Qui construit le futur ? Google !

Il ne faut pas se laisser abuser par Juicero (que nous évoquions hier), réplique Farhad Manjoo dans le New York Times. Les grandes entreprises de technologies, comme les Gafam, financent les projets les plus transformateurs et ce alors que les financements publics ne cessent de décliner. Ce sont d’ailleurs les géants des technologies qui construisent l’intelligence artificielle de demain. « Et combien même le gouvernement augmenterait ses dépenses en recherche dans ces technologies, ce sont les entreprises qui décident comment les déployer », appuie l’éditorialiste du New York Times.

Reste que si on regarde les innovations dévoilées lors de la dernière convention de Google, force est de constater qu’on n’y trouve pas grand-chose de révolutionnaire. Pour Manjoo, c’est dû au fait que nous sommes dans une phase un peu morne de l’évolution technique, marquée par l’innovation incrémentale et progressive. Lors de cette conférence, Sundar Pichai, directeur général de Google, a insisté sur le fait que l’enjeu pour Google est d’intégrer ces techniques d’IA dans ses produits de consommation, comme son application photo ou son traducteur. Les 5 Gafam sont les plus grands investisseurs en R&D de la planète rappelle Manjoo (60 milliards de dollars en 2016, en comparaison, le gouvernement fédéral américain en 2015 a dépensé 67 milliards en la R&D, hors Défense). Sans compter que les Gafam semblent chercher à être plus vertueux qu’ils ne l’étaient jusqu’à présent dans leur approche, souligne encore Manjoo, notamment en publiant des articles scientifiques, des données et des outils, avec une sorte d’éthique académique… En fait, plusieurs acteurs pointent plutôt le retrait de la recherche publique et de son financement, qui font peser le risque que ces technologies finissent par être déployées au profit de ces seules organisations plutôt qu’au bénéfice de toute la société.

Dans le New York Times, un article de Natasha Singer revient sur une autre transformation en profondeur que produisent les Gafam : l’ubérisation des services publics, non pas seulement via la recherche, mais via la mise à disposition massive de leurs plateformes, comme elle l’illustre en observant le rôle de Google dans l’éducation.

Depuis 5 ans, Google est devenu un acteur majeur de l’éducation aux Etats-Unis, en proposant des ordinateurs portables low-cost (les fameux ChromeBooks) et des applications gratuites aux écoles. Aujourd’hui, ce serait plus de la moitié des élèves américains du primaire et du secondaire qui utiliseraient Google et les Chromebooks compteraient pour la moitié des ordinateurs disponibles dans les classes américaines. Mais, remarque Natasha Singer, « les écoles offrent à Google bien plus qu’elles n’obtiennent : elles lui offrent des générations de futurs consommateurs ». Si Google ne gagne qu’une trentaine de dollars en vendant ses appareils aux écoles, en habituant les élèves à ses services, elle obtient quelque chose qui vaut beaucoup plus. Reste que le modèle économique de Google n’est pas celui d’Apple ou de Microsoft qui demeurent des acteurs majeurs de l’éducation : Google se finance par la publicité ciblée en ligne pas par la vente de logiciel ou de matériel. Bram Bout, directeur de l’unité éducation de Google, rappelle que les services éducatifs de Google sont limités comme l’indique la notice de confidentialité, et souligne que ses services éducatifs dédiés ne montrent pas de publicités. Reste que parents et services éducatifs souhaiteraient que Google soit plus disert sur les données qu’il collecte et la façon dont la firme les utilisent.

L’article tente de retracer l’histoire du succès de Google dans les services éducatifs, qui semble plus lié à la réponse technique que Google a su offrir pour permettre à chaque élève d’avoir un e-mail que pour la simplicité collaborative liée à l’intrication entre ses services. C’est le coût de la gestion des services d’e-mail qui semble avoir fait basculer nombre de services éducatifs vers les solutions proposées par Google, renforcé par les possibilités de collaboration simplifiées des outils de Google qui ont, elles, séduit les professeurs. Quant aux Chromebooks, ils sont venus ensuite comme une réponse supplémentaire aux problèmes du numérique à l’école. La complémentarité des ordinateurs avec la suite logicielle de Google, leur prix, leur simplicité d’administration (la possibilité d’utiliser n’importe lequel par exemple) et la possibilité par exemple de les administrer en groupe et à distance (par exemple de bloquer à distance la possibilité de chercher en ligne quand les élèves doivent répondre à un QCM) a visiblement fait la différence. Le fait qu’ils soient inutilisables pour quelque 20 % des élèves ne disposant pas d’une connexion à domicile, semble plus avoir été une difficulté à résoudre, qu’un obstacle. Google a d’ailleurs amélioré les capacités hors connexion de ses applications éducatives. En 2012, les Chromebooks ne représentaient que 1 % des ordinateurs des écoles primaires et secondaires américaines. Aujourd’hui, ils représentent 58 % du parc.

Quant à Google Classroom, plus de 100 000 professeurs à travers le monde ont participé à l’amélioration du produit, oubliant un peu vite l’administration scolaire qui a pointé pourtant quelques limites au produit, notamment dans l’enregistrement et la gestion de commentaires problématiques ou intimidants que pouvaient se faire les élèves entre eux. Aujourd’hui, quelque 15 millions d’élèves du primaire et du secondaire aux Etats-Unis utilisent Google Classroom. « Google a utilisé d’une manière très créative les ressources publiques – notamment le temps et l’expertise des professeurs – pour construire un nouveau marché à moindre coût », constate rétroactivement Patricia Burch, spécialiste en éducation.

La force de Google semble surtout d’avoir été capable d’améliorer très rapidement ses produits en répondant aux demandes et au retour des professeurs et de l’administration scolaire.

MAJ : Natasha Singer pour le New York Times revient sur le développement d’une forme de philanthropie éducative des Gafam, qui offrent cours, logiciels et matériels aux écoliers américains… Comme le souligne Xavier de la Porte sur France Culture, synthétisant l’article : « En l’espace de quelques années, les géants de la technologie ont commencé à modifier la nature profonde de l’école, en utilisant les mêmes techniques que celles qui ont permis à leurs entreprises de transformer l’économie américaine.” Or ces programmes, massivement dotés, cherchent visiblement à influer les politiques éducatives.

« Ces initiatives sont poussés directement auprès des élèves, des professeurs et des parents, en utilisant les réseaux sociaux pour contourner l’institution scolaire. La mobilisation se fait plus vite, et par le bas. Et puis les entreprises gardent la main sur toute la chaîne : elles financent, fabriquent les logiciels, et subventionnent la formation des enseignants. Comme le dit un professeur de sciences de l’éducation de Stanford “il s’agit d’un quasi monopole sur la réforme éducative. Ce qui est très différent des générations antérieures de philanthropes.” » Et ce d’autant plus que cela coïncide avec la pression sur le marché des ordinateurs et logiciels éducatifs qu’exercent les Gafa, dont nous rendions compte plus haut.

Singer pointe également le problème des résultats pédagogiques de ce grand déploiement… que nulle étude ne mesure. Sans compter la question de la logique même de ces nouveaux principes pédagogiques, qui reposent sur une personnalisation inédite de l’enseignement et la reconfiguration du rôle de l’enseignant en simple tuteur.

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