photographe Olivier Culmann s'est vu confier le commissariat de l'exposition “Selfies. Ego/égaux”, aussi ludique que passionnante. Rencontre.

La série ‘Seoulfie’ propose une visite de la ville de Séoul sur ce mode photographique autocentré. “Amarré à sa tige à selfie, comme à une bouée qui l’empêcherait d’être emporté par le flot incessant d’images, l’individu s’y reproduit à l’infini. Au risque de ne plus savoir qui, de lui-même ou de l’image, survivra à l’autre”, explique le commissaire d'exposition et auteur de la série Olivier Culmann.
© Olivier Culmann / Tendance Floue.

Vous êtes le commissaire de l’exposition “Selfies. Ego/égaux” présentée à Vichy dans la cadre du festival Portrait(s). Comment a débuté le projet?

Olivier Culmann C’est Fany Dupêchez, directrice artistique du festival, qui m’a proposé de travailler sur ce sujet. On se connaît depuis longtemps. Elle sait que je m’intéresse beaucoup aux formes et aux pratiques photographiques. Par exemple, à travers le projet que j’avais fait en Inde, “The Others”, où j’interrogeais des usages tels que le studio de quartier.

Une autre raison lui a fait penser à moi: une petite série réalisée lors d’une résidence que Tendance floue, le collectif auquel j’appartiens, avait obtenue en Corée du Sud. J’ai passé trois semaines à Séoul, en 2014, en plein boom des perches à selfie. J’en avais acheté une et je l’ai utilisée pour une visite de la ville. Je m’étais créé un personnage de touriste, je portais un T-shirt “I love Korea”. Cette pratique m’interroge beaucoup depuis qu’elle existe.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans le selfie?

Le fait qu’il s’agisse d’une révolution. L’appareil est, depuis l’invention du médium, dirigé de soi vers les autres, comme le regard. Avec le selfie, il s’est soudainement retourné. Petit à petit, en faisant des recherches, j’ai découvert que la pratique est moins simpliste qu’il n’y parait. On pense souvent qu’il s’agit d’un acte égocentrique. Le selfie ne serait que la traduction d’une époque individualiste et égocentriste. En réalité, c’est plus complexe.

C’est un mode d’expression, voire un moyen d’expression, utilisant l’image. Si l’on se réfère à la définition du dictionnaire, il s’agit d’un autoportrait destiné à quelqu’un d’autre. C’est cet échange qui le différencie de l’autoportrait traditionnel.

“Le legfie consiste à se photographier les cuisses alors que l’on est tranquillement allongée au bord de la mer ou dans n’importe quel autre endroit de rêve. [...] On prend bien un selfie puisque l’on photographie une partie de soi, mais en utilisant l’appareil de façon traditionnelle.”
© Exposition “Selfies. Ego/égaux”.

Le selfie n’est pas a priori un genre “noble” de la photo. On le trouve plutôt dans les messageries instantanées ou sur les réseaux sociaux.

J’aurais presque tendance à dire que, par rapport à la définition de la photographie dans son sens “noble” de production visuelle construite, réfléchie et travaillée, le selfie est davantage une image. De part son esthétisme peu travaillé voire assez pauvre, il peut être méprisé par une partie de la population. Elle y voit quelque chose sans intérêt, populaire. Or, il a élargi le champ de la photographie au plus grand nombre.

Au début du médium, la complexité, la technicité et le coût réservaient le procédé à une élite. Puis, l’entreprise Kodak a permis une démocratisation. Maintenant, avec les smartphones, la photo est pratiquée de façon encore plus large. En ce sens, le selfie est particulièrement intéressant.

Face à la masse de selfies qui s’échangent chaque jour, comment avez-vous fait votre choix et défini les 22 typologies présentées?

Je n’ai pas travaillé tout seul. J’ai bénéficié de l’aide de Jeanne Viguié, une jeune commissaire d’exposition qui a une connaissance plus poussée que la mienne des réseaux sociaux. Elle a défriché le terrain et s’est mise en quête des différentes pratiques du selfie. Il y en a bien plus que ce qui est montré dans l’exposition, mais j’ai dû faire des choix.

Il y a plusieurs façon de fabriquer des selfies: l’appareil tourné vers son propre visage, avec l’objectif frontal et l’écran du même côté pour voir ce qu’on photographie à bout de bras ou de perche; le selfie, généralement de ses jambes ou de ses pieds, pris avec l’objectif au dos de l’écran; et enfin la photographie dans le miroir. Ces trois méthodes cohabitent au sein de l’exposition.

“Le selfie Nutscape consiste à se prendre les testicules en photo devant un somptueux paysage. [...] Contrairement à la majorité des autres types de selfie, le ‘sujet’ n’a pas la place la plus importante dans l’image, il devient même un détail relégué à l’anecdotique par le reste de la photographie: un paysage esthétique composé avec attention.”
© Bjarke Hogdall.

#SelfieMacron, #SelfiesWithHomeless, #MonaLisa, #Roofers… Vous avez intitulé les chapitres de l’accrochage en utilisant des hashtags.

Certains désignent des types de selfies connus, comme le selfie touristique ou politique par exemple. Pour les deux, j’ai choisi des échantillons précis pour éviter l’indigestion. Mon choix s’est porté sur la tour Eiffel, le monument le plus présent sur les selfies dans le monde, et sur la Joconde car on tourne le dos à ce qu’on est venu voir alors qu’on dispose de seulement quinze secondes devant le tableau. Pour l’aspect politique, j’ai sélectionné celui qu’Emmanuel Macron a réalisé avec son équipe de campagne avant d’être élu. Il a fait l’objet de très nombreux détournements sur Internet.

A côté, il y a des pratiques moins connues, découvertes pendant nos recherches. Certaines sont de l’ordre de la blague ou d’un procédé viral. Quelqu’un invente une catégorie qui est ensuite reprise à l’envi, les internautes renchérissant pour avoir l’image la plus loufoque et obtenir ainsi un maximum de partage et de “followers”. Pour le #Olympics, les gens se prennent en photo dans le miroir de leur salle de bains dans des postures délirantes, requérant parfois une certaine exigence athlétique. Il existe également des séries plus sérieuses, voire militantes, où le selfie sert à défendre une cause ou une idée comme #DearCatCallers.

Vous clôturez l’exposition avec les “anti-selfies”, ces internautes qui produisent des images souvent travaillées dans lesquelles ils se cachent le visage. Est-ce une forme d’élitisme du genre?

Ça peut l’être. Pour exprimer leur rejet de la pratique, ces gens utilisent le procédé. Mais, puisqu’on ne distingue pas l’auteur du selfie et pour que la photographie conserve un intérêt, elle se doit d’être davantage esthétique et construite qu’un selfie ordinaire. En pratiquant ce genre pour lequel ils témoignent d’une forme de mépris, ils reviennent à la photographie au sens traditionnel. C’est une tendance assez paradoxale.

“Jillian Mayer a collecté 400 selfies de femmes nues ou presque nues. Elle y a ensuite remplacé chaque visage par son propre visage. [...] Sans aucun jugement moral, sa série pointe cette tendance paradoxale qui pousse nombre de femmes à s’exposer publiquement tout en espérant rester anonymes.”
© Jillian Mayer / Exposition “Selfies. Ego/égaux”.

Vous avez rassemblé des selfies du monde entier. Comment avez-vous géré les droits d’auteur?

C’est un casse-tête, d’autant que je suis un vrai défenseur des droits d’auteur en photographie. Notre parti-pris est de rémunérer les auteurs de séries complètes, comme Romain Leblanc, un artiste qui a produit “Ma vie est plus belle que la vôtre”.

Quand il s’agit de visuels isolés produits par des amateurs cachés derrière des pseudos et récupérés sur Instagram, nous n’avons pas forcément pu les retrouver et leur payer des droits. Comme il y a eu de nombreuses expos sur cet univers vernaculaire ces dernières années, certains considèrent qu’à partir du moment où on construit une nouvelle image, l’œuvre soumise à des droits d’auteur est en fait la mise en scène elle-même. C’est ce que nous avons fait en agençant les selfies touristiques de la tour Eiffel pour recréer la structure du monument.

“ Avec sa série ‘Chinventures’, Michelle Liu réalise des selfies sous un angle qui ne la met pas en valeur. [...] Elle y prend et assume le contrepied du selfie classique sur lequel la personne est mise en avant et le site relégué au second plan.”
© Michelle Liu.

Vous n’avez pas mis toute la matière dont vous disposiez dans votre exposition. Cela signifie-t-il qu’il y aura une suite à “Selfies. Ego/égaux”?

J’aimerais beaucoup qu’elle voyage. J’y ai consacré énormément de temps, près de six mois (même si ce n’était pas à plein temps), et, d’après les premières réactions que j’ai vues lors du vernissage, cela intéresse les gens. Je voudrais la proposer à d’autres lieux. Il est donc possible que je poursuive la recherche avec plus de catégories pour l’adapter. Ne serait-ce que pour suivre les évolutions de cette pratique, car cela va très vite.

“Pour ‘Ma vie est plus belle que la vôtre’, Romain Leblanc réalise des selfies dans les situations les plus banales de son quotidien. [...] par la surenchère et l'absurde, il affirme ainsi combien nos codes de représentation de soi ne charrient qu'insignifiance.”
© Romain Leblanc.
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