Economie

A l'abri du Covid-19, la concurrence déloyale de la grande distribution

ENQUÊTE. Avec le confinement, les produits alimentaires ont été pris d’assaut dans les supermarchés et hypermarchés de France. La grande distribution sait aussi tirer son épingle du jeu pour vendre d’autres biens, loin des produits « de première nécessité », jouant sur le flou des décisions gouvernementales. Une concurrence jugée déloyale par les petits commerces contraints de fermer.

Nassira El Moaddem
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© Jean Claude MOSCHETTI/REA

Centres-villes déserts, enseignes aux rideaux baissés, terrasses vides, voilà à quoi ressemble la France depuis presque deux semaines. Le 14 mars 2020, un arrêté ministériel actait la fermeture pour un mois des commerces « non indispensables à la vie du pays » selon la formule du Premier ministre Édouard Philippe. Objectif : ralentir la propagation du Covid-19. Depuis, les enseignes culturelles, les librairies, les magasins d’électroménager, d’ameublement ou encore les boutiques de vêtements ne sont plus en droit d’accueillir des clients. Afin de nourrir la population, les grandes surfaces ont, pour leur part, l’autorisation de maintenir leurs portes ouvertes.

Profitant de l’afflux des confinés et du flou des textes réglementaires, ces mastodontes n’hésitent pas à mettre en tête de gondole des biens non-alimentaires comme les livres ou le matériel de jardinerie, boostant leur chiffre d’affaires. Au grand dam des petits commerces cadenassés par l’arrêté.

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La promesse non-tenue de Michel-Edouard Leclerc

Dès le 15 mars sur France 2, l’un des grandes figures de la grande distribution se voulait rassurant. Michel-Edouard Leclerc, le très médiatique patron de l’enseigne éponyme, claquait : « Les Espaces culturels, c’est fermé », en référence aux boutiques commercialisant au sein de ses centres, livres, DVD, CD, jeux vidéos et matériel informatique. Pourtant, selon nos informations, plusieurs Espaces culturels Leclerc sont toujours ouverts, à l’instar de celui de Romorantin-Lanthenay (Loir-et-Cher), situé dans la galerie marchande. « Tout le monde achète tout et n’importe quoi donc on vend de tout, des livres, des CD, DVD… Faut bien occuper les enfants », affirme une vendeuse* du magasin, jointe par téléphone.

Dans le centre-ville de Romorantin, la seule librairie indépendante de la ville a, elle, a dû fermer. « J’ai alerté l’association des commerçants de la ville, j’ai envoyé un mail à la Chambre de commerce et d’industrie, sans réponse. C’est scandaleux ! Leclerc peut vendre des livres, pendant que nous, nous respectons la décision gouvernementale. C’est déjà très compliqué pour nous, les petites librairies et en plus, il y a des passe-droits pour les gros », réagit Nathalie Treyvaud, gérante de la librairie.

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Le président de l’hypermarché Leclerc de Romorantin, Francis Maillet, affirme être dans son bon droit. « Un décret nous le permet », affirme-t-il, sans préciser lequel et renvoyant au service de communication national de l’enseigne, qui n’a répondu à aucune de nos questions. Le cabinet de la secrétaire d’État auprès du ministre, Agnès Pannier-Runacher, est pourtant très clair : « ces magasins culturels peuvent ouvrir uniquement s’ils vendent de la presse ». Or, l’Espace Culturel de Romorantin n’en vend pas.

En Chiffres

+57 %

C'est la progression du chiffre d’affaires du secteur culturel au supermarché Carrefour de Rennes-Alma, par rapport à mars 2019.

Dans le sud-ouest de la France, la salariée* d’un Espace Culturel Leclerc toujours ouvert ne cache pas son malaise : "j’ai mal au cœur de vendre des livres en toute impunité alors que les librairies doivent fermer. En ce moment, nous vendons beaucoup de livres scolaires, parascolaires, des livres de poche mais aussi des imprimantes, des cartouches d’encre et des ordinateurs ».

D’autres Espaces Culturels Leclerc ont bien fermé leurs magasins… tout en contournant l’arrêté du 14 mars. L’hypermarché de Bourgoin-Jallieu (Isère) a clos les portes de son Espace Culturel mais a transféré ses produits dans les rayons de l’hypermarché allant jusqu’à installer stratégiquement près des caisses plusieurs box de livres de cuisine, de livres pour enfants, de jeux vidéos et de DVD. Contacté, le magasin n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Leclerc n’est pas l’unique enseigne à profiter de la crise du Covid-19. Au supermarché Carrefour de Rennes-Alma, le chiffre d’affaires du secteur culturel a décollé ces derniers jours. « Nos ventes dans ce domaine ont augmenté de 57 % par rapport à mars 2019 grâce aux ventes des livres scolaires, parascolaires. La hausse est de 200 % sur les seuls consoles et jeux-vidéos », explique une autre vendeuse*.

Deux poids deux mesures

D’autres rayonnages de la grande distribution tirent leur épingle du jeu. Le rayon jardinerie, prisé avec le retour du beau temps, voit ses ventes s’envoler. « Au Super U [de Romorantin], il y avait très peu de jardinage avant mais là depuis le début du confinement, il y a un rayon complet, indique une cliente. Des graines à planter, du terreau, des bêches, tout a été agencé et mis en évidence ». Pourtant, le Gamm Vert de la ville ne laisse ouvert au public que son rayon animalerie et ce, deux jours par semaine seulement. « Nous n’avons pas le droit de vendre autre chose tout simplement. Nous appliquons les règles », réagit un des vendeurs du magasin, pointant du doigt les autres grandes surfaces du territoire continuant à commercialiser ces produits, sans restriction.

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Même procédé pour le Carrefour de Rennes Alma : « la partie jardinerie a été mise en avant juste à la fin de l’allée centrale, nous confie une vendeuse ». Une stratégie gagnante pour l’enseigne : les ventes ont augmenté de 13 % par rapport à la même période l’an passé. Dans l’agglomération rennaise, les commerces spécialisés en jardinerie sont fermés.

Pour Florent Moreau, président la Fédération française des Artisans Fleuristes, très inquiet de l’impact de la fermeture des petits commerces, « le gouvernement aurait dû soit interdire la vente des fleurs coupées et des plantes dans la grande distribution pour éviter la concurrence déloyale, soit limiter cette vente aux plantes et fleurs produites en France, pour permettre un débouché aux producteurs locaux ». Il souligne un « manque de cohérence entre le discours des élus en faveur des commerces de proximité et la place importante accordée à la grande distribution dans cette crise. Nous attendons un geste fort de l’État et des collectivités suite à l’effort que nous devons supporter ».

De son côté, le Syndicat de la librairie française fustige « une concurrence déloyale » et redoute que « les mesures accordées aux libraires ne [seront] pas suffisantes. On espère surtout qu’il y aura un plan d’aide à la profession une fois la crise finie », réagit son délégué général Guillaume Husson.

Et si les consommateurs ne revenaient pas ? 

En seulement quelques semaines de confinement, les petits commerces sont déjà très fragilisés. Selon les dernières données économiques de l’Insee, publiées jeudi 26 mars, le climat des affaires du commerce de détail a chuté brutalement au mois de mars, en recul de 13 points.

"Le risque, c’est que les aides des pouvoirs publics ne suffisent pas à compenser à 100 % leur perte d’activité", explique Anne Perrot, économiste, et spécialiste de la concurrence au cabinet Mapp. Les conséquences à long terme pourraient être encore plus graves. "Les consommateurs pourraient changer pour de bon leurs habitudes d’achat en se tournant exclusivement vers les hypers mais aussi vers la vente en ligne, au détriment des petits commerces. Il y aura de la casse, c’est certain", alerte l’économiste.

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*L'interlocuteur a demandé l'anonymat.

Photo de couverture : Une cliente sur le point d'acheter du matériel domestique dans un supermarché Leclerc, le 12 mars 2020. Crédit : Jean Claude MOSCHETTI/REA

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