Jouer sa peau. Asymétries cachées dans la vie quotidienne

Une recension de Catherine Portevin, publié le

Le risque, le hasard, la chance, le désordre, la force et la fragilité, l’imprévisible, le volatile, le mouvement : tel est le monde terriblement vivant, au sens de l’évolution darwinienne, que l’Américain Nassim Nicholas Taleb ne cesse de vouloir comprendre. Sans doute que naître au Liban en 1960 et passer son adolescence à lire dans les caves sous les bombes durant la guerre lui a donné pour la vie la sensation de l’incertain… et de l’énergie vitale. Depuis son premier livre, Le Hasard sauvage paru en 2001, c’est aussi le XXIe siècle inauguré par la destruction des tours du World Trade Center et la crise des subprimes que fait résonner cet ancien trader, surnommé « le dissident de Wall Street », devenu un as de la statistique probabiliste nourri des sceptiques grecs et des stoïciens romains. Le Cygne noir, paru en 2007 et best-seller mondial, a ébranlé tous les économistes de la planète : Taleb parlait de ces événements rares, massifs et imprévisibles, face auxquels des systèmes obsédés de prévision assurancielle s’écroulent comme des châteaux de cartes. Il ne décolère pas d’entendre désormais des banquiers ou des ministres des Finances invoquer « le cygne noir » comme une fatalité, pour se dédouaner de leurs responsabilités. 

Son cinquième ouvrage paraît en français aux Belles Lettres en avant-première mondiale (il sort fin février aux États-Unis). Il s’intitule Jouer sa peau (Skin in the Game). C’est un livre sur le courage, « une question de justice, d’honneur et de sacrifice ». Pour la première fois, ce libertarien affirme très clairement la nécessité d’une pensée de la vertu, de la responsabilité et de l’équité. Qu’est-ce que « jouer sa peau » ? Ce n’est pas seulement prendre des risques – ceci est à la portée de n’importe quel stratège en chambre –, c’est en assumer les conséquences en partageant les préjudices qu’ils peuvent causer. L’empereur romain Julien l’Apostat « joue sa peau » lorsqu’il part au combat en première ligne, plus que Napoléon qui s’éteint sur son île. Taleb, érudit en théologies et cultures du Moyen Orient, et passionné de philologie sémitique, part du Code d’Hammourabi, gravé dans le basalte à Babylone, il y a près de quatre millénaires. Sa loi la plus connue : si une maison s’effondre, le maçon qui l’a construite sera mis à mort. Ce ne sont d’ailleurs pas les artisans ou les entrepreneurs que vise Taleb – en général ceux-là, qui sont dans « la vraie vie », payent leurs erreurs –, mais les bureaucrates, les experts, les banquiers, les donneurs d’ordre, les journalistes, les intellectuels – avec mention spéciale pour les « interventionistas » qui ont appelé à la guerre occidentale en Libye et condamnent aujourd’hui l’esclavage massif des migrants qu’elle a provoqué. Taleb a fait siens les emportements « Contre les dogmatiques » et « Contre les professeurs » (rhéteurs, grammairiens, astrologues, géomètres…) du sceptique Sextus Empiricus (IIe-IIIe siècle).

Sa critique, séduisante, ne porte pas seulement sur le fonctionnement de l’économie et de la finance, elle englobe tous les domaines de la vie. Premier remède : « garder le contact avec le sol », soit chasser toute théorie non fondée sur l’expérience, tout modèle abstrait, toute vision macro, centralisée d’en haut. Deuxième remède : réduire les asymétries cachées dans les affaires humaines. Par exemple, si vous achetez une voiture d’occasion, vous en savez forcément moins sur les défauts du véhicule que votre vendeur : jusqu’où doit aller la transparence ? D’où la règle de la symétrie morale, issue du Grec Isocrate (436-338 av. J.-C.) : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse », que Taleb traduit aussi au plan politique : « Agissez avec les États faibles comme vous estimeriez approprié que les États forts agissent avec vous », ainsi que par la liberté inconditionnelle d’expression et de pratique religieuse instituée par le premier amendement de la Constitution américaine. Mais à l’impératif moral universel, Taleb préfère le pragmatisme de la situation. Au fil des pages, sa démonstration s’étoffe, s’adressant autant au monde des affaires et de l’entreprise qu’à l’expérience commune. Tel est le style de cette pensée libre : elle semble incarner l’héroïsme du Surhomme nietzschéen, s’ancre dans l’amor fati pour accueillir le chaos du devenir, et creuse en réalité la prudence aristotélicienne. Il a choisi en toutes choses la « via negativa » : jouer sa peau, son âme même, c’est savoir éviter la ruine, la sienne et celle des autres.

 

Le hasard sauvage

Ami du mathématicien Benoît Mandelbrot (mort en 2010), le découvreur des fractales, Taleb lui emprunte, dans son premier ouvrage, sa théorie du « hasard sauvage » pour modéliser les aléas boursiers. Il en fait le socle de sa pensée de l’incertitude. La compétence ultime, qu’il nous appartient d’acquérir, ne serait-elle pas d’accepter de voir le hasard en tant que principe du monde et de comprendre la chance, comme l’ont saisi Ulysse ou le philosophe de la rationalité scientifique Karl Popper ? Dès ce premier livre, Taleb évoque les événements financiers extrêmes comme des « cygnes noirs », une métaphore qu’il va élargir… 

Le Cygne noir

On a cru longtemps que les cygnes étaient blancs jusqu’à ce que l’on en observe un noir. Cet oiseau rare fournit une métaphore féconde, en théorie de la connaissance, dans la science comme dans l’économie, pour désigner cet impossible qui révèle la fragilité des systèmes théoriques. Taleb a rendu le concept mondialement célèbre (plus de 2 millions d’exemplaires traduits en 31 langues), au moment du krach boursier de 2008. L’éruption du Vésuve à Pompéi, l’invention de la roue ou celle d’Internet sont ces événements capables de bouleverser une civilisation, mais hautement improbables. Plutôt que conférer aux « cygnes noirs » une rationalité a posteriori, comment tirer parti de l’imprévisible et fonder une pensée sur l’exception ? C’est aussi ce que, dans la théorie de l’évolution de Darwin, on appelle l’avantage du rare.

Antifragile

Entre la fragilité et la robustesse, Taleb propose une troisième catégorie : l’antifragilité. Est antifragile le système ou l’individu que la pression du stress et du désordre renforce. Il s’agit, toujours, de construire une idée du risque et de l’action fondée sur la conscience de la volatilité du monde. C’est aussi une théorie de la force.

 

 

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