« Des millions de gens découvrent l’art et l’histoire manette en main »

Le musicien Jonathan Morali nous dévoile les secrets de la composition pour les jeux vidéo, par lesquels passe selon lui en partie l’avenir de la musique.
« Des millions de gens découvrent l’art et l'histoire manette en main »

Concerts virtuels en direct, mixage dynamique, conquête de nouveaux auditoires… Le musicien Jonathan Morali, co-fondateur du groupe Syd Matters, nous partage sa vision du futur de la composition de musique pour les jeux vidéo.

En 2015, la première saison de Life is Strange faisait souffler un vent nouveau sur le jeu vidéo narratif épisodique. Le succès phénoménal du jeu, qui reposait notamment sur une histoire à choix multiples et sur la possibilité de remonter le temps, sauvera Dontnod, studio français alors en difficulté. Des millions de joueurs gardent un souvenir ému de Max et Chloé ; de leurs décisions poignantes mais aussi, et peut-être surtout, de la bande-son de leurs aventures.

Au même titre que les graphismes et le gameplay, la musique contribue à construire l’identité d’un jeu vidéo. Jonathan Morali, musicien issu de la scène folk/pop indépendante française, fondateur du groupe Syd Matters, ne vous dira pas le contraire. Le trentenaire a acquis une renommée internationale en tant que compositeur de la BO de Life is Strange. À l’occasion de la sortie des nouveaux épisodes de la saison 2 du jeu (Life is Strange 2 : épisode 3 est disponible depuis le 9 mai ; l’épisode 4 sortira le 22 août 2019, ndlr), Jonathan Morali nous a ouvert les portes de son studio parisien pour évoquer le difficile exercice qui consiste à faire rimer évolution narrative et créativité musicale. Et si l’avenir de la musique passait par le jeu vidéo ?

Usbek & Rica : En 2015, vous avez créé la bande originale d’un des jeux vidéo français parmi les plus populaires de tous les temps. Les gamers ont soutenu vos morceaux et les « vues » de vos clips ont explosé sur le Web. Comment avez-vous vécu cette nouvelle exposition ?

Jonathan Morali : C’est assez génial, tout simplement ! On se rend compte que par la force de ce média, nous sommes capables de toucher des gens qui n’auraient pas forcément pu ou voulu entendre notre musique par d’autres biais. J’ai été le premier surpris de voir ces innombrables messages et ces likes fleurir soudainement sous nos clips. C’était assez vertigineux ! L’impact est incomparable avec ce qu’on a connu avec Syd Matters : s’il y a ne serait-ce que 10% des gamers qui s’intéressent à ma musique, c’est déjà plus que tout le public que j’ai connu précédemment.

« J’ai reçu des messages d’adolescents du monde entier me demandant parfois à quel genre elle appartenait »

On déniche même sur YouTube plusieurs reprises de vos morceaux, dont une version punk rock de « To All of You »…

Oui, le studio m’a envoyé pas mal de reprises et je suis allé voir le reste. Dans le lot, il y beaucoup d’adolescents, et cela me plaît beaucoup de pouvoir toucher des personnes qui ont entre 14 et 20 ans car c’est un moment précieux où l’on s’ouvre à la culture : on reçoit ses premières « claques » esthétiques ; les découvertes forment nos goûts. Et je suis heureux de pouvoir faire partie de ceux qui accompagnent les ados durant cette période de leur vie. À ma petite échelle, j’ai été stupéfait de l’impact de Life Is Strange sur certaines chansons de Syd matters : j’ai reçu des messages d’adolescents du monde entier qui découvraient cette musique, en me demandant parfois à quel genre elle appartenait. La culture vidéoludique est si immersive que des millions de gens découvrent l’histoire et l’art manette en mains. Cela peut sembler anecdotique, mais beaucoup de gamers jouent aussi avec un casque sur les oreilles par souci d’immersion. Et c’est gratifiant pour un musicien de savoir que sa musique sera écoutée dans de bonnes conditions.

Vous avez de nouveau posé votre musique sur la saison 2 de Life is Strange, un jeu toujours assimilé à une sorte de film interactif. Cette seconde saison est construite autour du même type de gameplay ?

Le studio a fait le pari de changer tout l’univers : les personnages et la mécanique centrale de jeu tournent désormais autour du contrôle du temps. Nous suivons Daniel, notre petit frère dans le jeu – un gamin doté de pouvoirs psychiques qui s’activent quand ses émotions sont à vifs. Il faut gérer cette « bombe émotionnelle » et c’est loin d’être évident ! Au niveau du scénario, les prochains épisodes vont aborder des problématiques différentes de celles de la première saison. Cela va peut-être toucher un public différent.

Concrètement, comment compose-t-on pour un jeu vidéo ?

Le mot d’ordre reste le même que sur un disque : composer (rires) ! Il faut trouver des thèmes, des mélodies, et les faire correspondre aux  évènements du jeu tout en se pliant aux exigences techniques liées à ce support. Si un joueur peut potentiellement rester trois heures dans un niveau, il faut offrir la possibilité aux compositions de fonctionner en boucles adaptées au rythme de jeu, notamment dans une série contemplative comme Life is Strange. Ce qui est également intéressant au niveau de l’interprétation, c’est qu’il faut être en mesure de produire de très nombreuses variations d’un même thème pour éviter que la lassitude s’installe chez le joueur.

Je vais vous citer l’exemple de la musique de film car j’en ai écrit aussi : celle-ci est composée de façon linéaire, fixée à une image immuable, tandis que la musique de jeu vidéo porte en elle une fonction essentielle : l’interaction avec le joueur et ses actions. Dans certains jeux, la musique peut carrément te guider à travers les différents niveaux.  Il faut savoir également qu’on ne mixe pas un morceau avant de l’envoyer à un développeur de jeu vidéo ; on leur donne toutes les pistes séparément et ils font un mixage dynamique de leur côté.

Jonathan Morali / © Elodie Ponsaud
Jonathan Morali / © Elodie Ponsaud

Prenons un morceau comme « Into The Woods » dans Life si Strange 2 : quelles indications recevez-vous de la part de Dontnod durant sa composition ?

Le studio me donne le scénario et la composition des scènes ou des séquences de gameplay – souvent toujours sous la forme de polygones mal dégrossis (rires). On me décrit l’ambiance générale souhaitée lors d’un moment donné mais il n’y pas d’ordres précis à suivre. Encore une fois, c’est beaucoup plus libre que pour un film ! Tu n’as pas à suivre un rythme de montage définitif, il y a moins de contraintes de temps.

En travaillant sur des boucles musicales, avez-vous cherché votre inspiration du côté de la musique répétitive américaine, celle de compositeurs comme Steve Reich ?

Oui, Steve Reich fait partie de mes grandes influences ! J’adore les musiques minimalistes et répétitives mais j’essaie de faire les choses à ma manière avant tout. D’ailleurs, dans l’univers de la composition musicale du jeu vidéo – où tout est souvent généré par des ordinateurs-  je joue toujours avec de vrais instruments. Si j’ai un « ADN » à défendre, une marque de fabrique personnelle, ce serait d’avoir une sonorité plus « organique » que d’autres. Quand j’enregistre, on m’entend respirer, on peut remarquer les craquements d’un piano… Je voulais de l’acoustique sur Life is Strange, quelque chose de pas trop « propre » et compressé.

« Il y a énormément de données techniques à apprendre afin de maîtriser les « essentiels » du métier »

Votre manière de travailler et de composer a-t-elle évolué entre les deux épisodes du jeu ?

Oui. La relation avec Dontnod a toujours été bonne mais il faut un temps pour s’apprivoiser, apprendre à travailler au mieux ensemble. Au départ, je prenais beaucoup de notes, j’étais studieux et je voulais réussir mon examen de passage dans le monde du jeu vidéo. Depuis, la confiance s’est installée. Si je reçois une séquence, j’ai moins d’appréhension, moins peur de faire du hors sujet ;  je sais tout de suite qu’on va dans le même sens, qu’on partage une esthétique commune.

Vous connaissez beaucoup d’autres musiciens qui composent pour les jeux vidéo ?

Pas vraiment. Il y a beaucoup de difficultés pour un musicien français à travailler dans le secteur du  jeu, notamment  à cause des droits d’auteur calqués sur le modèle anglo-saxon. Il y a aussi énormément de données techniques à apprendre afin de maîtriser les « essentiels » du métier. Pour répondre à ta question, je me souviens que Cœur de Pirate avait fait la BO d’un jeu Ubisoft, il y a quelques années. Je sais qu’il y a beaucoup d’incursions de musiciens célèbres dans les jeux du studio Rockstar Games ; ils participent souvent à des émissions de radios diffusées au sein du jeu  ou créent leurs propres playlists pour des jeux comme GTA (Grand Theft Auto, ndlr).

On pense également à David Bowie qui, dès 1999,  fut l’un des premiers  à s’investir totalement dans la composition d’un jeu avec The Nomad Soul, une autre production française du studio Quantic Dream…

Oui, quelle merveille ! Tu pouvais aussi écouter des extraits de son album à venir en exclusivité, si je me souviens bien…

Dans les années 1980, les compositeurs de jeux vidéo rivalisaient d’ingéniosité pour exploiter au maximum les capacités sonores des ordinateurs et des consoles. Et puis, lorsque ces capacités ont évolué, il a été possible d’utiliser la technique de l’échantillonnage (qui consiste à compresser un court enregistrement sonore pour le rendre exploitable par la machine concernée, ndlr). La création est-elle toujours dépendante de la technique dans la musique de jeu vidéo ?

En effet, les contraintes matérielles ont souvent été à l’origine de trouvailles car elles obligent les artistes à redoubler d’inventivité. La musique de jeu vidéo telle qu’elle était faite dans les années 1980 et 1990 est devenue aujourd’hui un style musical à part entière. C’est une esthétique choisie, et non plus imposée par les limitations techniques des ordinateurs. Et si je trouve absolument réjouissant le fait que la musique 8 bits ou 16 bits soit désormais reconnue à part entière, il me semble également nécessaire que le jeu vidéo s’émancipe de son côté technologique et qu’il puisse faire aussi appel aux formes traditionnelles de cet art.

Aujourd’hui, face à l’immensité des possibilités techniques offertes aux compositeurs de jeu vidéo, les contraintes sont plutôt d’ordre esthétique et narratif, ou relatives au rythme de progression dicté par le joueur. Ce dernier peut en effet passer dans un même niveau quelques minutes ou bien plusieurs heures, et la bande-son doit tenir compte de cette élasticité. Les morceaux doivent être suffisamment riches pour ne pas devenir redondants, sans pour autant devenir trop complexes ou perdre leur identité.

« J’espère que la musique continuera à se suffire à elle-même, sans être nécessairement accolée à un autre support culturel »

Le jeu vidéo est-il l’avenir de la musique ? Je grossis volontairement le trait mais je pense notamment à son incroyable potentiel de diffusion…

Je ne sais pas… J’espère que la musique continuera à se suffire à elle-même, sans être nécessairement accolée à un autre support culturel pour être entendue. J’ai découvert la musique sur mon lit d’adolescent, dans le noir, avec un casque rivé sur les oreilles. Cela restera pour moi l’expérience ultime d’écoute de la musique. En ce qui concerne ce que l’on appelle la « musique à l’image », il est évident que le jeu vidéo, ou plus largement l’expérience interactive, est un eldorado pour toute création artistique.

Sur le plan technologique, quelles sont les prochaines étapes à franchir pour la musique de jeux vidéo ?

Le mixage dynamique est quelque chose de passionnant ! Traditionnellement, lorsque la musique est enregistrée, l’équilibre entre les différents instruments (le niveau sonore de chaque instrument par rapport aux autres, ndlr) est fixé et ne peut pas être modifié au moment de l’écoute. Sur Life is Strange, par contre, l’équipe utilise un logiciel qui permet de faire évoluer cet équilibre en fonction de l’action du joueur et de ses déplacements à travers les différents environnements du jeu. Un morceau de musique très riche, avec beaucoup d’ampleur, peut très naturellement se muer en quelque chose de beaucoup plus intimiste – réduit à quelques instruments-, si le joueur passe par exemple d’un environnement extérieur vaste à la promiscuité d’une cabane… Le morceau se poursuit, mais s’adapte alors à l’action du personnage contrôlé par le joueur ou aux variations d’intensité de l’action. Pour un compositeur, c’est très excitant car cela incite à penser un morceau comme autant de micro-sections d’instruments qui peuvent être combinées de différentes façons pour coller en temps réel à ce qui se passe à l’écranCet aspect dynamique de la musique de jeu vidéo me semble une piste à développer pour l’avenir.

« Contrairement aux océans physiques, l’océan numérique est peuplé de milliards d’êtres humains »

Où se nichent les futurs espaces de créativité pour les compositeurs ?

Si l’on parle ici des espaces de créativité viables économiquement, je n’en sais rien… Mais d’une manière générale, j’aimerais bien que l’immensité du Web permette à toutes les formes de créativité – traditionnelles ou avant-gardistes – de trouver une audience. C’est comme ça que je vois Internet : un océan dans lequel chacun pourrait jeter sa « bouteille artistique » (sic) dans l’espoir que celle-ci soit interceptée. L’avantage, c’est que contrairement aux océans physiques, l’océan numérique est peuplé de milliards d’êtres humains.

Le 2 février dernier, le DJ américain Marshmello s’est produit en direct devant des millions de spectateurs dans le jeu Fortnite. Vous croyez au potentiel de ces concerts virtuels exécutés au sein même des jeux ? En feriez-vous ?

Pourquoi pas ? Cela va dans le sens d’une communication toujours plus directe et instantanée entre les individus sur Internet. Mais je dois dire qu’il y a quand même un obstacle de taille : les concerts et les spectacles vivants puisent leur intensité du fait qu’ils rassemblent en un même lieu une multitude de corps. L’électricité palpable dans une salle de concert émane de la foule présente, des souffles, des voix, du mouvement, de la promiscuité physique, de la chaleur des corps… Autant de choses absentes des échanges purement virtuels. Alors à moins que la technologie des capteurs sensoriels ne fasse un bond spectaculaire, j’ai l’impression que les concerts tels que nous les connaissons resteront encore longtemps inégalables en termes de sensations.

Quels sont vos meilleurs souvenirs musicaux dans les jeux vidéo ?

Dans Zelda, il y a des pièces fabuleuses musicalement ! Shadow of The Colossus est exceptionnel également pour ses musiques et son ambiance sonore. Il est rare que j’écoute des BO sans jouer mais je me suis remis celles-ci à de nombreuses reprises.

Et que devient Syd Matters alors ? Le dernier album, « Brotherocean », date de  2010 tout de même…

Nous avions besoin de mettre fin à un cycle. C’est une très longue pause mais rien n’est définitivement terminé. Olivier et Rémi sont aussi sur des projets différents mais nous sommes prêts à retravailler ensemble un jour ou l’autre.

 

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Photo à la une : © Elodie Ponsaud 

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