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Pendant un concert des iNOUïs l'année dernière. Crédit : Christophe Crenel
1 mars 2018

De 3000 groupes à 30 lauréats : la grosse machine des iNOUïS du Printemps de Bourges

par Clémence Meunier

Fishbach, Christine & The Queens, Eddy de Pretto, Last Train, Fauve… Ces cinq groupes ou artistes n’ont pas grand-chose en commun à première vue. Si ce n’est une certaine baraka : Fishbach vient de terminer une superbe tournée-marathon, Christine & The Queens a fait la Une du Time et a concouru aux Brit Awards, Eddy de Pretto est en train de remplir trois Cigale et deux Olympias avant même d’avoir sorti son premier album, Last Train a fait la première partie de Johnny Hallyday, Placebo ou Muse… Sans compter le collectif Fauve qui n’existe plus aujourd’hui mais a attiré bien des fans (et leur pendant de haters) pendant quelques années. Mais avant tout cela, tous sont passés par un tremplin un peu particulier : les iNOUïS du Printemps de Bourges. Chaque année, quelques 3000 candidats s’inscrivent à ce dispositif. Une trentaine seulement sera sélectionnée comme « iNOUïS « , avant que deux lauréats soient récompensés par un Prix du Jury et un Prix du Printemps de Bourges qui leur vaudront des bookings dans tout un tas de festivals – et surtout pas mal de visibilité.

Aujourd’hui, le Printemps de Bourges vient d’annoncer sa sélection 2018 des iNOUïS (à consulter ici ou en bas de l’article). Mais alors, comment ce duo improbable Angle Mort & Clignotant ou l’électro d’Apollo Noir, flirtant parfois avec l’ambient ou l’expérimental, se sont retrouvés là ? Une bonne partie de la réponse se trouvait il y a quelques jours dans une salle toute ronde de l’Espace Jemmapes, un centre d’animation du 19ème arrondissement de Paris. Là, pendant une semaine, c’est toute une petite fourmilière qui se met en place pour que cette trentaine de groupes puissent sortir du lot de manière juste, équitable et débattue… Mais à huit clos, toujours. Ce qui peut laisser un goût amer aux groupes perdants, voire éveiller la suspicion : « les gens s’imaginent que la sélection des iNOUïS , c’est quatre personnes autour d’une table qui choisissent en fonction des copinages, mais pas du tout ! », précise Rita Sa Rego. Elle est la directrice du Réseau Printemps, un maillage de professionnels créé pour une raison simple : dès les premières éditions des « Découvertes du Printemps de Bourges », les ancêtres des iNOUïS , dans les années 80, des milliers de démos étaient envoyés par les candidats (sur cassette !)… Si bien qu’il a fallu déléguer. Des antennes territoriales sont nées dès 85 pour accompagner les groupes souhaitant se présenter – une « antenne » étant tout simplement un professionnel de la région, souvent directeur ou programmateur d’une salle de concerts. Ces antennes, qui depuis 1989 couvrent tout le territoire, la Suisse, le Québec et la Belgique, opèrent une pré-sélection et font jouer en live les groupes qu’ils ont choisis. Un jury de professionnels locaux désignera des gagnants à l’issu de ces auditions régionales. Ceux-là seront ensuite présentés, à Paris, dans cette fameuse petite salle ronde du 19ème arrondissement.

Ce matin, ce sont les antennes Limousin (Fred Lomey), Poitou-Charentes (Gaetan Brochard), Aquitaine (Eric Roux) et Centre (Bruno Creugny) qui viennent présenter leurs poulains – et ça s’entend dans les accents ! Ajoutez à ça cinq conseiller.e.s artistiques, qui ont assisté aux auditions régionales et sont en contact avec les antennes, Emmanuel Poënat, le programmateur du Printemps de Bourges, Rita Sa Rego, et ses assistantes : oui, ça fait du monde autour de la table et des trafics de clémentines se mettent en place sous le manteau. Mais si l’ambiance est plutôt bon enfant, l’enjeu reste de taille. Et chaque groupe, même ceux qui ne semblent au bout du compte n’avoir convaincus personne, sera envisagé et entendu comme les autres. Des extraits de trois morceaux sont écoutés, pendant que photos et courtes biographies sont projetées au mur, pour regarder enfin la vidéo du concerts en public aux auditions régionales. L’antenne évoque ensuite le groupe, racontant brièvement son histoire, son entourage professionnel et la façon dont se sont déroulées les auditions. Parfois, pas très bien : pour certains groupes, ces auditions représentaient leur premier concert ! D’années en années, les iNOUïS du Printemps de Bourges mettent en effet l’accent sur des projets très jeunes, émergents, souvent sans label ni réelle expérience, « pour remplir un rôle d’accompagnement et se démarquer des autres dispositifs » comme le Chantiers des Francos, par exemple. Il y a toujours quelques coups de coeur exception (comme Malik Djoudi ou Aloïse Sauvage, qui jouissent déjà de pas mal de visibilité), mais dans ces conditions, le live n’est pas toujours prêt. Pour nos fameux Angle Mort & Clignotant, présentés par la région Centre, peu importe : ils ont mis le feu à leur audition régionale, installant même un trampoline sur scène et faisant beaucoup rire dans l’assistance. C’est le premier groupe écouté ce jour, et déjà ces néo-Svinkels sur fond de paroles débiles et productions eurodance suscitent le débat. Peu importe, a voté (anonymement, avec dépouillement et tout le tintouin), et Angle Mort & Clignotant passeront à l’étape suivante. Joie dans le Centre. Et ainsi de suite avec une vingtaine de groupes par jour, puis une grande sélection finale se tenant les deux derniers jours de la semaine, faisant revenir une partie des directeurs d’antennes pour décider qui seront les trente à se produire au Printemps de Bourges devant un juré présidé par Dan Levy de The Do. De quoi finir sur les rotules. « On a le droit à une pause clope à la fin de cette liste-là ? », tentera un matin un des votants, en vain.

Assister à ces écoutes, au-delà de lever le voile sur un dispositif un brin complexe, lourd, mais réfléchi pour être au plus juste, c’est aussi un bon moyen de prendre le pouls de la scène actuelle française, de Lille à Ajaccio, de Strasbourg à Bordeaux. Et, alors que les iNOUïS sont traditionnellement répartis en quatre catégorie (rock, hip-hop, chanson et électro), de se rendre compte d’un phénomène de plus en plus marqué : le dynamitage des petites cases stylistiques. Eddy de Pretto, lauréat 2017, vogue par exemple entre chanson et hip-hop – comme Aloïse Sauvage, sélectionnée cette année. Angle Mort & Clignotant s’était d’abord inscrit dans la catégorie électro avant d’être replacé en hip-hop. Le décloisonnement est si courant qu’une cinquième classe a été créée cette année, une section « hybride » entre hip-hop, pop et musiques électroniques. Les trois groupes des antennes Québec, Belgique et Suisse y ont trouvé leur place, tout comme Afrodite, ce duo de Nantaise entre hip-hop, house et world. Mais quelque soit la catégorie, les critères restent les mêmes : qualité du live, présence scénique, réaction du public, qualité des morceaux, originalité… Et représentation régionale tout de même : traditionnellement, une antenne ne peut pas ne pas avoir de groupe sélectionné deux ans de suite. Mécaniquement, il est alors plus facile de se présenter dans une région comme la Corse qu’à Paris, où presque 1000 candidats se pressent chaque année. Un mal pour un bien : voir une région se faire bouder trop longtemps diminuerait l’intérêt des candidats (cercle vicieux bonjour !), mais aussi les subventions reçues par les SMAc (les salles de musiques actuelles publiques) pour leurs opérations d’accompagnement. Oui, on est bien loin des « quatre personnes autour d’une table » qui décideraient au hasard : on l’avoue, c’est peut-être un poil l’image qu’on en avait également. Entre représentativité régionale, fourmillement culturel, débats courtois et des dizaines de groupes prometteurs, c’est pourtant tout un écosystème qui se développe depuis plus de trente ans autour des iNOUïS du Printemps de Bourges. Tout ça pour le simple goût de la découverte, et des clémentines peut-être.

La sélection 2018 des iNOUïS du Printemps de Bourges :

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