Prélèvement à la source : le grand casse-tête pour les intermittents, artistes et auteurs

Ce 1er janvier 2019, le prélèvement des impôts à la source est entré en vigueur pour tous les contribuables français. Mais des doutes persistent concernant les modalités de son application aux métiers de la culture, caractérisés par des revenus irréguliers et imprévisibles.

Par Jérémie Maire, Sophie Rahal

Publié le 02 janvier 2019 à 11h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h06

Avec la nouvelle année arrivent les étrennes, les bonnes résolutions… et le nouveau système de prélèvement fiscal. Depuis ce 1er janvier 2019, tous les contribuables français sont logés à la même enseigne : leur impôt est désormais prélevé à la source – à savoir directement sur leur revenu. Ce mode de recouvrement supprime le décalage d’un an entre la perception des revenus et leur imposition, s’adaptant aux ressources « réelles » du contribuable. Or c’est là que le bât blesse pour certains, car le dispositif est nettement moins ancré dans la réalité quand les émoluments sont irréguliers, instables et inégaux. Trois caractéristiques qui s’appliquent, justement, à beaucoup des revenus de la culture.

Pas étonnant, donc, que les professionnels du secteur soient vent debout contre son déploiement. « L’administration fiscale se désolidarise de notre régime social, qui ne ressemble à aucun autre et va se trouver à nouveau fragilisé », déplore Samantha Bailly, présidente de la Ligue des auteurs professionnels. Pour le Syndicat national des auteurs et compositeurs (Snac) et son délégué général Emmanuel de Rengervé, « le système tel qu’il est appliqué à partir de 2019 n’est pas adapté ». Même son de cloche chez les intermittents, qui risquent de « se retrouver pénalisés chaque mois », redoute Denis Gravouil, de la CGT Spectacle. Pourquoi tant de craintes ?

Des régimes à spécificités

Tout d’abord parce que ces métiers de la culture relèvent de différents régimes très spécifiques et complexes. Il existe ainsi deux options pour les personnes rattachées au régime dit « des artistes-auteurs » : en fonction de l’œuvre qu’ils créent et du mode d’exploitation de cette dernière, ils dépendent de deux organismes, la Maison des Artistes ou l’Agessa. La première regroupe les auteurs d’œuvres originales graphiques et plastiques, la seconde rassemble les auteurs de l’écrit, la photographie, l’audiovisuel, la composition musicale, l’art dramatique… On estime à 262 000 le nombre d’artistes-auteurs relevant de l’un ou l’autre de ces régimes (chiffres 2016), et qui déclarent leurs droits d’auteur – c’est-à-dire la rémunération liée à la vente, la location, la reproduction… de leurs œuvres – dans la catégorie des Bénéfices non commerciaux (BNC), généralement plus avantageuse, ou dans celle des Traitements et Salaires (TS).

Quant aux intermittents, artistes ou techniciens, qui alternent périodes salariées et périodes chômées, ils sont rémunérés en salaires par leurs employeurs et perçoivent des allocations chômage en complément. Ces organismes collecteurs seront chargés du prélèvement des revenus à la source. Mais la prédominance de contrats très courts complique, pour eux aussi, l’application du dispositif.

L’acompte contemporain : une somme prélevée chaque mois ou chaque trimestre

Ce grand flou artistique – sans mauvais jeu de mot – provient aussi de l’extrême fluctuation des revenus dans ces métiers, où la rémunération est généralement dépendante du résultat. Contrairement à un salarié (en CDD ou CDI) payé chaque mois, l’artiste-auteur a des rentrées d’argent irrégulières. Bien malin le peintre qui peut savoir à combien se vendra sa toile, ou l’écrivain son dernier roman. Un auteur chanceux peut d’ailleurs vendre des centaines de milliers de romans en quelques mois, puis ne rien publier l’année suivante... et se retrouver dans la panade lorsque viendra le moment de payer son impôt. D’autant que la diffusion d’une œuvre ne se mesure pas au temps passé à l’écrire : « Stendhal a écrit Le Rouge et le noir en trois semaines ! », croit-on savoir à la Sacem – à comparer, bien sûr, avec ceux qui mettent plusieurs années à écrire un roman au retentissement plus modeste. « Le succès peut se payer cher : la retenue à la source ne prend pas en compte l’irrégularité qui définit ces métiers », confirme Emmanuel de Rengervé du Snac.

Quant au versement des droits d’auteur, il est irrégulier aussi. Pour les écrivains, une partie peut être versée par l’éditeur à la commande sous forme d’à-valoir, et le reste tombe en fonction des ventes, généralement à une date annuelle fixe. Pour un réalisateur ou scénariste, le versement des droits peut se faire entre une et dix fois par an selon la société redistributrice auprès de laquelle l’auteur est inscrit (Sacem, SACD, Scam, etc.). Une situation anormale pour Samantha Bailly : « Nos revenus sont annuels mais on nous traite comme des indépendants, notamment via ce principe de l’acompte contemporain ».

L’acompte contemporain, kézako ? Avant tout, un principe mis en place avec le bouleversement du prélévement à source : c’est le fisc qui ponctionne directement (chaque mois ou chaque trimestre) le compte en banque des travailleurs indépendants, et donc des titulaires de droits d’auteur. Pour cela, l’administration se base sur les ressources de l’année n-2, puis de l’année précédente (n-1). Au contribuable, alors, de s’assurer qu’il dispose sur son compte de la somme suffisante. « Ce qui est important pour nous dans le prélèvement à la source, c’est justement la source, analyse Samantha Bailly. Comme nous n’avons pas d'employeur désigné ou de salaire fixe, c'est à nous “d'avancer” notre impôt, de façon pas vraiment contemporaine puisqu'il est calculé sur la déclaration de l'année précédente. Ce n’est pas de la mauvaise foi, mais c’est compliqué car on ne peut simplement pas savoir combien on va gagner », estime l’auteure et scénariste, qui vit aujourd’hui de sa plume. « On risque de mettre dans la précarité des gens qui sont déjà à la limite », craint Jean-Marc Bourgeois, secrétaire général de la Maison des artistes.

Crainte pour la pérennité

Il existe bien un moyen de pallier le manque de visibilité sur les revenus annuels en faisant fluctuer le taux de prélèvement au cours de l’année (on peut l’abaisser si c’est la galère, par exemple). Mais celui-ci ne souffre pas d'approximation : si les revenus varient de plus ou moins 10% entre ce qui a été prévu sur la déclaration en mai et effectivement gagné en fin d’année, le contribuable pourrait être sanctionné d’une amende. Une aberration, voire une injustice pour toutes les organisations d’auteurs, d’artistes ou les syndicats d’intermittents.

« Ce dispositif ne tolère ni souplesse ni particularisme », déplore le délégué général du Snac, craignant qu’à terme, le caractère professionnel de l’auteur soit remis en cause, et le métier réservé à ceux qui en auront les moyens, à mille lieues de l’idéal de « diversité sociale et culturelle, et de brassage sociologique des créateurs ». « Il n’y a eu aucune concertation en amont et aucune information par la suite. Les dommages collatéraux sociaux risquent d’être gravissimes, prédit Samantha Bailly. C’est à se demander s’il n’y a pas une volonté de casser le vivier de la culture française ! »


I/ Ce que le prélèvement à la source va changer pour les auteurs qui perçoivent des droits d’auteur

Pour qui ? Ecrivains, romanciers, scénaristes, auteurs-compositeurs (principalement les auteurs dépendant de l’Agessa) et tout artiste rémunéré au titre de l’exploitation de son œuvre l’année précédente.

Payés comment ? En droits d’auteur.

Comment déclarer ? Les droits d’auteur sont, en théorie, imposés dans la catégorie des traitements et salaires (TS) s’ils sont intégralement déclarés par des tiers (un éditeur, un galeriste, une agence de communication qui a commandé une photographie à un artiste, mais aussi la Sacem…). L’auteur qui déclare en TS peut déduire ses frais professionnels soit forfaitairement (l’abattement est alors de 10 % du revenu imposable), soit « au réel » (il faut alors établir un état détaillé des dépenses réalisées dans le cadre de l’activité d’auteur). 

Que va-t-il se passer ? A compter du 1er janvier, les droits d’auteur seront donc soumis au prélèvement sous la forme de l’acompte contemporain, comme pour les travailleurs indépendants. En principe, les acomptes seront prélevés le 15 de chaque mois, sauf si un prélèvement trimestriel a été demandé. Dans ce cas, ils interviendront normalement en février, mai, août et novembre.
Le taux d’imposition peut-être modifié durant l’année, mais s’il varie de plus ou moins 10% par rapport aux revenus réellement perçus, l’auteur malchanceux se voit puni d’une amende.

Quelles limites ? La retenue à la source n’est pas adaptée à la situation ni au statut hybride des auteurs, dont les revenus sont versés par plusieurs diffuseurs et sont, par nature, des bénéfices non commerciaux, curieusement assimilés à des traitements et salaires. Un aménagement du dispositif est attendu dans le futur, afin de mieux coller aux spécificités du régime des droits d’auteur. « L’option des traitements et salaires n’est pas plus adaptée à la situation hybride des artistes-auteurs que l’option des bénéfices non commerciaux, résume la Sacem, qui plaide elle aussi pour qu’un véritable statut juridique et fiscal de l’artiste-auteur soit enfin établi. 

« Un écrivain perçoit des droits d’auteur, qui constituent des bénéfices non commerciaux mais sont imposables en traitements et salaires : voilà un mélange des genres qui pourrait générer de la confusion », résume Me Marc Mermoz, avocat fiscaliste et bon connaisseur des subtilités du secteur culturel. 

Plus d’infos ? Sur le site de la Sacem : https://createurs-editeurs.sacem.fr/actualites-agenda/actualites/vos-services/impots--modalites-de-prelevement-ce-qui-change-au-1er-janvier-2019

Sur le site de la Société de gens de lettres : https://www.sgdl.org/sgdl-accueil/services-de-la-sgdl/le-conseil-fiscal/les-dossiers-en-cours/l-imposition-des-droits-d-auteur

Sur le site de la Ligue des auteurs : https://ligue.auteurs.pro/documents/statut-le-constat/

II/ Ce que le prélèvement à la source va changer pour les artistes rémunérés par la vente d’une œuvre

Pour qui ? Peintres, sculpteurs, graveurs, dessinateurs textiles, graphistes…

Payés comment ? Par le produit de la vente de leurs œuvres.

Comment déclarer ? La déclaration en « bénéfices non-commerciaux » (BNC) constitue le régime commun si les revenus ne sont pas déclarés par des tiers, ou si l’artiste-auteur préfère cette option. Selon le chiffre d'affaires annuel (plus ou moins 33.200 euros), deux options existent.

La micro-BNC. Un abattement de 34%, « censé prendre en compte les frais professionnels », souligne Jean-Marc Bourgeois, secrétaire général de la Maison des artistes, est appliqué sur le montant des recettes réalisé avant de déterminer le revenu imposable.

La déclaration contrôlée. Elle s'applique au-delà d'un certain montant de chiffre d'affaires. L’imposition se fait sur le bénéfice dégagé. La déclaration contrôlée contraint le contribuable à tenir une comptabilité recettes/dépenses, visée par un expert comptable et une Agence de gestion agréée.

Que va-t-il se passer ? Là aussi, la retenue à la source prendra la forme d’un acompte prélevé directement sur le compte bancaire. Le régime d’acompte sera calculé sur la base du dernier bénéfice fiscal connu. A partir du 1er janvier 2019, l’acompte mensuel prélevé sera calculé en fonction de l’exercice clos en 2017 pour les acomptes de janvier à août 2019, et de l’exercice clos en 2018 pour les acomptes de septembre à décembre 2019. 

Un exemple ? Un artiste-peintre vend un tableau et en encaisse le prix de vente : c’est une œuvre d’art originale, il s’agit donc d’un bénéfice non-commercial. Ce bénéfice sera couvert par le versement de l’« acompte contemporain ». Le prélèvement interviendra avec un décalage, le taux indiqué à l’administration étant basé sur les ressources des années n-2 puis n-1. Si notre artiste a réalisé sa vente en 2018, il sera contraint de verser un important acompte au premier en 2020.

Quelles limites ? Ce dispositif masque mal un abus grandissant, que ne manque pas de relever Jean-Marc Bourgeois. « On a admis qu'un artiste-auteur des arts plastiques et graphiques déclare son impôt en BNC, mais il pourrait tout aussi bien être salarié, souligne le secrétaire général de la Maison des Artistes. Malheureusement, il existe une forte présomption de salariat “non-avoué“ dans nos métiers, où beaucoup d’entreprises (publiques ou privées) ne salarient pas les artistes qu'elles font travailler, préférant leur demander de s'inscrire en free-lance à la MDA, et s’abstenant ainsi de régler charges et cotisations ».

Plus d’infos ? Le site du CAAP, Comité des artistes-auteurs plasticiens 
https://caap.asso.fr/spip.php?article611 

III/ Ce que le prélèvement à la source va changer pour les intermittents

Pour qui ? Administrateurs de théâtre, de compagnie, de structure culturelle, metteurs en scène, médiateurs culturels, comédiens, costumiers, maquilleurs, habilleurs, décorateurs, marionnettistes, artistes de cirque, éclairagistes, régisseurs…

Payés comment ? En salaires et indemnités

Comment déclarer ? Le régime de l’intermittence est défini par les annexes 8 (pour les techniciens) et 10 (pour les artistes) de l’assurance chômage. Par définition, les intermittents alternent les périodes salariées, et les périodes chômées. Ils sont rémunérés en salaires par leurs employeurs et en indemnités chômage par Pôle Emploi, lorsqu’ils ne travaillent pas : ces  organismes collecteurs seront chargés du prélèvement des revenus à la source.

Que va-t-il se passer ? La durée des contrats intermittents est, par nature, (très) courte : au cachet, à la journée, la semaine ou au mois, et leurs employeurs sont multiples. « Si le salarié travaille avec un employeur qu’il connaît déjà, ce dernier saura quel taux personnalisé appliquer sur le salaire à verser, et la retenue se fera sans problème, explique Denis Gravouil, à la CGT-Spectacle. Mais s’il s’agit, comme souvent, d’un primo-employeur, ce dernier devra appliquer un taux neutre ». Ce dernier sera calculé sur la base du salaire net imposable de l’intermittent moins la moitié d’un Smic

Quelles limites ? Pour Denis Gravouil, le risque est donc que l’administration prélève des sommes trop importantes. Pour la régulation, il faudra attendre l’année fiscale suivante (et l’enregistrement de la déclaration actualisée des revenus). Ici aussi, des pénalités pourront également s’appliquer. « Ce sera surtout au salarié d’être vigilant et de corriger son taux rapidement en cas de trop-perçu… car même si la bonne foi pourra probablement s’appliquer, on est loin de la simplification attendue », estime le représentant de la CGT-Spectacle.

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