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Extension du domaine de la mousse

En quinze ans, les microbrasseries ont revitalisé le secteur, plus inventif que jamais. Les breuvages houblonnés sont passés du zinc aux nappes blanches, où ils se prêtent à toutes les audaces.

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Publié le 15 juin 2018 à 13h23, modifié le 15 juin 2018 à 21h14

Temps de Lecture 7 min.

En ces temps de Coupe du monde de foot, certains clichés risquent de se renforcer. Dans les bistrots, demis et pintes coulent à flots les soirs de match. C’est ainsi. La bière, le plus souvent, ne se déguste pas en levant le petit doigt. Et pourtant… Ces dernières années, encore à bas bruit, c’est une petite révolution qui agite le monde du houblon. Quelque chose comme une extension du domaine de la mousse. Une grande évasion du demi, qui s’émancipe du zinc pour se faire une place sur les nappes blanches les plus chics, afin d’accompagner les plats. Un tiers état pétillant rêve désormais de jouer des coudes avec la vieille noblesse du vin.

« Il est plus facile de dénicher la bonne bière que le bon vin, car les possibilités de saveurs sont plus vastes. » Jaclyn Gidel, Biérocratie

Au départ de cette évolution des mœurs, il y a bien sûr l’offre renouvelée du marché de la bière. Quinze ans après les Etats-Unis, la France s’est mise avec frénésie à produire des bières artisanales dans une multitude de microbrasseries inventives. Après des décennies de concentration et de standardisation (il ne restait, en 1985, qu’une trentaine de sites de production, sur les 3 500 brasseries que comptait la France au début du XXe siècle), plus une région n’échappe à cette effervescence. Près de 1 300 brasseries artisanales maillent à nouveau le territoire. Une explosion de propositions qui, si elle n’empêche pas les fautes de goût, ouvre le champ des possibles. « Il y a encore deux ans, l’immense majorité de nos clients achetaient des bières pour les consommer en apéro ou après les repas. Mais, aujourd’hui, on nous demande de plus en plus souvent des conseils pour accompagner entrée, plat et dessert », constate l’Américaine Jaclyn Gidel, qui a ouvert en 2013 Biérocratie avec son mari, le Français Pierre Gidel. Cette cave à bière, établie dans le 13e arrondissement, est l’une des meilleures de Paris.

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Si certains de ses clients demandent toujours une blonde pour leur choucroute, beaucoup n’hésitent pas à profiter de l’infinie variété des bières artisanales (craft beers) pour tenter des accords avec tous les types de plats. « Il est plus facile de dénicher la bonne bière que le bon vin, car les possibilités de saveurs sont plus vastes », assure Jaclyn Gidel, qui organise tous les mois des ateliers de dégustation pour apparier bières et fromages. Parmi ses trouvailles, une brune puissante, l’imperial stout Boris Goudenov, de la Brasserie corrézienne, à déguster avec de l’époisses ; le bouquet frais et fruité de la White Rabbit, blanche de la Brasserie Sainte-Cru (Alsace), pour jouer avec les arômes floraux du pouligny-saint-pierre, un chèvre berrichon…

« Après avoir mis en avant les vins nature et bio, les sommeliers de la bistronomie se tournent vers la bière artisanale. » Laurent Cicurel, La Fine Mousse

« Amer, acide, sucré, torréfié, caramélisé, fumé, végétal, fruité, liquoreux, épicé… L’amplitude gustative des bières est tellement plus large que celle du vin ! », n’hésite pas à renchérir Laurent Cicurel, cofondateur en 2012 de La Fine Mousse (Paris 11e), bar pionnier de la bière artisanale. Prenant le contre-pied de l’esthétique « pub irlandais » ou « café belge bardé d’écussons », cet établissement affiche un style épuré très tendance. Une vingtaine de pressions et plusieurs centaines de bouteilles d’artisans brasseurs sont proposées — dans des verres à pied — par une équipe capable d’expliquer chaque produit. Egalement à la tête d’une maison de distribution, La Compagnie des boissons vivantes, l’équipe de La Fine Mousse constate la demande accrue des restaurants pour ses produits. « Après avoir mis en avant les vins nature et bio, les sommeliers de la bistronomie se tournent logiquement vers la bière artisanale », se félicite Laurent Cicurel.

Les frontières bougent, et même les restaurants étoilés défrichent ce terrain. Le George-V, ainsi, propose les précieux flacons de lambic des Bruxellois de Cantillon. Cheffe trois-étoiles à Valence (Drôme), Anne-Sophie Pic n’hésite pas à glisser une bière ambrée dans son menu accord mets et vins. Stéphanie Le Quellec, une-étoile avec La Scène, le restaurant de l’Hôtel prince de Galles (Paris 8e), a décliné récemment un menu au rythme des bières de la brasserie écossaise Innis & Gunn.

Les accords mets et bières

Rares, pourtant, sont encore les lieux consacrés exclusivement à ces accords mets et bières. Poussant jusqu’au bout leurs obsessions de zythologues (experts dans la fabrication et la dégustation de bière), les propriétaires de La Fine Mousse ont ouvert, en 2014, à côté de leur bar, un restaurant du même nom, avec cette ambition. Un livre, Le Meilleur de la bière artisanale (Tana Editions), complète cette démarche. Dans ce restaurant, sous la conduite de Bianca Dizon, une sommelière texane de 28 ans, on déguste la cuisine bistronomique du chef Victor Leclercq, en y associant une des dix bières pression du jour ou des bouteilles de la riche cave de la maison (les zythophobes peuvent se rabattre sur une courte carte des vins).

Ouvert également en 2014, Le Triangle (Paris 10e) est l’autre référence parisienne en la matière. A un choix international de pressions et bouteilles proposées selon les envies et approvisionnements s’ajoutent des bières conçues sur place, car cet établissement est aussi une microbrasserie. Formé dans la florissante scène craft beer de Montréal, le Québécois Jocelyn Bérubé y brasse 150 litres par jour dans les trois cuves en inox posées derrière le comptoir du restaurant. Quatre à cinq semaines plus tard, il peut ainsi servir sa grisette, une bière de soif, entre blonde et blanche, qui accompagne parfaitement le carpaccio de thon, crème de sésame et pavot du chef, Laurent Malfreyt. Comme beaucoup de brasseurs de sa génération, l’imagination de Jocelyn Bérubé peut aussi s’aventurer vers des compositions plus intrigantes, telle son imperial stout (parfaite avec un gâteau au chocolat), vieillie dans des barriques constituées de douelles ayant contenu un xérès oloroso. « J’aime aussi m’inspirer de ce que je mange, explique-t-il. J’avais ainsi brassé une Weizenbock (bière de blé brune de style munichois), affinée en fût de rhum, en essayant de retrouver le goût d’une banane flambée ; et d’une saison (un type de bière “fermière” à la fois forte et désaltérante), avec sel, poivre et citron vert, en m’inspirant d’une sauce vietnamienne. »

« L’objectif n’est pas de piquer le boulot des brasseurs, mais de créer des bières éphémères, au rythme des saisons, pour être en accord avec notre cuisine. » Florent Ladeyn, chef cuisinier

Dans le Nord, le chef Florent Ladeyn, ancien finaliste de « Top Chef » (2013), cultive de son côté le filon régional. Originaire de Boeschepe, il a imposé une cuisine aussi créative que locavore quand il a repris, dans son village natal, l’hôtel-restaurant familial, l’Auberge du Vert Mont (une étoile au Michelin). Il poursuit dans cette voie au Bloempot, la cantine flamande qu’il a aussi ouverte dans le vieux Lille. Dans ces maisons — qui servent également du vin —, une soixantaine de références de bière permettent des associations idéales avec une cuisine jouant souvent des fermentations, de la fumaison, de l’acidité et de l’amertume, des textures crues et cuites, en écho à la subtile rudesse des Flandres. « En cuisine comme avec les bières, on aime jouer avec les extrêmes », confie Florent Ladeyn. Au Bloempot, sur les conseils du directeur du lieu, Kevin Rolland, nous avons ainsi pu déguster une Gose’Illa de la Brasserie de Sulauze (reprenant une tradition est-allemande de bière brassée avec sel et coriandre) avec un carpaccio de bar, asperges crues et cuites au petit-lait et huile de verveine. Ou encore une bière d’abbaye, la St. Bernardus Pater 6, embouteillée au début des années 2000 et voluptueusement madérisée, avec un chevreau à l’émulsion de moules marinières.

A la rentrée, la bande à Ladeyn poussera plus loin encore sa passion en ouvrant un nouveau lieu lillois, le Bierbuik (« ventre à bière », en flamand), où le chef produira ses breuvages, en association avec un artisan local, la Brasserie du Pays flamand. « L’objectif n’est pas de piquer le boulot des brasseurs, mais de créer des bières éphémères, au rythme des saisons, pour être en accord avec notre cuisine », explique Florent Ladeyn. Quelques mois avant l’ouverture, des expériences aux promesses détonantes sont à l’œuvre. Lors de notre passage, l’équipe du Bloempot a transmis aux brasseurs 200 kg de purée de concombre infusée à la verveine. En cuisine, des décoctions de coquilles d’huître mijotaient, dans le but de transmettre leur iode à un futur brassin. Florent Ladeyn se montre audacieux. « Comme dans nos plats, la seule limite est que ce soit bon. »

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