Le cas du mimosa

Dans le laboratoire aseptisé de Monica Gagliano, le mimosa pudique apporte une touche de vie grâce à son feuillage vert unique au monde. Lorsqu’on la touche, qu’elle reçoit quelques gouttes de pluie, ou qu’un insecte s’approche un peu trop près, la plante tropicale referme ses feuilles le long de sa tige, pour ne les redéployer que quelques heures plus tard. Un système de défense ancestrale, dont la chercheuse en écologie évolutive se sert pour mener à bien son étude sur la mémoire des plantes.

Au sein de son cabinet aux airs de jungle, Monica Gagliano s’amuse à bouger de haut en bas la plateforme sur laquelle sont posés les mimosas. Sans surprise, ils se protègent de ce stimulus extérieur en repliant leurs feuilles en l’espace de quelques secondes. Mais au bout de quelques tests, la chercheuse constate que la sensitivité ne réagit plus. Le mimosa a compris son stratagème, et sait désormais que cette chute de quelques centimètres ne représente aucun danger pour lui.

Mimosa pudica
Crédits : Monica Gagliano

« C’est grâce à sa propre expérience que le mimosa a appris à ajuster ses actions de manière adaptative. La plante s’est ainsi évitée des dépenses énergétiques superflues, face à un stimulus inoffensif appris, préservant ses réserves d’énergie pour répondre aux stimuli qui pourraient véritablement constituer une menace », explique Monica Gagliano dans son étude publiée en novembre 2017, intitulée « Les plantes apprennent et se souviennent : habituons-nous y ».

« Apprendre, c’est la capacité à modifier son comportement suite à l’accumulation d’expériences passées, qu’elles soient négatives ou positives. Les plantes excellent dans ce type de réponses intelligentes », renchérit Michael Marder, professeur en philosophie de la vie végétale. Il souligne d’ailleurs que les végétaux « ont survécu beaucoup plus longtemps que les êtres humains à l’échelle de l’évolution, ce qui n’aurait pas été possible sans leurs capacités d’apprentissage face à des environnements changeants ».

Le fait qu’ils appréhendent aussi bien leur environnement et qu’ils sachent s’y adapter suffit-il pour attribuer aux arbres et aux plantes une forme de conscience ? « Le principal problème avec cette question est la définition de ce que nous appelons “la conscience” », souligne François Bouteau, biologiste et maître de conférences à l’université Paris Diderot. « Les médecins qui travaillent sur des patients dans le coma savent qu’il existe un large éventail d’états conscients chez les humains, de la perte totale à l’éveil. Si nous considérons une définition minimale de la conscience comme la capacité de percevoir le monde qui nous entoure et d’interagir avec lui en adoptant des comportements complexes, la réponse peut être oui, les plantes sont conscientes », affirme-t-il.

Une conclusion à laquelle arrive également Michael Marder, si l’on considère « les capacités de prise de décision, les stratégies de communication, les réponses défensives anticipées et de nombreuses autres formes de comportement délibéré » des végétaux.

Crédits : Cem Sagisman

« Outre la conscience du temps et leur sensibilité, la conscience végétale s’exprime dans la capacité des plantes à atteindre leurs objectifs. En maximisant leur exposition à la lumière du soleil et en obtenant de l’eau et des nutriments minéraux par le biais de leurs racines, elles présentent une version de la conscience non représentative et non-objectivante », explique le chercheur. Mais certains chercheurs n’hésitent pas à affirmer que la conscience des plantes n’est sûrement pas aussi différente de la nôtre qu’on l’imagine.

Un arbre est une communauté

La question de la conscience des plantes a été largement démocratisée par l’ingénieur forestier allemand Peter Wohlleben, pour qui il ne fait aucun doute que les végétaux sont des êtres intelligents. Depuis la parution de son livre La Vie secrète des arbres, en 2015, la question de la conscience des arbres et des plantes passionne biologistes et philosophes. En plus de développer un apprentissage associatif, les végétaux montrent d’autres caractéristiques similaires à la conscience humaine ou animale.

Et le fait que les végétaux n’aient ni système nerveux, ni cerveau, n’empêche pas une certaine forme de conscience, bien au contraire. « Si l’on considère la définition de la conscience dans un sens psychologique, c’est-à-dire faite pour décrire différents aspects de la vie humaine liés aux notions de connaissance, d’émotion, d’existence, d’intuition, de pensée, ou encore de subjectivité, nous y associons rapidement le cerveau. Mais s’il s’agit d’une définition plus simple, il n’est certainement pas nécessaire d’y intégrer un cerveau », estime ainsi François Bouteau.

Quant au système nerveux, il serait chez les plantes et les arbres remplacé par « des structures pouvant jouer des rôles analogues de transmission d’information via des signaux électriques chez les plantes », assure-t-il. Là encore, Michael Marder abonde en ce sens, assurant qu’un « système nerveux n’est pas nécessaire pour qu’un organisme soit conscient ».

Crédits : Lukasz Szmigiel

« Un système nerveux est un moyen rapide de transmettre des signaux au sein d’un être vivant et entre lui et le monde. Mais la transmission du signal peut se produire de nombreuses autres manières, notamment via les réseaux hormonaux, les voies hydrauliques, biochimiques et électriques », détaille le philosophe. « C’est parce que nous, les humains, comptons beaucoup sur un tel système, que nous présumons à tort que ceux qui ne le possèdent pas n’ont pas de conscience. Au contraire, les plantes doivent être extrêmement sensibles aux événements qui se produisent là où elles poussent, car elles ne peuvent pas les fuir en cas de danger. Nous pouvons donc en déduire que la combinaison de systèmes de transmission de signaux auxquels elles ont recours est plus efficace et adaptée au monde que notre propre système nerveux central », conclut fermement Michael Marder.

Des signaux électriques, mais aussi « une multitude de composés organo-volatiles », qui permettent une communication inter ou infraspécifique, souligne François Bouteau. Le biologiste soutient ainsi la thèse de Peter Wohlleben, qui veut que les arbres et les plantes communiquent de manière intelligente entre eux. « Les plantes échangent des informations précises et se comportent donc comme des être sociaux, puisqu’elles émettent et reçoivent des informations qui leur permettent de modifier leur comportement », détaille-t-il.

Une forme de communication bien plus complexe, complète et sophistiquée que celle des humains si l’on en croit Michael Marder, qui considère un seul et unique arbre comme une communauté en soi. « Ses pousses et ses branches peuvent, si elles sont coupées et placées dans des conditions propices, donner naissance à de nouveaux arbres », explique-t-il, rappelant que « la communauté de plantes n’est pas que végétale ». Pour communiquer entre eux, les arbres et plantes ont ainsi besoin d’un système racinaire complexe, auquel les scientifiques ont donné le nom de Wood Wide Web.

« Dans les zones dites de transition, autour des extrémités des racines, il existe des assemblages symbiotiques très complexes de champignons, de bactéries et d’autres formes de vie qui collaborent avec les plantes pour communiquer entre elles et chercher des ressources », explique ainsi Michael Marder.

Crédits : Vincent Maret

En Afrique subsaharienne, les acacias ont ainsi développé un système de communication leur permettant de se prévenir en cas d’attaque de girafes dévoreuses de feuilles. Lorsqu’elles commencent à mâcher les branches de ces arbres alléchants, les acacias détectent dans un premier temps leur blessure, avant d’émettre un signal qui prend la forme de gaz éthylène. Les acacias alentours savent alors qu’un prédateur rôde et commencent à sécréter du tanin, un poison capable de tuer des herbivores, même adultes.

« Peut-être ferions-nous bien de nous souvenir de cela, nous les humains : nous avons tendance à penser que l’individu est une entité distincte, à part entière, alors que sa vie est impossible sans une multitude d’autres êtres, qu’ils soient humains ou non ! » souligne le philosophe de la vie végétale.

Végétaliser les humains

S’inspirer des plantes et non tenter à tout prix de les humaniser : voilà la clé pour de nombreux chercheurs en biologie. « Je suggère, plutôt que de s’adonner à l’anthropomorphisme des végétaux, de végétaliser les gens. Il existe un profond patrimoine végétal physique et psychique en nous, que nous avons réprimé. De nombreux problèmes contemporains, de la crise environnementale mondiale aux inégalités sociales, sont le résultat de cette répression », analyse Michael Marder.

Une vision qui mène les spécialistes du sujet à envisager la création d’un nouveau lexique, mais aussi peut-être de nouvelles réglementations. « La plupart des termes utilisés [en biologie végétale] ont été conçus pour décrire des activités humaines et ne sont donc pas parfaitement appropriés aux activités des plantes. Créer de nouveaux mots et concepts permettrait d’être plus précis », selon François Bouteau.

Crédits : Robert V. Ruggiero

La priorité est pour lui une réflexion « sur les modes de gestion des cultures et des forêts ». Celui qui compare la monoculture à « l’élevage de poulets en batterie » imagine ainsi une rédaction juridique sur les droits des animaux, à la manière des lois mises en place pour la protection des animaux en 2015. « Des comités d’éthique ont commencé à travailler sur la question, notamment en Suisse. Peut-être faudra-t-il en passer par des droits des plantes si nous n’arrivons pas à faire évoluer la gestion actuelle d’un certain nombre de modes de culture », songe-t-il.

Le biologiste place ses espoirs dans l’agro-écologie et la permaculture, « des disciplines en plein essor qui ont beaucoup de solutions à proposer ». Mais il déplore que les sociétés s’appuient encore trop souvent sur « un modèle de monocultures intensives, imposé depuis longtemps, et qui a considérablement modifié le paysage et les pratiques agricoles ».

Le chercheur attend « des décisions politiques », mais reste conscient qu’un « tel chamboulement pour arriver à une consommation durable nécessitera beaucoup de temps, de moyens et d’explications ». D’autant que la réflexion doit aussi prendre en compte la question énergétique. Donner plus de droits aux forêts, mieux les gérer et végétaliser les villes pourrait d’après lui « participer à réduire la dépendance énergétique de l’agriculture ». Une avancée majeure qui passera par une prise de conscience collective sur le pouvoir des plantes et leur nature d’êtres conscients.


Couverture : veeterzy.