Témoignage : "Bipolaire, je vis un enfer"

Par Véronique Houguet
témoignage femme bipolaire
Elisa croyait que passer de l'euphorie à la dépression était "normal". Jusqu'à cette crise délirante en pleine rue où sa maladie a été enfin diagnostiquée. Elle est bipolaire.

Dix-sept ans après, j'entends encore la sirène des pompiers qui me conduisent à l'hôpital, cet après-midi de février 2001. Debout dans la fontaine, de l'eau à mi-mollet et sans ressentir le froid de février, je lance mes billets en chantonnant jusqu'à l'arrivée des pompiers...

Ils ont été appelés parce qu'à l'heure du déjeuner, en pleine rue, je me suis sentie investie d'une mission : je suis une "envoyée" de la Vierge Marie et je dois "faire le bien", alors que je suis agnostique, pas loin d'être athée ! Je me rends sur une place et je distribue les pièces de mon porte-monnaie aux passants. Puis j'enjambe la fontaine pour donner les billets. J'ignore pourquoi. Peut-être parce que j'ai revu quelques jours plus tôt "La dolce vita", où Anita Ekberg et Marcello Mastroianni se rejoignent dans celle de Trevi, à Rome ? J'ai à peine quelques billets sur moi, alors je me dirige vers le distributeur et je retire mon plafond journalier, soit 900. Je me sens heureuse de donner ce que je possède.

La grosse crise délirante de ma vie de bipolaire

Une fois aux urgences, je n'ai pas conscience que je suis dans un service psychiatrique. Je m'imagine à Jérusalem dans des studios de cinéma pour tourner avec Martin Scorsese sur le mont des Oliviers. Pourtant, je ne travaille pas dans le cinéma, je suis économiste dans une banque et je ne suis jamais allée en Israël. Ce jour-là, à 36 ans, je suis en train de faire "la" grosse crise délirante de ma vie de bipolaire. Heureusement, la seule. Grâce à mon hospitalisation, je tombe enfin sur une psychiatre qui diagnostique ma bipolarité. Depuis, je prends des médicaments qui régulent mon humeur, ce que je ferai le reste de ma vie pour ne pas rechuter.

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Un trouble à deux faces

Il y a deux facettes dans les troubles bipolaires : des mois d'euphorie suivis de mois de dépression. Ma crise sur la place est le pic de l'une de mes phases d'euphorie, mais ce n'est pas mon quotidien. Avant le diagnostic, j'alterne des mois d'exaltation, qui s'étirent sur deux ans et demi à trois ans d'affilée, durant lesquels j'ai une pêche d'enfer et une confiance en moi qui me donnent toutes les audaces, mais je ne divague pas. Ensuite, je bascule dans une dépression carabinée pendant six à dix mois, où j'éprouve un profond dégoût de moi et une lassitude de vivre si intense que tout devient insurmontable. Je dors toute la journée, plus rien ne m'intéresse. Pourtant, rien de spécial n'est venu bouleverser ma vie qui puisse justifier ce revirement.

Je sais aujourd'hui que c'est le propre de la maladie. Certains médecins me prescrivent des antidépresseurs à doses de cheval, qui ont pour effet de me précipiter dans une énième phase "up", encore plus violente. J'apprendrai plus tard que ce sont d'autres médicaments, bien spécifiques, les thymorégulateurs, qui traitent les troubles bipolaires.

Des périodes plus constructives malgré ma bipolarité

Entre ces deux stades, je vis un temps de latence plus calme qui dure deux à trois mois, une sorte de mer d'huile émotionnelle, où je ne suis ni au fond du trou ni exaltée. Puis le cycle recommence, deux-trois ans d'hyperactivité et de bien-être. Oui, de bien-être. C'est ce qui rend diabolique cette pathologie, car avant d'en arriver à la fébrilité ou à une crise extrême, c'est le nirvana de vivre ces mois up ! Imaginez, pendant mes cycles de presque trois ans, mon existence ressemble à celle d'une patineuse qui évolue avec toujours plus d'allégresse. 

Cela m'a permis de me lancer dans les plus grands défis de ma vie professionnelle, j'ai osé postuler et j'ai décroché les postes qui me faisaient rêver. 

Je fonce et j'agis, je carbure au défi

Au quotidien, jamais mes responsabilités ne me paralysent. C'est même l'inverse : plus l'enjeu est costaud, plus je suis transportée. Je fonce et j'agis, je carbure au défi.

Je dors cinq heures et demie par nuit maximum et, à peine levée, je suis montée sur ressorts. Mes idées fusent. Je traite une kyrielle de dossiers sans jamais douter de mes compétences, ni même ressentir de fatigue. Je saute de réunions en prévisions statistiques sans jamais perdre le fil, toujours avec un train d'avance. Du coup, je suis appréciée par ma hiérarchie. On me voit comme une fille dynamique qui n'a peur de rien et qui, en plus, a de la repartie. Le grand drame, c'est qu'on ne reste pas ainsi éternellement, à jongler avec notre énergie hors norme. A un moment survient une montée en puissance émotionnelle, où tout s'accélère, trop vite, trop fort. C'est durant cette période d'accélération que je perds pied et que je commets mes extravagances.

Cela débute quelques mois avant l'épisode de la fontaine : professionnellement, je suis en burn-out, mais je n'y prête pas attention. Je ne dors plus que trois heures par nuit. Parfois, je m'allonge tout habillée, pour aller plus vite le lendemain matin. Avant de partir à la banque, je travaille trois heures chez moi.

Obsessionnellement, je vérifie les chiffres de chaque tableau créé la veille ou j'édite le même graphique en multiples exemplaires, avec une typographie et des couleurs différentes. Chaque matin, je passe l'aspirateur dans l'appartement pour que la moquette soit lissée dans le même sens. Dans le même temps, ma confiance en moi me rend mégalo. Je m'impose partout. Alors que je ne fais pas partie d'un projet, j'établis malgré tout des statistiques et un plan que je présente.

Mes supérieurs sont médusés. Pour moi, ils sont époustouflés par mon argumentaire. Jamais je ne vois que je suis hors cadre, ridicule et, surtout, malade. Sur le plan personnel, je ressens le besoin obsessionnel de plaire au plus grand nombre.

Ma bipolarité implique une sexualité compulsive et des achats excessifs

Sexuellement, je suis une autre, je drague de façon éhontée l'un de mes collègues, alors que je suis amoureuse de mon homme. Depuis, ma psychiatre m'a expliqué que c'est l'une des conséquences de la maladie, lors des crises, et que plus de la moitié des bipolaires ont des débordements sexuels compulsifs. Je cherche donc à séduire, comme s'il s'agissait d'assouvir un besoin animal. Plusieurs fois, je suis allée dans un bar pour rencontrer des hommes et aussi dans des clubs échangistes.

C'est douloureux de l'évoquer, car ce n'est pas moi, je suis une amoureuse romantique. Par ailleurs, je multiplie les achats compulsifs au point de m'endetter et d'être fichée à la Banque de France. Et ainsi de suite jusqu'à l'épisode de la fontaine... Savoir que j'ai commis toutes ces extravagances m'est insupportable. Je me sens mal.

Paradoxalement, mes phases de dépression sont presque plus "faciles" à endosser dans mes souvenirs. Pourtant, mes idées noires m'ont fait flirter avec la mort... C'est terrible d'avoir le sentiment d'être un cloporte inutile sur terre. On inflige la déchéance de soi à ses proches, mais ça reste dans l'intimité familiale, on ne s'affiche pas en société. C'est grâce à ma psychiatre que mon homme est toujours à mes côtés. Au moment où je suis hospitalisée, il est excédé par les dettes que j'accumule et il ne supporte plus mon "hystérie". Il est convaincu que je me moque de lui.

J'ai accepté ma bipolarité, depuis je me sens mieux dans ma peau

Il m'a fallu du temps pour accepter ma maladie. Que des acteurs comme Catherine Zeta-Jones et Ben Stiller révèlent en souffrir a été pour moi d'un grand secours.

Ma banque m'a licenciée, mais depuis cinq ans, je retravaille à mi-temps comme professeure d'économie dans un institut privé. A cause des médicaments, je n'ai plus la concentration nécessaire pour assumer les mêmes responsabilités professionnelles qu'avant et j'aurais peur de commettre des impairs dans mes prévisions économiques. Car en me libérant de mes "up and down" terrifiants, j'ai aussi perdu la belle assurance, factice en réalité, avec laquelle j'ai pris ma vie à bras-le-corps pendant des années.

J'ai voulu témoigner parce que j'aimerais que les lectrices n'aient pas peur d'aller consulter si elles se reconnaissent un peu dans ma description, qu'elles n'attendent pas de subir une grosse crise, qu'elles sachent que mes amis ne sont pas tous partis en courant, que mon homme ne m'a pas abandonnée. C'est le point positif de l'histoire : au moins je sais qu'il m'aime vraiment pour moi.

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De anonyme
Bonjour, pourrais je savoir pourquoi mon commentaire a t-il été supprimé? En vous remerciant
MarvinTB
De anonyme
Je suis dans le meme cas que toi je compatie c'est pas facile de vivre avec cette maladie surtout dans les périodes basse quand on a plus d'envie rien.