« Le futur de la musique, c’est la fin du Far West sur Internet »

André Manoukian et Philippe Guillaud viennent de lancer Muzeek, un logiciel doté d’intelligence artificielle qui propose de générer des musiques adaptées aux vidéos qu’on lui soumet. Une initiative pour lutter contre le « Far West » sur Internet et promouvoir le savoir-faire des musiciens.

« Nous, on travaille à la fin du Far West sur Internet ; les musiciens doivent récupérer leurs droits ». Derrière ce « nous », on trouve André Manoukian et Philippe Guillaud, un binôme assez atypique, aujourd’hui à la tête de Muzeek, une start-up qui a développé un logiciel d’intelligence artificielle appliquée à la musique. Le premier est un auteur-compositeur, grand passeur de musique sur les ondes radio et TV ; le second a longtemps gravité dans les sphères fintech. On lui doit notamment le fameux CVV (cryptogramme visuel) qu’on peut voir au verso des cartes de paiement.

« Je me bats depuis une dizaine d’années pour défendre le droit d’auteur (…) On ne demande jamais à un boulanger de faire du pain gratuitement. Alors pourquoi un musicien devrait bosser gratuitement ? », s’indigne le – désormais entrepreneur – André Manoukian. « Demain, les majors, ce seront les GAFA. Je dis souvent à ces derniers : vous êtes en train de casser une voiture, ne cassez pas le moteur  ».

Imogen Heap a aussi travaillé avec des développeurs sur des gants Mi.Mu  qui permettent de jouer de la musique avec ses mains et ses avant-bras (Crédits : Miu-Miu)

L’artiste n’est pas le seul à réfléchir à la question du droit d’auteur dans le secteur musical. Aux États-Unis, la chanteuse Imogen Heap (la voix du groupe Frou Frou) travaille avec sa start-up Mycelia à mettre la blockchain au service de la musique. Sa technologie permettrait d’automatiser des contrats — et leurs rémunérations — sans la nécessité d’un quelconque intermédiaire.

Et pour permettre aux musiciens de reprendre la main sur leurs droits, André Manoukian et Philippe Guillaud ont songé à une association plus inattendue, celle entre musiciens et développeurs. Une association « pas si étonnante », balaie André Manoukia : « À l’origine, la musique, ce sont des mathématiques et de la mystique. C’est Pythagore qui invente la gamme. La musique porte en elle cette idée d’informatique, de 0 et de 1  ». 

« On a actuellement 80 arrangements différents, ce qui nous permet de générer 20 000 musiques différentes »
 

Dans leurs locaux parisiens près de République, musiciens et développeurs ont donc travaillé main dans la main pour concevoir une intelligence artificielle capable de générer des musiques originales à partir d’arrangements enregistrés au préalable par de vrais musiciens. André Manoukian explique ainsi avoir conçu Muzeek comme « un assistant personnel pour le musicien ». Le fonctionnement est assez simple : de nombreux compositeurs travaillent avec ce logiciel « en fournissant des arrangements » qui serviront de base aux musiques générées par l’IA, précise Philippe Guillaud. « Pour vous donner un ordre d’idée, on a actuellement 80 arrangements différents, ce qui nous permet de générer 20 000 musiques différentes. »

André Manoukian et Philippe Guillaud dans leurs locaux, à Paris

Pour chaque musique générée, les compositeurs qui y ont pris part sont rémunérés. « Au lieu de toucher les droits d’auteur sur une musique, les compositeurs vont pouvoir toucher des droits d’auteur sur une centaine de musiques », explique Philippe Guillaud.  « On permet donc à chaque compositeur de voir ses oeuvres multipliées », rajoute André Manoukian. Aujourd’hui, grâce à ce logiciel, ce dernier espère proposer une solution respectueuse du travail des artistes : « On est là pour faire fructifier les oeuvres de nos compositeurs, et en aucun cas les léser de leurs droits. On respecte les droits d’auteur. Car le futur, c’est la fin du Far West sur Internet : il faut respecter les droits de ces artistes. »

Le logiciel Muzeek permet notamment d’adapter la musique à une vidéo. Il suffit de glisser sa vidéo, de préciser « les climax » (les moments forts de la vidéo), et l’IA génère une mélodie pour mettre en valeur l’image. La musique commence doucement, respecte la durée de la vidéo, monte en puissance sur les moments les plus importants de la vidéo et se coupe lors des passages où l’on entend des interlocuteurs parler. « Notre enjeu, c’est de s’assurer que les musiques se synchronisent correctement avec les images. Les temps forts de la musique doivent correspondre aux temps forts de la vidéo. Aujourd’hui, on est capable de le faire car on génère intégralement la musique et qu’on utilise des outils d’analyse vidéo performants », résume Philippe Guillaud.

Le logiciel Muzeek

L’interface du logiciel Muzeek, avec les propositions de mélodies en haut à gauche, la timeline en bas, et le rendu sur la vidéo en haut à droite. 

Muzeek se veut être une passerelle entre les créateurs de vidéos virales sur Internet (blogueurs, journalistes, etc.), le monde du cinéma et les compositeurs. « On met en avant des compositeurs de musiques de film, à qui on donne accès à un portail qui va leur permettre d’exposer leurs oeuvres à tous les créateurs d’images  », explique André Manoukian.

Muzeek propose aussi d’autres outils, dont un permettant de remplacer une musique existante (sur une vidéo) par une autre, de générer les sous-titres et les intégrer sur la vidéo dans toutes les langues. Sur ce dernier point, la retranscription demande encore du travail de perfectionnement, la reconnaissance vocale étant l’un des outils les plus complexes à élaborer. 

 « Le jour où l’on apprendra à une IA à souffrir d’un chagrin d’amour au point de composer une oeuvre, là on pourra dire que les robots sont des compositeurs »

Quand on demande à André Manoukian si l’IA ne risque pas, à ce rythme, de remplacer l’humain dans le domaine de la création, sa réponse est catégorique. Car avec Muzeek, l’IA ne produit rien de « nouveau » : « Bach est un génie car il invente quelque chose de nouveau. Ce n’est pas juste du machine learning. Alors le jour où l’on apprendra à une IA à tomber raide amoureuse, et à souffrir d’un chagrin d’amour au point de composer une oeuvre, là on pourra dire que les robots sont des compositeurs. En attendant, non. » 

Les locaux de Muzeek

Dans les locaux de Muzeek, musiciens et développeurs ont travaillé ensemble sur le logiciel. 

En tout cas, André Manoukian et Philippe Guillaud sont tous les deux bien conscients que la musique doit s’adapter à Internet et évoluer avec les nouveaux outils technologiques mis à la disposition des musiciens. Comme le précise avec humour André Manoukian, « aujourd’hui, Mozart, il bosserait sur ProTools ». 

  

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Reportage vidéo et photographies de l’articles réalisés par Romane Mugnier pour Usbek & Rica.

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