Gerda Taro: la compagne de Capa sort de l’ombre

par Madeleine Launay
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Elle est morte le 26 juillet 1937, à 26 ans. Célèbre pour avoir été la compagne de Capa, dont elle fit la légende, Gerda Taro est enfin reconnue comme une grande photographe de guerre. Récit de sa courte carrière à l’occasion du 80e anniversaire de sa mort.

Gerda Taro et Robert Capa, à Paris, en 1936. Les deux amoureux n’ont pas longtemps vécu ensemble. Ils se sont rencontrés dans la capitale française en septembre 1934, elle est morte le 26 juillet 1937.
© Estate of Fred Stein.

Les soldats républicains, qui avaient pris l’habitude d’apercevoir sa tête casquée de courts cheveux dorés à l’abord des lignes de front espagnoles, l’avaient baptisée la “pequeña rubia”, la “petite blonde”. Un visage mutin éclairé d’un éternel sourire, une frêle silhouette toujours élégamment apprêtée et de tout petits pieds (elle chaussait du 35) qui jamais ne l’empêchèrent d’enjamber les périls pour courir au-devant de l’Histoire.

Telle était Gerda Taro, flamboyante figure des premières heures du photojournalisme moderne, disparue au cours de cette guerre d’Espagne qu’elle couvrait depuis une année. “Si tes photos ne sont pas bonnes, c’est que tu n’es pas assez près”, avait dû lui glisser Robert Capa en l’initiant à la technique photographique. Elle avait trop bien retenu la leçon: près, assurément, elle l’était ce 25 juillet 1937 à Brunete où, armée de son Leica, elle mitraillait la résistance farouche des républicains quand un char la faucha mortellement. Une foule éplorée l’enterra au Père-Lachaise le jour de ses 27 ans.

De l’intrépide photographe allemande, l’histoire a davantage retenu la disparition tragique et le parcours amoureux que la carrière fulgurante.

“Ombre parmi les ombres, Gerda Taro a subi le plus cruel destin que puissent connaître les ombres: celui de ne même pas être sa propre ombre, mais celle d’un autre.

Pendant plus de soixante ans, quand on cherchait son nom, on le trouvait certes cité des centaines de fois.

Mais toujours associé, en quelques lignes, en quelques pages, à l’homme dont elle a un temps partagé la vie”, résumait François Maspero dans l’essai biographique qu’il lui a consacré.

Cet homme, c’est bien sûr Robert Capa, dont elle a – littéralement – inventé la légende.

Le quotidien “Ce soir” daté du 10 août 1937, deux semaines après le décès de Gerda Taro. Le journal a publié ses dernières images de la guerre civile espagnole.
© Gerda Taro © International Center of Photography / Magnum Photos.

Quand les deux jeunes immigrés juifs d’Europe de l’Est se rencontrent à la terrasse du Dôme en septembre 1934, c’est sous les noms d’André Friedmann et de Gerta Pohorylle qu’ils se présentent l’un à l’autre.

Voilà une année que la native de Stuttgart s’est installée à Paris pour fuir le péril nazi – à Leipzig, où sa famille a déménagé, elle a déjà fait l’amère expérience de la prison. Son emploi de dactylo à mi-temps lui permet de survivre. Pour André, tout juste arrivé de Berlin, le quotidien est plus difficile. Le Hongrois parle mal français et n’a pas de travail.

En avril 1935, elle contribue financièrement à son départ pour l’Espagne puis, à son retour, l’aide à développer ses négatifs dans la chambre noire de Fred Stein, l’ami photographe avec lequel elle partage un appartement.

Des soldats de la marine espagnole à bord du navire de guerre “Jaime I”, à Almeria, Espagne, en février 1937.
© Gerda Taro © International Center of Photography / Magnum Photos.

Leur relation prend un tour romantique, et Gerta devient l’indispensable partenaire de travail de son amant. Trilingue, dotée d’une solide formation commerciale, elle se charge de légender les clichés d’André et d’en assurer la vente. Au sein de l’agence Alliance-Photo, qui l’emploie un temps à partir d’octobre 1935, elle étoffe sa clientèle, affûte son regard et attise son propre désir de passer derrière l’objectif…

En février 1936, elle obtient sa carte de presse, sésame pour suivre Capa en reportage. Mais l’équilibre financier du couple reste précaire. Est-ce alors par facétie ou par stratégie qu’elle conçoit l’idée d’attribuer les clichés du modeste photoreporter hongrois à un mystérieux Américain pour en faire grimper les prix? On l’ignore.

Toujours est-il que le stratagème fonctionne à merveille. Désormais, André Friedmann sera Robert Capa. Gerta Pohorylle en profite pour se muer en Gerda Taro.

Deux enfants sur une barricade à Barcelone en août 1936.
© Gerda Taro © International Center of Photography / Magnum Photos.

Nouveaux noms pour une nouvelle vie, qui les mène rapidement de l’autre côté des Pyrénées, où la guerre civile éclate à l’été 1936. Fraternisant avec les volontaires venus du monde entier soutenir la cause républicaine, les deux antifascistes sillonnent le pays déchiré en compagnie de leur ami David Seymour, dit Chim, documentant les combats comme la vie du peuple.

Dans les premiers mois, il semble qu’elle utilise un Rolleiflex quand lui préfère un Leica – les formats des clichés produits diffèrent, il est alors assez aisé de distinguer le travail de l’un et de l’autre.

Pourtant, leurs reportages publiés dans les magazines “Vu” et “Regards”, auxquels s’ajoute en mars 1937 le nouveau quotidien “Ce soir”, dont Capa devient le photographe officiel, sont au mieux signés Capa & Taro, quand ils ne sont pas tout simplement estampillés “photo Capa”.

Gerda Taro à Guadalajara, Espagne, en 1937.
© Gerda Taro © International Center of Photography / Magnum Photos.

Le flou s’épaissit un peu plus quand les deux reporters se mettent à utiliser des pellicules de même dimension… Il se passera de longs mois avant que le talent de Gerda, éclipsé par celui de Capa auquel il est si étroitement associé, éclate au grand jour.

Et c’est seulement au printemps 1937 que la “pequeña rubia”, gagnée par une envie d’indépendance, commence à signer ses productions de son seul nom.

Cette confusion des identités et la disparition prématurée de la photoreporter expliquent, sans doute, l’audience limitée et tardive rencontrée par son travail. Dans sa biographie très documentée – parue pour la première fois en Allemagne en 1994 –, la chercheuse Irme Schaber apporte un autre élément.

A la différence de Robert Capa, dont les archives ont été gérées, après sa mort en 1954, par son frère Cornell, il n’y eut personne pour veiller à la mémoire de Gerda Taro, aucun héritier pour faire valoir ses droits sur son œuvre; les Pohorylle ont péri lors de la Shoah.

Mais, juste retour de l’Histoire, c’est l’International Center of Photography (ICP), organisme new-yorkais fondé en 1974 par Cornell Capa, qui proposa, en 2007, la première grande exposition consacrée à Gerda Taro.

Et l’ICP, encore, qui annonça l’année suivante la découverte de la fameuse “valise mexicaine” portée disparue depuis 1939. A l’intérieur, parmi les centaines de négatifs de Capa et de Chim, 800 étaient signés Gerda Taro.

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