Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

Le philosophe Bernard Stiegler est mort à l’âge de 68 ans

Condamné en 1978 pour plusieurs braquages de banques, il avait étudié la philosophie en prison. Penseur engagé à gauche, il prenait position contre les dérives libérales de la société.

Le Monde

Publié le 07 août 2020 à 12h06, modifié le 07 août 2020 à 16h12

Temps de Lecture 4 min.

Bernard Stiegler discute le 20 novembre 2003 avec des prisonniers à la prison de Douai où il est venu évoquer devant une trentaine de détenus « le passage à l'acte » du braquage de banque à la reconversion philosophique.

Le philosophe Bernard Stiegler est mort à l’âge de 68 ans, a annoncé jeudi 6 août le Collège international de philosophie. « Une voix singulière et forte, un penseur de la technique et du contemporain hors du commun, qui a cherché à inventer une nouvelle langue et de nouvelles subversions », salue l’institution dans un message publié sur Facebook.

Penseur engagé à gauche, qui prenait position contre les dérives libérales de la société, Bernard Stiegler a axé sa réflexion sur les enjeux des mutations – sociales, politiques, économiques, psychologiques – portées par le développement technologique. Il avait notamment analysé les risques que faisaient peser ces changements sur l’emploi traditionnel, prédisant sa disparition.

Né le 1er avril 1952 à Villebon-sur-Yvette (Essonne) d’une mère employée de banque et d’un père ingénieur à la télévision française, Bernard Stiegler a comme vécu plusieurs vies. En 1968, il arrête ses cours de seconde au lycée pour rejoindre les barricades de la rue Gay-Lussac. Il adhère rapidement au Parti communiste, qu’il quittera en 1976, rejetant « le stalinisme imposé par Georges Marchais ».

Après 1968, il fait tous les métiers : manœuvre, employé de bureau, commis de courses dans un cabinet d’architecte… Ouvrier agricole, il gère une exploitation dans le Lot-et-Garonne pendant deux ans jusqu’à la grande sécheresse de 1976.

Bernard Stiegler ouvre ensuite un bistrot musical à Toulouse, où il invite des musiciens de jazz. Son café-restaurant séduit Gérard Granel, professeur de philosophie à l’université de Toulouse, passionné de jazz. Les deux hommes deviendront amis. Mais les finances du bistrot sont très tendues et il décide un jour de braquer une banque « pour combler [son] découvert ». « J’y ai pris goût et j’ai braqué trois autres agences », racontait-il dans un portrait que lui avait consacré Le Monde en 2006.

Il sera finalement arrêté par la police lors de son quatrième braquage puis condamné à cinq ans de prison. De 1978 à 1983, il profite de son incarcération pour s’inscrire à l’université de Toulouse et y suit des études de philosophie par correspondance.

« La possibilité et la nécessité de changer nos vies »

A sa sortie de prison, en 1983, il rencontre le philosophe français Jacques Derrida, qui s’apprête à diriger le nouveau Collège international de philosophie créé par Jean-Pierre Chevènement. Bernard Stiegler y tient un séminaire bimensuel sur la technique dès 1984. Un séminaire qui lui permettra de se faire remarquer et d’être ainsi embauché comme chercheur au ministère de la recherche. Toujours appuyé par Jacques Derrida, il avait soutenu sa thèse à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) en 1993. En 1988, l’Université de technologie de Compiègne (UTC) lui propose un poste de professeur, qu’il accepte.

De 1996 à 1999, il devient directeur général adjoint de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), avant de prendre la direction de l’Institut de recherche et de coordination acoustique/musique (Ircam) en 2002. Il y reste jusqu’en 2006, quand il est nommé directeur du Développement culturel du Centre Pompidou. C’est au sein de cette institution qu’il fonde la même année l’Institut de recherche et d’innovation (IRI), chargé d’« anticiper, accompagner, et analyser les mutations des activités culturelles, scientifiques et économiques induites par les technologies numériques, et [de] développer de nouveaux dispositifs critiques contributifs ».

Parmi ses nombreux essais, Bernard Stiegler avait publié en janvier Qu’appelle-t-on panser ? La Leçon de Greta Thunberg, dans lequel il s’interrogeait sur l’inaptitude des Etats et des entreprises à répondre aux demandes écologiques, et estimait que les sciences devaient être autonomes par rapport au capitalisme. Il était aussi l’auteur de L’emploi est mort. Vive le travail !, Etats de choc : bêtise et savoir au XXIe siècle et coauteur, avec Denis Kambouchner et Philippe Meirieu, de L’école, le numérique et la société qui vient.

Dans un texte publié en avril dans Le Monde sur son expérience du confinement (en prison et durant la crise du Covid-19), Bernard Stiegler écrivait :

« Le confinement en cours devrait être l’occasion d’une réflexion de très grande ampleur sur la possibilité et la nécessité de changer nos vies. Cela devrait passer par ce que j’avais appelé, dans Mécréance et discrédit (Galilée, 2004), un otium du peuple. Ce devrait être l’occasion d’une revalorisation du silence, des rythmes que l’on se donne, plutôt qu’on ne s’y plie, d’une pratique très parcimonieuse et raisonnée des médias et de tout ce qui, survenant du dehors, distrait l’homme d’être un homme. »

Lors de la mobilisation contre la réforme des retraites en janvier, il avait cosigné avec un collectif de personnalités une tribune dans laquelle il s’inquiétait que la Ve République évolue vers un régime de moins en moins démocratique. « Ce nouveau régime nous semble plus qu’inquiétant. Il a le goût lacrymogène du poivre et du sang. Il a les accents goguenards de discours prononcés par des gouvernants isolés comme jamais par le pouvoir. Il a l’éclat scandaleux d’inégalités sociales de plus en plus criantes », écrivaient alors les intellectuels signataires de cette tribune.

Il devait participer à la fin d’août, à Arles, à un nouveau festival sur la relation de l’homme à la nature, Agir pour le vivant. Sa fille, Barbara Stiegler, est une philosophe reconnue, enseignant la philosophie politique à l’université Bordeaux-Montaigne.

Le Monde

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Contribuer

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.