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Avocat en entreprise : deux camps s’affrontent toujours

Colloque sur l'avocat en entreprise organisé par le barreau des Hauts-de-Seine le 10 octobre
Le rapport Gauvain suscite les mêmes réactions que les précédents. Les juristes d’entreprise rêvent d’obtenir le statut que les représentants de la profession d’avocat leur refusent inlassablement.

Raphaël Gauvain ne manque pas d’optimisme. Invité à venir débattre de son rapport proposant la création du statut d’avocat en entreprise, il a tenté de « mobiliser collectivement la profession » de juristes autour de la réforme, le 10 octobre lors du colloque du barreau des Hauts-de-Seine. Tout comme ses prédécesseurs, il a essuyé une fin de non-recevoir de la part des instances représentatives des avocats présentes ce jour-là. Malgré le soutien appuyé des directeurs juridiques.

Tenter de rassembler

L’idée derrière son rapport est « de permettre à l’avocat de conquérir de nouveaux marchés et d’aller dans l’entreprise avec un renforcement de son secret professionnel ». C’est ainsi que Raphaël Gauvain voit les choses. Il propose de compléter la définition du secret professionnel par « une définition matérielle », listant les documents bénéficiant de ce privilege. Le droit ne protégerait donc plus uniquement la fonction de défense à laquelle se livrent les avocats mais également les conseils qu’ils délivrent à coup de notes, mémos, ou e-mails. Il mettrait ainsi un terme à la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation ayant limité le secret professionnel [voir la page 49 du rapport, ndlr]. « Cela bénéficierait à tous les avocats ». Les libéraux, à l’extérieur de l’entreprise, tout comme les salariés, à l’intérieur des directions juridiques.

Bel argumentaire mais qui ne séduit pas. Car le secret professionnel nécessite de « respecter une déontologie et d’être indépendant », avance Anne-Sophie Lepinard, avocate et membre du conseil de l’Ordre du barreau des Hauts-de-Seine. Il permettrait déjà, dans certains cas, de protéger des documents de la direction juridique dès lors qu’ils « reprennent une stratégie de défense mise en place par un avocat », précise une jurisprudence de 2017, dont se sert Me Lepinard. « L’autre partie du secret professionnel, c’est l’indépendance », martèle à son tour Jérôme Gavaudan, le président de la Conférence des Bâtonniers. Or, « le lien de subordination qu’est le contrat de travail limite » celle du juriste d’entreprise. Une position de principe partagée par le Syndicat des avocats de France (SAF).

« On veut nous imposer l’instauration d’un avocat salarié en entreprise »

Le positionnement des avocats ne varie pas d’un iota. En septembre 2018, la Conférence des Bâtonniers « réaffirmait son opposition à la création du statut d’avocat en entreprise », rappelle Jérôme Gavaudan. Et les membres du SAF sont venus avec un nouveau chiffre : à 60 %, les 8 000 confrères interrogés dans le cadre des États généraux de la profession d’avocat se sont déclarés opposés à la réforme. Pourtant, « tous les 3 ans », alors que « la profession dit régulièrement "non", on veut nous imposer l’instauration d’un avocat salarié en entreprise », enchaîne Jean-Baptiste Blanc, le président de la Fédération nationale de l’Union des jeunes avocats (FNUJA).

Les directeurs juridiques défendent pourtant leur bout de gras. « L’indépendance fonctionnelle, c’est le cœur de notre métier. Si nous ne sommes pas indépendants nous ne remplissons pas notre tâche », s’agace un peu Marc Mossé, le président de l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE).

« Nous sommes aussi protégés par le droit du travail », poursuit-il. Car il n’imagine pas légal le licenciement d’un directeur juridique ayant rendu « un avis contraire aux intérêts de sa direction ».

« C’est une énorme frustration pour la direction juridique »

« C’est une énorme frustration pour la direction juridique ». Celle de craindre que les avis des juristes se retournent contre l’entreprise dans le cadre d’enquêtes judiciaires, notamment aux Etats-Unis, martèle Denis Musson, ancien président du Cercle Montesquieu. Et la finalité du rapport Gauvain est d’assurer une protection des groupes français vis-à-vis des lois et mesures extraterritoriales, notamment américaines. Le député indique, par exemple, que « l’utilisation des avis des juristes a pesé extrêmement lourd dans l’ampleur de la condamnation » de BNP Paribas outre-Atlantique en 2014 [de près de 10 milliards de dollars pour violations des sanctions internationales, ndlr].

L’idée selon laquelle il est nécessaire de protéger les entreprises face aux autorités indépendantes, rassemblerait-elle tout le monde ? Pas si sûr… Bertrand Couderc, l’ancien président du SAF, s’interroge. Et Laurence Roques, qui lui a succédé, précise le propos : « si l’avocat en entreprise prête main-forte à une opacité de l’entreprise » vis-à-vis des enquêtes, « il n’en est pas question ». Et elle n’est d’ailleurs « pas convaincue que les autorités américaines respectent le [nouveau] statut ». Le lien entre l’extraterritorialité des lois et la réforme ne paraît pas non plus évident à Jérôme Gavaudan. En tout cas, selon lui, l’avocat en entreprise ne changerait pas grand-chose. Car ce sont les entreprises « qui donnent spontanément » des informations aux autorités américaines lorsqu’elles sont sous le coup d’une enquête. Elles préfèrent « ouvrir leurs correspondances et transiger plutôt que de subir les fourches caudines des autorités ». Il en est persuadé.

La parole à la défense

Seuls « les avis juridiques licites » seraient protégés, rappelle Denis Musson. Et dans des pays où le legal privilege est reconnu, comme au Canada par exemple, « les autorités ne semblent pas gênées pour enquêter ». L’absence de confidentialité des avis empoisonne en tout cas les directions juridiques. Comme en témoigne Thibault Delorme, le directeur juridique d’Air Liquide : « le problème me complique la vie ». « Les membres américains ou allemands de mon comex ne comprennent pas les précautions que je demande pour faire mon travail » et protéger l’entreprise.

Dans la grande majorité des cas, la confidentialité des avis des juristes servirait surtout à éviter la discovery. Car dans un procès entre entreprises, la récupération massive de documents de son concurrent, constitue une arme stratégique. Et peu importe la taille, toutes sont concernées : de la start-up à la multinationale, conclut Marc Mossé.

Sophie Bridier
Ecrit par
Sophie Bridier