Au lendemain du premier tour, qu’Emmanuel Macron et Marine Le Pen ont remporté, quels enseignements tirer ? La France est-elle aujourd’hui coupée en deux ? Quel avenir pour les deux grands partis, le Parti socialiste (PS) et Les Républicains (LR), après cette défaite ? Gérard Courtois, éditorialiste au Monde, a répondu, dans un tchat organisé lundi 24 avril, à vos questions.
– Pierre : 21,4 %, est-ce vraiment un succès pour Marine Le Pen et le FN ?
C’est évidemment un succès. La présidente du Front national, avec 7,6 millions de voix, améliore son score de 2012 de 1,2 million et le score de son père en 2002 de près de 3 millions. Elle est qualifiée comme prévu pour le second tour. Bien entendu, elle espérait arriver en tête au soir du 23 avril, comme le lui laissaient penser les scores réalisés par le FN lors des élections européennes de 2014 (25 %) ou des régionales de 2015 (27 %).
Cette relative déception n’efface pas pour autant le succès que constitue sa qualification. En outre, contrairement à 2002, la présence de Marine Le Pen au second tour n’a provoqué aucun choc comparable à celui d’il y a quinze ans, quand son père a devancé Lionel Jospin. C’est une confirmation que la stratégie d’implantation et de banalisation du parti d’extrême droite a porté ses fruits.
– mèl : La France n’est pas coupée en deux, mais en mille. Et la liquidation de l’Etat par Macron ne va rien arranger à l’affaire.
La France est effectivement coupée en deux. Sur le plan territorial, Marine Le Pen l’emporte nettement dans les communes de moins de 20 000 habitants ; tandis qu’Emmanuel Macron est largement en tête dans les villes de plus de 100 000 habitants, et en particulier à Paris où il recueille 35 % des voix, contre 5 % à Mme Le Pen.
Il y a donc bien, sur ce plan, une rupture entre la France rurale et périurbaine qui se vit abandonnée et la France urbaine. Une fracture comparable apparaît de manière spectaculaire sur les cartes nationales entre le Nord, l’Est et toute la façade méditerranéenne acquis à Mme Le Pen. Tandis que les terres de l’Ouest, du Sud-Ouest et de Rhône-Alpes sont dominées par le candidat d’En marche !
Deux France également apparaissent nettement au plan sociologique. Selon une enquête réalisée par Ipsos pour Le Monde dans la soirée de dimanche, Emmanuel Macron domine chez les cadres (33 %) et les professions intermédiaires (26 %), tandis que Marine Le Pen s’impose chez les employés (32 %) et les ouvriers (37 %).
Enfin, les profils d’électeurs sont très exactement inversés si l’on analyse leur revenu : Marine Le Pen est largement en tête (32 %) chez ceux dont le revenu mensuel net est inférieur à 1 250 euros ; tandis qu’Emmanuel Macron recueille 32 % des suffrages des électeurs dont le revenu est supérieur à 3 000 euros mensuels.
Cela dit, ces grandes fractures n’épuisent pas la question. On pourrait notamment souligner que le rapport à l’Union européenne est un très fort discriminant électoral. 50 % en effet des électeurs ont choisi des candidats qui, d’une manière ou d’une autre, remettent en cause la construction européenne.
– Alex : Merci pour votre travail tout au long de ces élections. Est-ce que vous avez des statistiques concernant le vote par tranche d’âge ? Le Front national est-il toujours le premier parti chez les jeunes ?
Non, c’est Jean-Luc Mélenchon qui aura été le candidat préféré des 18-24 ans : il recueille chez eux 30 % des suffrages contre 21 % à Marine Le Pen, 18 % à Emmanuel Macron et 10 % à Benoît Hamon. Marine Le Pen, en revanche, l’emporte chez les 35-49 ans (29 %) et les 50-59 ans (27 %). Pour sa part, Emmanuel Macron arrive en tête chez les 25-34 ans (28 %), chez les 60-69 ans (26 %) à égalité avec François Fillon.
La seule catégorie d’âge où le candidat des Républicains fait un carton est celle des plus de 70 ans où il recueille 45 % des suffrages.
– h : L’avenir, c’est la Grèce. Le PS et LR sont morts.
Je ne crois pas, malgré les résultats d’hier soir, que le PS et LR soient morts. Il s’agit de courants anciens et profondément enracinés qui ne seront pas rayés de la carte au lendemain du 7 mai, date du second tour.
En revanche, il est évident que la qualification de Mme Le Pen et de M. Macron marque la fin d’un système majoritaire à bout de souffle. Cela a commencé avec les hommes et l’élimination de tous les caciques qui dominaient la scène depuis des années (MM. Sarkozy, Juppé, Hollande et Valls). Cela a continué dimanche avec les partis. Les chiffres sont terribles pour les partis de gouvernement.
Pour mémoire, M. Sarkozy et Mme Royal totalisaient 57 % des voix au premier tour de 2007. Sarkozy et Hollande ont réuni 56 % au premier tour de 2012. Leurs deux « successeurs », MM. Fillon et Hamon, en ont recueilli 26 %.
Le constat est tout aussi dramatique pour l’ensemble de la gauche. Avec 27 % des suffrages (Mélenchon + Hamon + Poutou + Arthaud), elle réalise son plus mauvais score depuis le début de la Ve République. Même en 1969, où le candidat socialiste (Gaston Defferre) avait recueilli 5 % des voix, les quatre candidats de la gauche avaient tout de même dépassé la barre des 30 %.
On se retrouve donc dans une France politique éclatée en quatre forces électorales autour de 20 %. Mais aucune d’entre elles ne paraît en mesure, comme cela a été le cas lors de toutes les présidentielles précédentes, de nouer des alliances avec telle ou telle autre. On l’a bien vu au soir du premier tour, avec, d’un côté, l’attitude de Jean-Luc Mélenchon refusant d’appeler à soutenir Emmanuel Macron. Et, de l’autre côté, avec l’appel de la plupart des responsables des Républicains à faire barrage à Marine Le Pen.
C’est donc un système politique déstructuré dans lequel va s’inscrire le second tour du scrutin.
– LC : L’accession au pouvoir de M. Macron ne permettrait-elle pas, dans un sens, de rompre avec le système majoritaire hyperprésidentialiste « président + majorité présidentielle à l’Assemblée » qui gangrène la Ve République depuis 2002 ? Et, ainsi, de retrouver une certaine stabilité et de rendre à chaque organe son véritable rôle ?
La question est complexe. Emmanuel Macron a réussi là où beaucoup avant lui s’étaient cassé le nez : il a forcé le passage entre les deux grands partis de gouvernement qui se partageaient le pouvoir depuis quatre décennies. C’était le rêve de Jean Lecanuet en 1965 et, depuis quinze ans, de François Bayrou.
Pour cela, il a bénéficié d’une succession de coups de théâtre dont il a su tirer profit : l’élimination à droite d’Alain Juppé lui a ouvert les portes du centre droit. Le renoncement de François Hollande, puis l’échec de Manuel Valls lui ont ouvert les portes du centre gauche. Enfin, le ralliement de François Bayrou a consolidé la position centrale dans laquelle il a construit son mouvement.
Pour autant, par sa démarche totalement inédite aussi bien sur le plan politique que personnel, M. Macron s’est inscrit dans la tradition gaullienne de l’élection présidentielle : l’aventure d’un homme face au peuple et au-dessus des partis traditionnels. Quant à ce que vous appelez la logique « majoritaire hyperprésidentialiste », tout dépendra de ce qui se passera aux élections législatives. Ce sera le troisième tour de cette séquence électorale et il s’annonce tout aussi imprévisible que les précédents.
Emmanuel Macron n’a, à ce stade, aucune garantie de pouvoir constituer dans deux mois une majorité de gouvernement déterminée à le soutenir. Le scénario d’une cohabitation de combat entre le président de la République et un premier ministre qui lui serait hostile n’est pas du tout exclu.
– elise : Que penser du refus de Jean-Luc Mélenchon de se prononcer sur un report de voix ?
L’amertume de Jean-Luc Mélenchon dimanche soir était manifeste. A l’évidence, il croyait fermement pouvoir se qualifier pour le second tour. Mais son refus d’appeler clairement à faire barrage à la candidate du Front national, et donc à voter pour Emmanuel Macron, est tout à fait inédit.
Rappelons que, en dépit de ses réticences, M. Mélenchon avait appelé sans ambiguïté en mai 2002 à « bloquer Le Pen ». Et il ajoutait « ne pas faire son devoir républicain en raison de la nausée que nous donne le moyen d’action, c’est prendre un risque collectif sans commune mesure avec l’inconvénient individuel ». Passée la déception de son élimination dimanche, il faudra voir si le leader du mouvement La France insoumise maintient son « ni-ni » (ni Le Pen, ni Macron) ou s’il évolue.
Pour l’heure, selon une étude d’Ipsos pour Le Monde réalisée dans la soirée de dimanche, 62 % de ses électeurs se disent décidés à reporter leur voix sur le candidat d’En marche !, contre 9 % qui déclarent vouloir voter pour Mme Le Pen et 29 % qui refusent de choisir à ce stade.
– Pablo : Bravo « Le Monde » ! Votre poulain a gagné ! Votre entreprise de destruction de Fillon a bien marché.
Je sais que cette critique court les rues. La seule lecture du Monde depuis trois mois démontre qu’elle est parfaitement infondée. Avant le premier tour, la seule prise de position nette du journal sous la plume de son directeur a été de faire barrage dès le premier tour à la candidate du Front national.
Quant à la supposée « entreprise de destruction » de François Fillon, notre journal, comme beaucoup d’autres, a fait son travail d’enquête. Le candidat des Républicains, par sa conduite personnelle puis par son obstination à se maintenir contre vents et marées sans mesurer le terrible discrédit qui le touchait, est le premier responsable de sa situation et de son échec.
– Ben : La question est sans doute prématurée, mais avons-nous des sondages sur les intentions de vote pour les législatives ?
C’est effectivement prématuré. Les premiers sondages sérieux pour les législatives ne seront réalisés qu’après le second tour de la présidentielle. Selon que le vainqueur serait M. Macron ou Mme Le Pen, et selon le score qu’il ou elle réaliserait, la dynamique pour les législatives peut être radicalement différente.
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